C’est l’un des «Kasperczak-boys», cette bande de joueurs surdoués de l’équipe de Tunisie, finaliste de la CAN 1996 en Afrique du Sud qui allait d’ailleurs chasser deux années plus tard une longue nuit de deux décennies sans la moindre participation au Mondial. Ferid Chouchane, ex-défenseur axial de l’Etoile Sportive du Sahel qui passa en 2000 au Club Africain, un peu à la surprise générale, nous confie vivre pour le football. «Il n’y a rien de plus beau que cet univers», assure-t-il.
Ferid Chouchane, tout d’abord, comment êtes-vous venu au football ?
J’ai vu le jour au quartier Bouhcina, derrière le stade de Sousse. Nos journées étaient bercées par le football. Mon frère Wahid avait déjà signé avant moi à l’ESS. On lui a dit que ses qualités répondaient plutôt à celles d’un basketteur, ce qui l’a amené à tenter sa chance dans ce sport qu’il avait pratiqué jusqu’à la catégorie seniors. Mon modèle était l’enfant de mon quartier, Samir Bakaou. Il m’a beaucoup inspiré. Et puis, il y a l’influence des grands joueurs que l’on voit à la télé : Alain Giresse, le Brésil de l’époque… C’est le plus naturellement du monde que je suis allé signer à l’Etoile. Avec un tas de garçons de mon quartier.
Quels furent vos entraîneurs ?
Chez les jeunes, Slim Toumi, Bouraoui Sarhane, Sahbi Mougou, Faouzi Ben Nasr. Avec les seniors, le Brésilien Asparuh Nikodimov qui m’a lancé dans le grand bain des seniors, Faouzi Benzarti, Ahmed Ajlani contre lequel j’ai joué au Maroc alors que j’étais entraîneur, le Brésilien José Dos Santos durant quatre bonnes années et le Français Jean Fernandez. Au Club Africain, René Exbrayat, Anton Piechniczek, et Faouzi Benzarti que j’ai déjà eu comme coach à l’ESS.
Et en équipe nationale ?
En fait, j’ai fait toutes les sélections des jeunes dont les entraîneurs étaient Abdelmajid Gobantini avec les minimes, puis Slim Zlitni et Baccar Ben Miled. Avant d’atterrir chez les Olympiques avec Ahmed Mghirbi. Celui-ci a cru en moi, je lui dois beaucoup. En sélection «A», j’ai connu Henri Kasperczak qui m’a donné ma chance, Henri Michel et l’Allemand Eckhard Krautzen.
Le meilleur d’entre eux tous ?
J’ai appris quelque chose de chacun d’eux. Toutefois, Nikodimov a représenté un tournant dans ma carrière, alors que Kasperczak m’a fait découvrir le grisant plus haut niveau alors que j’étais encore très jeune.
A quel poste avez-vous évolué ?
J’ai été formé à l’axe défensif que ce soit comme stopper ou libero. Mais c’est surtout en tant que libero que j’ai excellé grâce à mes qualités d’anticipation, de placement et de relance. A vrai dire, je ne suis pas très fort dans les duels.
En 2000, vous chassez un tabou et défrayez la chronique en allant signer pour le Club Africain après avoir porté la casaque de l’Etoile du Sahel. N’était-ce pas là un choc ?
En fait, l’ESS n’a pas voulu me laisser partir. Au fond, personne n’a vraiment digéré la chose parce que la mentalité voulait qu’on reste à vie l’enfant d’un seul club. Je crois qu’après Nabil Maâloul, parti de l’EST au CA, j’ai ouvert de nouvelles perspectives. Un tabou a été chassé.
Que gardez-vous de cette expérience ?
Le souvenir d’une superbe fusion émotionnelle avec le public clubiste. Quoique je n’aie pas été dans ma meilleure forme, le public m’a vite adopté. Au Parc «A», j’ai passé trois saisons toutes magnifiques.
Quels sont vos meilleurs matches ?
Ma première finale de coupe perdue face à l’EST, et le match de janvier 1997 avec l’équipe nationale contre l’Egypte…
En dehors de ce sentiment d’appartenance et de cette identification à un seul club, qu’est-ce que qui a changé depuis cette époque-là dans le football ?
Nous n’étions pas de véritables pros, mais la formation était bien meilleure. Résultat: le spectacle était garanti parce qu’il y avait plein d’artistes. Le football d’aujourd’hui ne propose rien d’autre que d’ennuyeuses batailles tactiques et d’interminables séances de pousse-ballon. Même si j’ai été défenseur, j’aime plutôt un foot spectaculaire, offensif et où on donne aux défenseurs la liberté d’attaquer. Un football total qui plaisait tant à mon père qui était un grand fan de l’Ajax Amsterdam. Lors de mon passage au Maroc, à la tête du club d’Aïet Melloul, j’ai tenté de traduire dans les faits ces idées ambitieuses. Je crois qu’à l’arrivée, nous avons réussi à pratiquer un jeu offensif et plaisant.
Quel est votre meilleur souvenir ?
La coupe d’Afrique des nations «Afrique du Sud 1996» perdue devant le pays organisateur (2-0). Cela a été un moment magique, la renaissance du football national. Il y eut également la Coupe de Tunisie 1995-96 remportée devant la Jeunesse Sportive Kairouanaise en finale (2-1), car ce trophée arrivait après douze ans de disette. Le championnat de Tunisie 1997 aussi puisque l’Etoile n’avait plus été déclarée champion depuis 1987.
Et le plus mauvais ?
Je parlerais plutôt de grosses déceptions. Par exemple, ma première finale de Coupe de Tunisie perdue en 1990-1991 face à l’Espérance de Tunis (2-1). Ou encore la phase finale de Coupe du monde 1998 qui n’a pas été une grande réussite. Mais on apprend toujours de ses échecs. Bien sûr, mentalement, on doit être très fort quand on est dans la posture de quelqu’un appelé à passer chaque jour un examen. Oui, c’était une sorte de bac qui n’en finissait pas. A la longue, cela use et entame vos ressources mentales.
Comment a fait Kasperczak pour relever le défi ?
Il s’est montré habile et pragmatique en puisant dans le réservoir de la sélection olympique. Il a été intelligent puisque, par petites touches, il a vite trouvé une équipe performante, hargneuse et volontaire. Ayadi Hamrouni et Skander Souayah étant blessés, Kasperczak ne pouvait pas attendre. D’ailleurs, un entraîneur n’a pas le temps. Il a lancé dans le grand bain un tas de jeunes : Kais Ghodhbène, Ryadh Bouazizi, Sofiène El Feki, Imed Ben Younès, Mehdi Ben Slimène et moi-même. Tout en reconduisant certains cadres qui restaient sur la grosse déception de la CAN 1994 à Tunis avec une élimination dès le premier tour : Chokri El Ouaer, Mounir Boukadida, Zoubeir Beya, Adel Sellimi… Kasperczak s’est appuyé sur une ossature de l’Etoile du Sahel qui passait en ce temps-là par une belle période. En tout cas, cela répondait à ses besoins, car notre entraîneur à l’ESS, le Brésilien José Dutra dos Santos, nous faisait justement pratiquer le 3-5-2. La sélection, qui paraissait complètement ramollie, a retrouvé des ailes. J’étais couvreur avec Boukadida comme deuxième stopper, Bouazizi et Ghodhbène pivots, Sahbani ou Hanini ou Thabet à droite, Berrekhissa à gauche, Baya et Souayah régisseurs, Sellimi et Ben Slimène en attaque.
Rien ne laissait toutefois présager semblable réussite en Afrique du Sud d’’autant plus que l’entame de la CAN 1996 fut loin d’être réussie ?
Avant même d’aller à l’autre bout du continent, en Afrique du Sud, nous avons perdu nos tests contre le Maroc à Rabat (3-1) et l’Egypte à Al Ismailia (2-1). Evidemment, ce n’était pas le meilleur moyen pour gonfler notre moral. Le scepticisme l’emportait, confirmé du reste par notre entame de la CAN à Port-Elizabeth: nous faisons match nul contre le Mozambique (1-1), et perdons logiquement face au Ghana d’Abedi Pelé (2-1). Mais le déclic allait se produire le 25 janvier 1996 face à la Côte d’Ivoire, truffée de ses vedettes expatriées. Ceux-ci nous ont pris un peu de haut, alors que, de notre côté, nous étions drôlement motivés. Nous n’avions plus rien à perdre, aucune pression particulière ne nous écrasait.
Résultat: une victoire (3-0), suivi d’une qualification aux penalties contre le Gabon. Puis en demi-finale, le récital devant la Zambie (4-1). Malheureusement, vous alliez coincer en finale
Oui, nous avons eu à faire au pays organisateur qui bénéficie naturellement d’un petit coup de pouce. Comme ce fut le cas de la Tunisie en 2004. Dans cette finale, on nous a certes provoqués, mais cela fait partie du jeu. Franchement, sur le terrain, il n’ y eut rien de scandaleux. L’Afrique du Sud, qui sortait de la longue nuit de l’apartheid, a mérité son sacre. Elle a été meilleure que nous, c’est tout !
Dans la foulée, vous participez à la Coupe du monde en France. Si votre défaite contre l’Angleterre (2-0) n’avait rien d’infamant, en revanche, face à la Colombie, vous ratez énormément d’occasions et vous vous faites crucifier en fin de rencontre…
Oui, c’était un de ces combats de joueurs amateurs contre des joueurs professionnels. Dans le haut niveau, on n’a pas le droit de gâcher autant d’occasions. Eux, sur une demi-occasion, ils sont capables de marquer. Certes, nous aurions pu faire mieux. Mais c’est déjà cela: après une absence de vingt ans, la Tunisie renouait avec le plus grand événement planétaire.
Pour en arriver là et renouer avec le Mondial, il vous a fallu éliminer un os dur, l’Egypte, que vous avez rencontrée le 12 janvier 1997 à El Menzah dans un match épique. Personne n’a encore oublié ce morceau de bravoure…
Cette victoire était dédiée à Hedi Berrekhissa, notre copain décédé une semaine plus tôt, le 4 janvier sur la pelouse du stade Zouiten dans un match amical EST-Olympique Lyonnais. Il vivait encore avec nous. Tout au long du stage d’Ain Draham, un immense chagrin nous habitait. Il nous fallait gagner ce match pour honorer, à notre façon, sa mémoire, et en même temps prendre option sur la qualification au Mondial. Nous en avons tiré une motivation supplémentaire. Une force surhumaine nous guidait. On n’a jamais autant couru, autant taclé dans des conditions dantesques puisque toute la journée, il a plu des cordes. Nous avons gagné avec les tripes (1-0, but de Zoubeir Baya dès la 10’).
Que représente pour vous l’ESS ?
C’est toute ma vie, le souvenir de mon quartier. J’ai passé mon enfance au stade Lamine. Ce dont j’ai toujours rêvé, je l’ai réalisé grâce à l’Etoile. J’ai vécu au club davantage qu’avec ma famille.
A propos, votre famille vous a-t-elle encouragé à pratiquer le foot ?
Au début, pas vraiment. Puis, mon père Mouldi, qui travaillait dans un hôtel de Sousse, m’a soutenu. Lui même est étoiliste. Il m’emmenait parfois au stade suivre les rencontres de notre club. J’ai fait le ramasseur de balles dans des matches où évoluaient Lotfi Hsoumi, Nejib Garna, Abderrazak Chebbi, Kamel Azzabi… J’allais par la suite jouer aux côtés de certains d’entre eux : quel bonheur !
Est-il si difficile que cela d’allier sport et études ?
Oui, c’est quasiment impossible. Longtemps, j’ai tenu le coup avant de lâcher. Je n’ai pas réussi mon bac lettres. J’ai tout de suite intégré une banque. J’y ai travaillé durant treize ans avant de mettre sur pied une usine de confection de lingerie qui a embauché jusqu’à 70 personnes. Depuis la révolution, j’ai tout abandonné.
Qu’avez-vous fait depuis ?
J’ai fait le consultant TV dans plusieurs chaînes radio et télé tunisiennes et étrangères. En parallèle, j’ai fait tous mes diplômes d’entraîneur. Depuis 2015, je suis détenteur d’une licence CAF «A». J’ai été adjoint de Dos Santos, mon ancien entraîneur, au Wydad Casa, puis assistant de Khaled Ben Sassi à l’ESS. Durant le règne de Hafedh Hmaied à l’ESS, j’ai fait le directeur sportif. Puis, j’ai pris au Maroc un club de D2, Aïet Melloul, avec lequel nous avons failli accéder parmi l’élite, mais c’est Mouloudia Oujda qui l’a fait lors de la dernière journée. En 2016, Ridha El Ouez, un champion de karaté, et moi-même avons mis sur pied l’Académie Sports et Loisirs installée à La Goulette. Nous comptons des techniciens spécialisés dans les sports suivants: escrime, karaté, natation, gymnastique et basket-ball.
Pourtant, les académies sont fortement décriées par beaucoup de sportifs qui y voient un simple moyen d’enrichissement ?
Le problème, c’est qu’on confie certaines académies privées à des gens non qualifiés. Il est par conséquent tout à fait logique qu’elles ne sortent pas de grands joueurs. Les parents courent derrière un mirage en pensant investir dans leur progéniture. Ils entendent parler de footballeurs qui gagnent 100 mille dinars par mois, et imaginent leurs enfants capables un jour de faire pareil.
Pourquoi n’avez-vous pas percé dans le métier d’entraîneur ?
A l’ESS, les enfants du club ne réussissent pas. Le dernier à l’avoir fait est Mohsen Habacha, mais cela date de bien longtemps. L’Etoile ne donne pas une chance à ses enfants, contrairement au CA ou à l’EST. D’ailleurs, je suis étonné par le fait que parmi la génération de joueurs des années 1990, seul Sami Trabelsi a pu percer dans ce métier. J’ai dû aller au Maroc pour avoir enfin une chance. Les dirigeants ont peur du public. Ils jugent un entraîneur avant même que celui-ci débute son exercice. La priorité quand on choisit un entraîneur doit rester aux anciens joueurs qui connaissent parfaitement ce qu’est la pression.
Que vous a donné le football ?
L’estime et la sympathie des gens. Autrement, ce n’était pas encore l’ère du professionnalisme et des gros salaires. Ma meilleure prime, je l’ai gagnée après la CAN 1996 en Afrique du Sud. Chacun de nous a empoché 45 mille dinars.
A votre avis, quels sont les meilleurs footballeurs tunisiens ?
Parmi ceux contre lesquels ou avec lesquels j’ai joué, je citerais Tarek, Bayari, Hsoumi, Baya, Souayah et Hamrouni. Il y a aussi Hamadi Agrebi, un artiste inégalable contre lequel je n’ai jamais joué.
Quel est le joueur le plus proche de vous ?
Zoubeir Baya. En équipe nationale, on partageait la même chambre.
Parlez-nous de votre petite famille…
J’ai épousé en 2005 Hajer Bezzarga. Nous avons deux enfants: Zineddine et Mohamed Youssef.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Je rencontre les amis au café. A la télé, je regarde tous les sports, notamment le foot et le basket. J’ai un faible pour le BB. Je crois même que j’aurais pu être basketteur. Mon club préféré est le Barça.
Et en Tunisie, quel est votre club préféré, après l’ESS, bien sûr ?
Le CA avec lequel j’ai joué, et le CSS qui pratique le football le plus spectaculaire.
Si vous n’étiez pas dans le football, que seriez-vous aujourd’hui ?
J’aurais été officier à l’armée. Je suis ce qu’on appelle un décideur, un meneur d’hommes. A seulement vingt ans, j’étais déjà capitaine à l’ESS. C’est dans mes gènes, dans mon ADN.
Enfin, vous considérez-vous un homme comblé ?
Dieu merci, j’ai vécu treize ans au plus haut niveau. J’ai obtenu ce que tout joueur espère, des titres en tous genres. J’ai vécu une coupe du monde et les Jeux olympiques : que demander de plus !