Commémoration de l’évacuation des forces coloniales Françaises de Bizerte: Une page glorieuse, une leçon de bravoure

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L’affaire de Bizerte a permis à la Tunisie de graver en lettres d’or son action en faveur de la libération des peuples colonisés en général, et arabes en particulier. C’est aussi une occasion de contribuer à la commémoration de la mémoire de ces milliers de jeunes Tunisiens tombés au champ d’honneur. Pour notre souveraineté, notre dignité retrouvée.


Le 6 juillet 1961, Bourguiba charge son directeur de cabinet, Abdallah Farhat, de remettre à de Gaulle une lettre personnelle. Rédigé par Bechir Ben Yahmed, ce message pose le problème de l’évacuation en termes vigoureux et adjure le président français de sauver les chances de coopération en admettant le principe de négociation sur l’évacuation de Bizerte et des territoires du Sud.

Pendant plus de dix jours, le gouvernement tunisien a espéré une réponse favorable, ou du moins une ouverture diplomatique qui permette de désamorcer la crise sans coup férir. Mais de Gaulle refuse purement et simplement de répondre au message de Bourguiba. Cherche-t-il à faire perdre la face au président tunisien ou à le pousser à la confrontation ? Quoi qu’il en soit, la pression populaire s’est développée à Bizerte.

En marge des grandes manifestations de rue, organisées à Bizerte, à Menzel Bourguiba et à Médenine, des tranchées sont creusées à proximité des installations françaises et des barrages de grosses pierres et de sacs de sable sont dressés par les jeunesses destouriennes.

Le 12 juillet, l’Amiral Amman, commandant de la base, rend compte à son gouvernement de l’évolution de la situation en ces termes : « Etant donné la surexcitation dans laquelle se trouvent les jeunesses destouriennes qui affluent à Bizerte, des opérations très sérieuses, comportant l’emploi des armes, me paraissent inévitables à bref délai, dans le cas où aucune négociation n’aurait lieu ».

Engagement de l’armée

La tension s’aggrave davantage avec l’entrée en lice de l’armée tunisienne qui a été mise sur le pied de guerre à partir du 13 juillet, et dont quatre bataillons, formés pour la plupart de vétérans des guerres indochinoises, ont pris positions autour de la base.

L’engagement de l’armée dans un mouvement de masse d’une telle ampleur relève-t-il de la simple intimidation ou d’une option militaire sérieusement envisagée ? A cette question, Bahi Ladgham a répondu que le rôle assigné aux militaires engagés dans cette action a consisté à encadrer les volontaires et les jeunesses destouriennes, à servir de force d’appoint en cas de marches populaires sur les installations françaises de Bizerte et à neutraliser, le cas échéant, les pistes d’atterrissage de l’aéroport de Sidi Ahmed.

Mais si le mécanisme de l’épreuve de force se met lentement en place, la situation diplomatique reste bloquée. Ulcéré par le silence français, Bourguiba publie, contrairement aux usages diplomatiques, le message secret adressé à de Gaulle.

Le 17 juillet, c’est-à-dire le jour même où on annonce la reprise des négociations franco-algériennes, s’adressant à l’Assemblée nationale, Bourguiba annonce que s’il n’a pas une réponse positive française, dès mercredi 19 juillet, 0 heure, le blocus total de Bizerte sera effectif et les volontaires partiront dans le sud, en direction de la Borne 233.

La réponse de de Gaulle

L’action de masse qui s’est voulu, au départ, pacifiste et graduelle, s’est subitement muée en un moyen de pression violent. Pour les observateurs de l’époque, il s’agit là « d’une reconversion du “bourguibisme“, méthode de compromis et de décolonisation progressive, muée soudain en technique de liquidation radicale des séquelles du colonialisme ».

Les délais fixés par Bourguiba précipitent les choses. Mardi 18 juillet à midi, la réponse de de Gaulle arrive par la voie diplomatique classique. Elle rejette la demande présentée, sous prétexte « qu’une solution ne saurait être recherchée dans une atmosphère de passion, ni sous la menace de manifestations populaires ».

La réponse française ne laisse aucune ouverture à un Bourguiba trop engagé. L’encerclement de la base devient effectif, à partir de mercredi 19 juillet, 0 heure. En même temps, des volontaires entreprennent la marche à travers le désert, sous le commandement d’Ahmed Tlili, vers la Borne 233. Au même moment, un task groupe composé de trois vaisseaux de guerre et du porte-avions « l’Arromanche » reçoit l’ordre de se placer sous le commandement de l’amiral Amman et de croiser au large de Bizerte.

L’ordre de tirer

A 13 heures 30’, Radio Tunis annonce que « l’armée tunisienne a reçu l’ordre de tirer sur tout avion violant l’espace aérien tunisien ». La violation de cette interdiction par un hélicoptère français constitue le coup d’envoi de la guerre. A 15 heures 23, les premiers coups de feu sont tirés par la Garde nationale tunisienne. Pour les Tunisiens, il ne s’agit encore que de simples coups de semonce, les installations de la base n’ayant pas été visées.

Leur plan de guerre ne prévoit d’ailleurs pas une confrontation généralisée. Tout au plus s’attend-on à des accrochages limites entre des garnisons terrées à l’intérieur de leurs enceintes et des volontaires solidement encadrés par les militaires. La tactique adoptée a par conséquent consisté à combiner le harcèlement populaire avec une pression militaire plus ou moins graduée selon l’évolution de la situation. Mais l’ampleur de la réaction française va désorganiser complètement l’exécution du plan tunisien.

A 18 heures 10’, une première vague de 14 avions nord Atlas (2500) en provenance de Blida largue sur les terrains de Sidi Ahmed les premières compagnies de parachutistes du 2e PRIMA.

Les armes automatiques tunisiennes entrent en action, les premières victimes tombent à Sidi Ahmed du côté français. L’aviation française intervient aussitôt, en attaquant aux roquettes et à la mitrailleuse les barrages gardés par les volontaires civils ainsi que les positions de tirs de l’Armée tunisienne et la Garde nationale.

Combat sur le territoire tunisien

A 19 heures 29’, l’ordre arrive de Paris prescrivant à l’amiral Amman de faire sortir ses troupes des enceintes et de livrer le combat sur le territoire sous souveraineté tunisienne. Une opération combinant les forces de terre, de l’air et de mer est rapidement mise en place. Tous les moyens de la guerre éclair sont mis dans la balance : les avions, les blindés, l’artillerie lourde, les vaisseaux de guerre et les commandos de choc venus d’Algérie et placés pour la circonstance sous le commandement du colonel Lalande, un héros de la guerre du Vietnam.

En face, les attaques menées par les Tunisiens revêtent un aspect quelque peu surréaliste. Certes, de vifs engagements se déroulent entre militaires mercredi 19 et jeudi 20, aux abords immédiats de la base. Mais, par-delà l’offensive militaire qui ne peut, compte tenu de la disproportion des forces, remporter la décision, les responsables tunisiens ont misé sur la pression populaire pour forcer les fortifications françaises. En effet, au moment où les avions mitraillent les concentrations de troupe, ordre est donné à des foules nombreuses composées d’adolescents, de femmes, d’enfants et de cadres du parti de marcher sur les installations françaises de Bizerte et de Menzel Bourguiba.

La désastreuse tactique des boucliers humains

Mais la tactique des boucliers humains échoue lamentablement. La riposte française ne fera pas de distinction entre civils et militaires. La guerre populaire tourne court et l’armée tunisienne est contrainte de reconvertir sur le terrain ses plans de bataille. Le gros des effectifs se replie sur la ville et se prépare à résister rue par rue. Le vendredi 21, commence la bataille de Bizerte. Elle durera deux jours et deux nuits pendant lesquels de jeunes officiers tunisiens (Boujelabia, Taj et Mokaddem…), coupés souvent de leur hiérarchie, résistent, pied à pied, à la tête de soldats sommairement armés à l’offensive de troupes d’élite appuyées par des chars et précédées d’avions de chasse. La guerre est inégale mais la résistance est acharnée. La ville tombe à 70 %. Le dimanche 23, à 0 heure, un cessez-le-feu intervient.

Les pertes des Tunisiens sont particulièrement lourdes. Officiellement, il y a eu 670 morts et 1.155 blessés tunisiens, 30 morts et 100 blessés du côté français. En fait, il y aurait, selon différentes sources, entre 1.300 et 2.000 morts dans les rangs des Tunisiens.

L’écrasante majorité des victimes appartient à la masse des volontaires civils et des manifestants. Sur le terrain, les troupes françaises ont non seulement dégagé les installations de la base, mais elles ont étendu leur zone d’occupation des territoires sur lesquels la souveraineté tunisienne est incontestée.

A ce désastre humain s’ajoutent toutes les conséquences politiques d’une guerre mal préparée : les relations diplomatiques avec la France sont rompues, les fonctionnaires et agents français détachés dans l’administration tunisienne sont mis en congé, des mesures conservatoires sont prises contre les positions économiques françaises en Tunisie.

Le 15 octobre 1963, les Français avaient en effet fini par quitter Bizerte. Après l’un des épisodes les plus sanglants de la décolonisation.

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