Par Chokri Aslouj(*)
La géopolitique de l’eau
Dans son livre intitulé : «Pétrole, une guerre d’un siècle; l’Ordre mondial anglo-américain», William Engdahl explique comment l’Or noir est devenu le nerf de la guerre et le fil d’Ariane, permettant d’expliquer les stratégies des grandes puissances et d’analyser les conflits, qui ont défrayé la chronique tout au long du XXe siècle. Alors que l’Or noir attisait les guerres du siècle écoulé à cause de son importance économique, tout laisserait présager que l’Or bleu serait au centre des guerres du XXIe siècle, à cause de son importance vitale et de sa raréfaction.
L’eau est la source de toute vie et la condition sine qua non de son maintien. En effet, sur notre planète terre, la genèse et le développement de la vie sous ses diverses formes ont pu bien avoir lieu sans oxygène et sans lumière (dans les profondeurs marines par exemple), mais jamais sans eau. Depuis la nuit des temps, l’Homme a toujours cherché à se sédentariser autour des points d’eau et pour cause, puisque l’être humain pourrait endurer en moyenne 1 mois sans manger, mais seulement 3 jours sans boire, avant de périr par déshydratation.
La consommation mondiale en eau augmente d’environ 1% par an à cause de la croissance démographique et économique, alors que les ressources n’arrivent plus à couvrir les besoins à cause du changement climatique, de l’utilisation abusive et de la pollution (voir la catastrophe de l’assèchement de la mer d’Aral en Asie centrale). On estime à 700 millions, le nombre des personnes qui n’ont pas d’accès à une eau propre et à 2 milliards, ceux qui n’ont pas d’assainissement. Il est indéniable qu’au-delà de sa dimension vitale et sanitaire, l’eau revêt une dimension économique avérée. En effet, les problèmes d’accès à l’eau engendrent inéluctablement des entraves au développement économique et social.
L’eau sera non seulement la cause qui déclenchera des guerres, mais aussi une arme de guerre, comme elle l’a toujours été. En effet, l’empoisonnement des points d’eau sur le chemin des armées a toujours été une arme redoutable, au même titre que la privation des fortifications et des cités assiégées de s’approvisionner en eau. En 596 av. J.-C. déjà, Nabuchodonosor détruisit une partie de l’aqueduc qui alimentait la cité de Tyr pour arriver à la mettre à genoux au terme d’un siège interminable. Aussi et en 1999, les Serbes ont eu recours à la contamination des points d’eau et des puits au Kosovo et à la Bosnie-Herzégovine. La disparité dans la consommation de l’eau, imposée à la communauté occupée par la communauté occupante en Palestine ainsi que le piratage des eaux du fleuve Jourdain, ont toujours été des pratiques ségrégationnistes bien ancrées dans les politiques de l’entité sioniste pour contraindre les Palestiniens à abandonner les terres de leurs ancêtres au profit des nouveaux venus. Enfin, il y a lieu d’évoquer le conflit hautement explosif qui oppose l’Ethiopie à l’Egypte et au Soudan au sujet du barrage Ennahdha, ses ramifications dans la guerre civile qui fait rage dans ce pays de la Corne de l’Afrique et ses conséquences pour l’avenir du peuple égyptien dans le berceau de la civilisation pharaonique, qui, comme nous avons tous appris, n’est rien d’autre que le don du Nil.
A ce propos, il y a, aussi, lieu de rappeler qu’on partage une partie de nos ressources en eau avec les pays voisins. C’est le cas du bassin de la Medjerda dont le 1/3 se trouve en Algérie et le bassin du Système Aquifère du Sahara septentrional qui est partagé avec l’Algérie et la Libye et qui renferme essentiellement des eaux souterraines profondes et peu renouvelables, dont 630 millions de m3 sont en Tunisie. Ces bassins transfrontaliers ne font actuellement l’objet d’aucun accord, qui entérine les droits de chacune des parties. Le Maghreb étant l’une des régions les plus sèches au monde (Fig. 1) et si la crise venait à s’aggraver, ces ressources hydriques partagées pourraient se révéler un jour, comme la pomme de discorde entre les pays voisins et frères.
La situation hydrique en Tunisie
La Tunisie est confrontée récurremment aux aléas climatiques et à l’irrégularité des précipitations. En effet, pendant la période 2012-2021, le pays a dû traverser 5 années de sécheresse sévère. Avec le changement climatique rampant, il faut s’attendre à l’intensification de cette tendance, en termes de fréquence et de sévérité. Selon l’ONU, 25 pays d’Afrique, dont la Tunisie, devront faire face à la pénurie d’eau à l’horizon de 2025 (Fig. 2).
Bien que la Tunisie reçoive 36 milliards de m3 d’eau par an, seulement 4.9 milliards de m3 sont considérés comme le potentiel national exploitable. Le reste est perdu, à hauteur de 55%, par évaporation ou par écoulement vers la mer ou bien retenu par le sol à hauteur de 32%.
Le potentiel national en eau est composé de ressources conventionnelles et d’autres non conventionnelles. Les eaux conventionnelles sont réparties en eaux de surface qui sont mobilisables en particulier par le biais de barrages et de lacs collinaires (2,7 milliards de m3) ainsi que les eaux souterraines contenues dans les nappes phréatiques peu profondes (767 millions de m3) et les nappes profondes (1.430 millions de m3) dont (630 millions de m3) sont peu renouvelables. On considère comme des ressources non conventionnelles, les 284 millions de m3 d’eaux usées traitées par l’Onas dans ses 122 stations d’épuration et dont seulement 21% ont été réutilisés en 2019 ou les eaux dessalées qui proviennent des nappes souterraines saumâtres (30,3 millions m3) ou de la mer (12,4 millions m3).
30 à 50% du volume de l’eau distribuée, n’arrivent pas à destination puisqu’ils sont perdus à cause de la vétusté des réseaux d’eau potable et d’irrigation. Au fil des années, la situation ne cesse de s’empirer vu le manque de maintenance des installations. En effet, les pertes linéaires au niveau du réseau de distribution de la Sonede sont passées de 5,1 m3/km/jour en 2005 à 6,2 m3/km/jour en 2010 et à 9,3 m3/km/jour en 2020. Les pertes enregistrées en distribution (fuites, vols, vandalisme, etc.), s’élèvent donc à 34,1% du volume distribué, soit 158 millions de m3 d’eau en 2020. Ceci résulte essentiellement des conséquences du vieillissement et du manque d’entretien des infrastructures, à cause de la situation financière précaire de la Sonede. En effet, la tarification en vigueur ne permet même pas de couvrir les charges d’exploitation, que dire d’opérer de lourds investissements dans le renouvellement de l’infrastructure. Cette situation implique également une détérioration de la qualité de l’eau (potable et usée traitée). Pour les eaux distribuées par la Sonede, le taux national de non-conformité bactériologique est passé de 7,95% en 2017 à 9,9% en 2019 (Fig. 3).
Ainsi que le taux de non-conformité des eaux usées traitées et évacuées par l’Onas est passé de 68% en 2017 à 72% en 2019. Cette situation est due à la surcharge (hydraulique et biologique) de plusieurs stations d’épuration et au vieillissement d’autres stations, mais aussi aux rejets non conformes dans la canalisation publique.
La mauvaise gouvernance et le manque de moyens ont causé non seulement la dégradation de la qualité de l’eau potable et traitée, des pertes dans un réseau qui s’apparente aujourd’hui plutôt à une passoire mais a conduit aussi à une diminution de la capacité de stockage des grands ouvrages par envasement (perte de 24 Mm3/an).
Tous ces facteurs ont conduit à ce que la Tunisie soit aujourd’hui en situation de stress hydrique aigu. En effet, notre niveau de stress hydrique, qui est le rapport du volume total d’eau douce prélevée sur le total des ressources renouvelables en eau douce dans notre pays, a été évalué à 96% en 2018.
La crise de l’eau, qui a poussé les autorités à préparer un plan de rationnement l’été dernier, a aussi touché de plein fouet le secteur agricole et elle risque de compromettre sévèrement notre sécurité alimentaire d’une manière permanente.
Que faire ?
Pour remédier à la pénurie en eau potable qui s’annonce foudroyante dans notre pays, on doit œuvrer à mobiliser d’importantes ressources hydriques supplémentaires. Pour ce faire, l’alternative principale dont nous disposons serait de s’orienter vers le dessalement de l’eau de mer en plus de la réduction des pertes et du gaspillage. Cette option coûte aujourd’hui environ 3 dinars le m3 (station de dessalement de Djerba) contre un coût de production moyen de la Sonede de 0.934 D/m3 en 2017. Pour rendre cette solution durable, il faudrait améliorer sa viabilité économique et ceci passe nécessairement par la réduction du coût du dessalement. Le développement à grande échelle industrielle de la production de l’hydrogène vert par électrolyse de l’eau de mer dessalée permettra d’augmenter le volume de l’eau de mer dessalée et par voie de conséquence de réaliser une économie d’échelle, ce qui entraînera une réduction significative du coût du dessalement. Ceci profitera aussi bien à la production de l’hydrogène vert qu’à la production de l’eau potable. Le recours exclusif aux énergies renouvelables (photovoltaïque et éolienne) pour produire l’électricité, utilisée pour le dessalement par osmose inverse et le pompage dans le réseau de distribution, aura aussi un effet positif sur la facture énergétique de la filière eau.
Puisque les stations de dessalement seront implantées là où l’eau est consommée, on aura donc une production décentralisée et on pourra réduire ainsi les transferts des eaux des barrages sur des longues distances comme pratiqué aujourd’hui, ce qui se traduira aussi par des économies sur la facture énergétique de la Sonede. La réduction des quantités d’eau transportées dans le réseau de distribution aura également pour effet de réduire les pertes et la contamination, ce qui entraînera aussi bien la réduction du prix que l’amélioration de la qualité de l’eau fournie aux consommateurs.
Le dessalement pourra se faire en flux tendus «just in time», c’est-à-dire selon le besoin, permettant ainsi d’éviter d’investir dans de grands ouvrages de stockage, tels des barrages puisque la mer serait dans ce cas notre grand réservoir. La seule contrainte, alors, serait juste de gérer l’intermittence des énergies renouvelables. Seul petit bémol, il faut trouver une solution pour valoriser la saumure qu’on obtient comme sous-produit du dessalement, dont le rejet incontrôlé vers la mer, pourrait ruiner la faune et la flore marine.
Le recours au photovoltaïque flottant, pour couvrir les lacs des barrages, pourrait aussi avoir plusieurs retombées positives. Les terres ne seront pas occupées par les installations photovoltaïques, les panneaux permettront de réduire l’évaporation des eaux de surface, le rendement des panneaux sera amélioré grâce à l’effet de refroidissement de l’eau et on pourra éviter le problème de la poussière qui réduit l’énergie produite en couvrant les panneaux.
L’oxygène généré comme sous-produit de l’électrolyse en plus de l’hydrogène vert pourrait être exploité pour améliorer le rendement des stations d’épuration et la qualité des eaux usées traitées, permettant ainsi de les valoriser dans de nouveaux secteurs, qui leur étaient jusqu’ici prohibés à cause des risques sanitaires. De plus, les stations d’épuration pourraient être exploitées comme des sources de CO2 vert, qui avec l’hydrogène vert, permettra de synthétiser le méthanol et les fuels synthétiques.
Le réchauffement climatique pourrait engendrer une augmentation de la température moyenne, pouvant atteindre +2,3°C, ce qui entraînera inéluctablement une augmentation de la consommation des ressources hydriques, une baisse des précipitations de 14% et une diminution des apports en eau dans les différents bassins jusqu’à 36% à l’horizon de 2050. Le développement de l’hydrogène vert contribuera donc à mitiger les conséquences du réchauffement climatique, qui sera la cause principale de l’épuisement de nos ressources hydriques et de l’aggravation du stress hydrique aigu, dont souffre la Tunisie aujourd’hui.
La politique actuelle, adoptée pour le dessalement de l’eau de mer ne peut être qualifiée que de non appropriée pour ne pas dire à côté de la plaque. En effet, les cinq stations de dessalement d’eau de mer (Djerba en exploitation depuis 2018, Kerkennah, Sfax, Zarrat et Sousse en cours de construction) ne fourniront à l’horizon de 2025 qu’environ 85 Mm3 par an, ce qui n’arrivera même pas à couvrir les pertes du réseau de distribution (150 Mm3 par an) en plus de l’envasement des barrages (24 Mm3 par an) et l’augmentation de l’évaporation à cause du réchauffement climatique. Tout compte fait on aura en 2025 moins d’eau à notre disposition, alors que nos besoins vont augmenter.
L’amendement du code de l’eau dans sa version la plus récente, qui fut soumis à l’Assemblée générale de l’ARP en date du 15 juillet 2021, était destiné à définir une nouvelle politique, capable de remédier aux problèmes actuels et anticiper les challenges qui vont venir. Bien qu’on ait démontré dans cet article le lien fort entre l’eau et l’hydrogène vert, cette loi a passé sous silence le «nexus» eau-hydrogène. Le fait que ce code n’a pas encore été voté nous donnerait peut-être une chance supplémentaire pour remédier à cette omission…
C.A.
(Ing. et ancien président du Conseil des sciences de l’ingénieur
Le Think-tank de l’Ordre des ingénieurs tunisiens)
PS. : L’article se base en bonne partie sur les données élaborées par notre collègue Dr Raoudha Gafrej, la cheffe de la filière ressources hydriques au sein du Conseil des Sciences de l’Ingénieur, en collaboration avec un groupe d’experts, dans une note de concept stratégique sur le secteur de l’eau.