Par Amel Bouslama
Les dessins de Mohamed Ben Soltane qui sont actuellement exposés regorgent d’une poésie et d’une liberté plastiquement exprimées avec subtilité, fraîcheur et ingéniosité. Des critères tels que spontanéité, concision et art de la suggestion conduisent la main de cet artiste et gouvernent son approche artistique.
En avançant à pas feutrés dans le silence méditatif de la librairie galerie Fahrenheit 451, nichée près des ruines phéniciennes et romaines de Carthage, la ligne noire, qui parcourt la blancheur immaculée du fond des dessins de Mohamed Ben Soltane, happe le visiteur. Après avoir effectué durant sa trajectoire quelques courbes et quelques lignes à angles aigus, le trait, en maître assuré de l’espace plastique, traverse de haut en bas la blancheur virginale du support papier.
Comme on le voit dans la série des dessins intitulés «Croisement» (40 x 30 cm, 2022, marqueur permanent sur papier), la traversée majestueuse du trait noir et épais de Mohamed Ben Soltane connaît durant son cheminement des chevauchements, des intersections et des retours. Juste au moment où la ligne croise une autre, l’œuvre est engendrée. Ainsi, cette action et ce phénomène de croisement constituent l’instant crucial qui définit la destinée finale de l’œuvre dessinée. Alors une silhouette humaine et une autre apparaissent. À travers l’intersection des traits, l’une tient l’autre ou l’embrasse ou se tenant face à face et de profil. Une forme rouge, comme les deux lèvres d’une bouche charnue, simule un cœur humain. Parfois, cette forme se métamorphose sous notre regard en papillon ou bien en fleur.
Ce rouge, — comme le mentionnait Camille Corot (1796 -1875) quand il s’exprimait sur la tache de vermillon présente dans ses peintures —, est ce qui anime le tableau. Le rouge sang de Ben Soltane devient signe pour traduire l’amour ou la révolte qui lie les êtres. La constance du dessin du cœur qui trône, nous rappelle qu’on est fait de chair et de sang, qu’on a un cœur qui bat et qu’on est vivant. En d’autres termes, la constante rouge, signe et symbole particulier de Ben Soltane, ajoute un supplément de vie à sa composition.
On pourrait dire que le dessin ou la peinture est à l’image de notre corps humain et de nos vies, une entité autonome qui fonctionne, vibre au rythme qui lui est propre. Renfermant cette parcelle de rouge intense, elle possède des composantes qui s’articulent entre elles, émettant une énergie qui attire le regardeur.
La valeur intrinsèque de l’art Ben soltanien ne se situe pas seulement dans la qualité de son tracé, mais dans la dose infinitésimale aussi bien de rouge, que d’humour, d’amour, de critique sociale, que le plasticien sait habilement glisser dans la peau et la bouche de ses personnages fictifs.
Subversif, spontané, poétique et érotique même, le tracé rebelle qui sort du droit chemin de la pure figuration de Mohamed Ben Soltane défriche le champ vierge des sensations, des émotions, des idées. C’est à travers des formes à moitié reconnaissables de mains, de seins, d’yeux fermés ou ouverts, d’orteils,… qu’une poésie plastique se mette à la recherche de je ne sais quoi d’inédit et de pur.
Le trait, même fermé sur lui-même, ne constitue pas forcément une forme, parce qu’il n’y a pas de différence entre le vide et le plein. Contrairement à ce qui est d’usage, le vide peut être du plein, et le plein peut ne rien suggérer ni contenir. Fermer et ouvrir l’espace n’obéissent pas aux règles classiques. Tout se remplit et tout se vide sans cesse au milieu d’un équilibre instable. Comme dans la vie, rien n’est définitif, parce que tout bouge. Le mouvement incessant du vivant est la clé des dessins de Mohamed Ben Soltane, où les éléments pivotent et tournoient sans répit. La seule règle manifeste est sans conteste le mouvement.
Les formes s’attirent, se projettent les unes vers les autres, s’interpénètrent et se lient par un trait comme si elles étaient aimantées ! Ludique dans ses trajectoires linéaires et dans ses cœurs battants, l’art de Mohamed Ben Soltane baigne dans les liens qui unissent les uns aux autres par un simple fil ténu comme celui du somnambule qui marche sur une corde raide et dont l’équilibre se fait dans l’instabilité.
Cependant, à notre avis, l’art de Mohamed Ben Soltane est amour, échange, mélange, partage et connexion, pour ainsi dire, il est la vie qui vibre et qui bat. Un art palpitant qui brise les moules et s’affranchit des frontières. Et malgré ses clins d’œil critiques, il reste cet art joyeux, détendu et rieur comme devrait être la vie en temps de paix. Heureux est celui, qui comme le plasticien Mohamed Ben Soltane, lie, rit et construit en redessinant le monde avec un simple fil.
L’humain, l’animal, leur synthèse et toute une panoplie de liens qui trament les relations entre ces êtres, façonnent un langage plastique spécifique, rappelant par certains côtés les dessins de Matisse, de Picasso et plus près de nous, celui des artistes tunisiens Abdelaziz Gorgi et Abderrazak Sahli. Par devoir de mémoire, le désir et la nécessité de participer à édifier notre histoire de l’art tunisienne et plus généralement maghrébine et à la transmettre aux générations futures animent la vision du plasticien Mohamed Ben Soltane, dans ce sens, il est ce maillon qui ne devrait pas manquer à la chaîne.
A.B.