Accueil Culture La romancière tunisienne Emna Rmili à La Presse : «On ne peut être libre dans l’écriture quand on ne l’est pas à l’intérieur de soi-même…»

La romancière tunisienne Emna Rmili à La Presse : «On ne peut être libre dans l’écriture quand on ne l’est pas à l’intérieur de soi-même…»

Emna Rmili est écrivaine, non pas parce qu’elle a beaucoup publié, mais parce qu’elle a un style, un rapport spécifique et créateur à la langue arabe dans laquelle elle écrit et une aptitude à ravir jusqu’au bout le lecteur et à l’émouvoir. Elle a mérité plusieurs prix littéraires, dont celui du «Comar» en 2003, 2014 et 2016, celui du «Crédif» en 2014 et 2021, et celui de «La Littérature d’enfants», en 2016… Elle figure déjà, comme communicante, au programme de la 24e session du Congrès de «L’Association des créatrices arabes» qui se tiendra les 12, 13 et 14 mai prochain à Sousse et où elle interviendra sur «Ethalouth el mouharem (La trinité interdite) dans la création de la femme arabe» qui constituera le thème central autour duquel s’articulera cette importante rencontre soutenue par le ministère des Affaires culturelles.

Emna Rmili est Maître de conférences à l’Université de Sousse où elle enseigne la langue arabe et conduit avec constance sa carrière de chercheuse en littérature et civilisation. Mais elle est aussi romancière et nouvelliste qui a déjà fait du chemin et s’impose aujourd’hui sur la scène littéraire tunisienne comme écrivaine ayant le vent en poupe. Elle a publié, outre ses travaux de recherche, des recueils de nouvelles, des romans et des contes pour enfants en langue arabe. Parmi ses titres qui ne sont jamais passés inaperçus, nous citons «Journal d’un élève… triste» (1998), «Le reste…» (2013), «Toujaane» (2016) et «Le rivage des âmes» sorti, en 2020, à Sfax, aux éditions «Mohamed-Ali Hami», et qui a fait sensation. Dans cette rubrique littéraire, nous avons, pour notre part, rendu compte de son bouleversant roman «Braise…et cendre» édité, en 2019, par «Dar El Janoub» dans la collection très convoitée créée par feu Taoufik Baccar «Ouyoun El Mouâssara (cf- «La Presse de Tunisie», 21 novembre 2020) ainsi que de son recueil de nouvelles de très bonne facture «Le rocher des glaces» (cf- «La Presse de Tunisie», 11 décembre 2021). Très douée en cette gymnastique scripturale qu’est l’écriture littéraire, Emna Rmili est écrivaine, non pas parce qu’elle a beaucoup publié, mais parce qu’elle a un style, un rapport spécifique et créateur à la langue arabe dans laquelle elle écrit et une aptitude à ravir jusqu’au bout le lecteur et à l’émouvoir. Elle a mérité plusieurs prix littéraires dont celui du «Comar» en 2003, 2014 et 2016, celui du «Crédif» en 2014 et 2021, et celui de «La Littérature d’enfants», en 2016. Toujours enthousiaste pour la création littéraire, pour la cause de la femme et pour la recherche académique, elle contribue régulièrement à des présentations de livres, à des débats et à des colloques. Elle figure déjà, comme communicante, au programme de la 24e session du Congrès de «L’Association des créatrices arabes» qui se tiendra les 12, 13 et 14 mai prochain à Sousse et où elle interviendra sur «Ethalouth el mouharem (La trinité interdite) dans la création de la femme arabe» qui constituera le thème central autour duquel s’articulera cette importante rencontre soutenue par le ministère des Affaires culturelles. Interview.

Vous avez écrit et publié des livres de genres divers. Ce sont des genres qui demandent des outils techniques différents et une façon différente de développer les thèmes qui y sont évoqués. Est-il toujours aisé pour vous de passer de l’écriture de la nouvelle à celle du roman ou à celle encore du conte pour enfants ?

Le problème «écriture-genre» pèse sur les choix de l’écrivain ou de l’écrivaine parce qu’on se pose souvent la question : qui vient en premier lieu lors de l’acte écrire, les conditions présupposées du genre ou l’imprévu de l’écriture ? C’est un jeu difficile qui nous met entre deux forces contrastantes mais nécessaires pour le pacte écriture-lecture. J’ai écrit dans différents genres, publié des recueils de nouvelles, des romans, des essais, des poèmes… C’est la nouvelle qui m’a portée vers l’univers des mots avant de me lancer dans le roman. Mon premier recueil «Yawmiet tilmidh… hazine» (Journal d’un élève… triste, 1998) fut un grand succès. Pourtant, c’était une écriture spontanée qui ne se préoccupait pas des problèmes du genre littéraire ! Au long des œuvres, la question «genre» s’impose de plus en plus. Chaque œuvre demande ses outils techniques appropriés, chaque nouvelle, chaque roman ou autre devient un vrai défi, quand on ne veut pas tomber dans la réitération du même ou dans le «déjà vu». Maintenant, j’ai gagné davantage d’aisance dans le roman, mais je suis moins à l’aise dans la nouvelle et moins à l’aise encore dans le conte pour enfants.

Tous vos livres sont écrits en arabe. Que représente cette écriture en arabe pour vous qui n’écrivez ni en français comme d’autres Tunisiennes, ni en dialecte tunisien ?

J’écris en arabe, ma langue d’école et de spécialité. Tous mes livres de fiction ou de recherche académique sont écrits en arabe, ma première langue. La langue arabe, pour moi, n’est pas seulement un outil pour m’exprimer ou rédiger mes recherches universitaires, mais elle est aussi un symbole d’identité et d’existence. Ecrire en arabe, c’est être moi-même! J’aime écrire aussi en dialecte tunisien, je laisse mes personnages souvent faire des interventions en dialecte tunisien dans lequel j’ai même écrit un recueil de poèmes qui a paru en 2018.

Pensez-vous qu’écrire en arabe permet à votre production littéraire d’avoir une réception plus large ? Pourriez-vous être sûre qu’en écrivant en arabe, vous avez plus de chance de toucher plus de lecteurs au-delà des frontières de la Tunisie ?

Pourrait-on dire que la culture est une force de domination ? La réponse est oui ! Pourrait-on dire que les différentes langues humaines se repoussent dans l’éternel rapport de dominant-dominé ? La réponse est aussi oui ! Il est vrai que beaucoup d’écrivains et d’écrivaines préfèrent écrire dans les  langues dites «vivantes» et qui sont dominantes dans les échanges internationaux ; ils cherchent ainsi à aller au-delà des frontières de leurs pays. Mais on sait aussi qu’écrire dans sa langue maternelle permet de mieux maîtriser les enjeux du texte littéraire qu’on produit et avoir plus de chance pour bénéficier d’une meilleure réception chez soi. J’écris en arabe, il y a là toute mon aisance, mais je rêve aussi, bien sûr, de toucher des lecteurs au-delà de la Tunisie ; mais là, c’est l’affaire des traducteurs tunisiens!

Vous arrive-t-il de vous sentir un peu étrangère à vous-même ou un peu « bizarre » en écrivant dans une langue, l’arabe littéraire, qui n’est pas votre langue orale de tous les jours et qui est le dialecte tunisien dont la morphosyntaxe ainsi que le lexique ne ressemblent pas toujours à l’arabe littéraire ?

Me sentir «un peu étrangère» ou «un peu bizarre», comme vous dites, en écrivant en arabe, non ! jamais ! L’arabe est la langue qui a porté et exprimé tout ce qui me concerne et me touche de très près : mes premières idées d’enfance à l’école, les premiers rêves nés de mes lectures d’enfant puis de mes lectures d’adulte. C’est la langue que j’ai enseignée d’abord à mes élèves et que j’enseigne maintenant à mes étudiants. Je recèle en moi-même beaucoup de ses secrets et vérités. La langue arabe littéraire n’est pas ma langue orale de tous les jours, c’est vrai, je ne l’utilise pas spontanément ou avec tout locuteur, mais le dialecte tunisien dont j’use couramment dans mon quotidien, en dehors de l’écriture et de mes cours, ne se tient pas vraiment loin de la langue arabe, bien que sa morphosyntaxe et son lexique ne soient pas toujours identiques à celle de la langue arabe soutenue.

Il y a des écrivaines tunisiennes qui affectionnent beaucoup la langue française et s’en servent exclusivement dans leurs créations littéraires. Quelle attitude avez-vous par rapport à ce fait, vous qui êtes décidée à n’écrire qu’en arabe ?

L’école tunisienne est bilingue. Elle fournit un enseignement en deux langues, l’arabe et le français. C’est pour cela qu’elle donne la possibilité aux élèves de bien maîtriser, en même temps que la langue arabe, la langue française et d’en faire quelquefois leur langue d’écriture. Cette école a pu donner des écrivaines tunisiennes qui affectionnent la langue française et s’en servent exclusivement dans leurs créations littéraires. Leurs œuvres font partie du répertoire littéraire tunisien qui est multilingue. Parmi mes lointaines lectures en langue française, je me rappelle le texte sublime de l’écrivaine tunisienne, la grande Jalila Hafsia : «Cendres à l’aube», paru en 1975. C’était un roman autobiographique. Son autrice Jalila Hafsia est francophone qui affectionne beaucoup la langue française ayant permis à ses œuvres d’aller au-delà des frontières.

Serait-il vrai que quand il s’agit pour l’écrivaine tunisienne de parler des tabous sexuels, de la passion amoureuse, des choses du corps, du Sacré ou de certaines traditions patriarcales, elle préfère écrire en français où elle s’exprime avec plus de liberté et sans s’autocensurer ?

D’après moi, l’autocensure est plutôt un état psychique avant d’être un phénomène verbal. Une écrivaine qui s’autocensure, elle le fera quelle que soit la langue dans laquelle elle décide d’écrire, parce qu’il y a dans cette conduite, la censure par soi-même de ses propres idées et mots, sa façon de voir le monde. Elle se met dans l’obligation de sélectionner ce qu’elle peut dire et montrer au lecteur et ce qu’elle doit étrangler en elle-même ou camoufler. On ne peut être libre dans l’écriture quand on ne l’est pas à l’intérieur de soi-même, dans son esprit. Ces dernières décennies, les écrivaines tunisiennes se sont bien affranchies de multiples tabous sexuels, des choses du corps et du sacré. A ce propos, je peux citer deux grands noms qui ont écrit deux grands textes où elles se sont libérées de ces interdits : Messaouda Boubakr dans «Torckkana»(Le mou) et Amel Mokhtar dans «Al Korsi al Hazzaz» (La chaise à bascule ).

Votre dernier roman «Chatt el Arwah» (Le rivage des âmes) traite de l’émigration clandestine à travers la mer. Comment êtes-vous venue à ce thème qui relève d’une brûlante actualité ?

Produire une œuvre de fiction est toujours une façon de gérer le réel dans l’écriture. Je peux dire que mon dernier roman «Chatt el Arwah» porte beaucoup de cette relation fructueuse entre «texte» et «contexte». Il traite de cette brûlante actualité qu’est l’émigration clandestine à travers la Méditerranée, de ces âmes perdues entre deux rivages haineux, obnubilées par le cauchemar de la pauvreté et du chômage chez soi, le rêve de la fortune et de la liberté sur les rives de l’Europe. Ces âmes perdues, avalées par le Grand Bleu, sont les personnages de «Chat el Arwah». Derrière le thème de ce roman se tient un déclic qui a tout déclenché, qui a créé l’effervescence du roman : une histoire révélée sur «facebook», celle d’un citoyen tunisien qui s’occupe volontairement d’un cimetière situé sur les rives du Sud tunisien (Jarjiss) oŭ il enterre les cadavres des émigrés clandestins rejetés par la mer. 

Dans l’un de vos premiers romans «Jamr… wa maâ» (Braise.. et eau), vous avez organisé votre intrigue autour d’une famille d’immigrés tunisiens en France ? Pourquoi tout cet intérêt à l’émigration/ immigration ? Auriez-vous une histoire personnelle avec l’émigration ou avec des émigrés ?

«Jamr.. wa maâ» est mon premier roman chéri ! Il a même décroché un Comar d’or pour «le premier roman». Il traitait de l’immigration des familles tunisiennes en France. Beaucoup de membres de ma famille sont des émigrés. Ils reviennent chez eux un petit bout de temps et s’absentent toute l’année, des oncles, des tantes, des cousines et des cousins que j’aimais tant, mais qui me laissaient rapidement et s’en allaient sans explication; certains parmi eux reviennent en cercueil et ça m’intriguait. L’histoire de «Jamr wa maâ» est encore plus dure. Il s’agit d’un meurtre criminel et raciste commis en France en 1992 et dont les victimes étaient deux membres de notre famille, «Habiba» et «Mohamed», les deux principaux personnages de mon roman.

Vos œuvres ont été primées plusieurs fois (Prix Comar et autres). Certaines étudiantes conduisent des mémoires de recherche sur certains de vos livres. Pensez-vous que, du côté du grand public et de la lecture, votre production littéraire est bien lue, malgré tout ce qu’on dit de la baisse spectaculaire de la lecture chez la nouvelle génération, en Tunisie ?

Je dois dire d’abord que la «bonne réception» de mes écritures me comble ! Car on écrit pour être lu, sinon ça serait sans intérêt ! Certains étudiants et étudiantes conduisent des mémoires de recherche sur mes livres, oui, cela me donne une petite satisfaction, mais aussi beaucoup de crainte. On parle là d’une lecture bien ciblée et approfondie ; c’est un décodage minutieux et rigoureux du texte. Suis-je une écrivaine bien lue ? Je ne peux le dire par cette époque où les nouvelles générations ne font pas de la lecture une priorité !

Pour tout écrivain vrai, il n’y a pas d’écriture sans souffrance. A quel niveau de l’écriture de vos textes, souffrez-vous le plus : quand vous ne parvenez pas à trouver les mots justes, quand vous n’arrivez pas à instaurer un style qui vous satisfasse ou lors du façonnage de vos personnages qui peuvent être tristes ou douloureux ?

L’écriture est avant tout un choix personnel. Rien ne peut nous forcer à écrire si on ne le veut pas. On écrit parce qu’on aime écrire, on s’y retrouve. Pourtant, cela ne se passe pas avec tant d’aisance et on parle même de cette souffrance nécessaire qui nous accompagne au moment d’écrire. J’aime écrire certainement, j’aime l’évasion spontanée avec les mots ou dans les mots, mais cela ne se fait pas sans difficulté ; partant des difficultés minimes comme un petit mot qui ne tient pas dans sa place jusqu’à les difficultés majeures concernant l’instauration d’un style ou le façonnage d’un personnage. Ce sont des difficultés dont découle quelquefois de la souffrance!

Certains critiques littéraires et universitaires tunisiens aiment classer la production littéraire des femmes tunisiennes sous l’étiquette de «Littérature féminine». En votre qualité de femme et d’écrivaine, mais aussi de lectrice de livres produits par des Tunisiennes de tous les âges et de toutes les générations, pensez-vous qu’il serait pertinent et utile de parler de «Littérature féminine» en Tunisie, par opposition à une autre littérature qui serait, elle, «masculine», ou en complémentarité avec elle ? Pourriez-vous argumenter votre point de vue ?

On pourrait dire que le fait de parler et de reparler sans relâche de «littérature féminine» correspond, à mon avis, avant tout, à un problème de «conception». On n’est pas toujours d’accord sur la façon de concevoir et de considérer la littérature écrite par la femme. D’ailleurs, beaucoup de critiques littéraires confondent entre «littérature féminine» et «littérature féministe». En tant qu’écrivaine, mais aussi lectrice des écritures féminines, je vois que le problème doit passer du «biologique» : féminin/masculin au «social» : femme/homme. Là, je me trouve parfaitement d’accord avec le philosophe du «genre», Luce Irigaray, qui dit : «Le désir naît d’une différence plus que d’une similarité». L’écriture féminine doit se baser sur ce désir !

L’avenir de la littérature tunisienne écrite par des femmes sera, d’après vous, en arabe ou en français ?

C’est une question pertinente. La littérature tunisienne écrite par des femmes sera, d’après moi, multilingue. Il y aura des écritures en arabe, en français, mais aussi en anglais et même en dialecte tunisien!

La cause des femmes tunisiennes occupe une place importante dans vos textes comme dans les textes de beaucoup d’autres écrivaines tunisiennes. Comment ce thème très usité, voire épuisé, ne relèverait-il pas chez vous de la facilité ?

J’ai souvent dit dans mes interviews que je ne suis pas féministe! Peut-être que la cause des femmes occuperait-elle une place importante dans mes textes, mais je peux affirmer que je ne fais pas de cette cause une référence nécessaire de mon écriture. En écrivant, je m’adonne seulement et pleinement au phénomène de l’écriture, au jeu des mots que je mène ou qui me mène. Certes, je reste avec l’écriture liées ensemble au contexte où je vis, où je vibre. Dans ce contexte, il y a la cause des femmes qui est toujours présente dans mon esprit, dans ma vie quotidienne et dans mes petits combats contre la ségrégation, l’injustice et l’inégalité. C’est pour cela peut-être que mon écriture paraît «féministe».   

Comment façonnez-vous les personnages de vos romans ? Selon un plan préconçu avant de vous mettre à écrire ou progressivement et au hasard des événements que vous racontez?

Il y a mille et une façons de créer un personnage, si on peut le dire, puisque cela est dû à un pouvoir sans limites : la fiction. Façonner des personnages tout en écrivant est une longue balade dans un monde de rêveries, d’images, de parcours à travers les mots et les phrases; une balade fatigante, dure et accablante, on y crée des personnages, des âmes même, trop près de nous parfois, trop loin par d’autres. Le personnage est l’actant actif dans un roman, c’est à lui que revient le mérite narratif généralement, puisque c’est le personnage qui vivra dans la mémoire du lecteur et sera la seule référence au roman lu. Je compte beaucoup alors sur mes personnages, je les façonne avec beaucoup de patience (chaque roman m’a pris plus de quatre ans!). Je ne les retiens jamais dans des plans préconçus, je ne les guide pas dans des chemins tracés d’avance. Je les laisse croître, progresser, avancer vers leur fin. C’est eux qui me guident parfois sur des terrains surprenants !

Bonne continuation !

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