Le sujet est passionnant, la biographe qui s’y est collée passionnée, le motif ici, c’est la vie de Youssef ben Youssef, un pilier du cinéma, de ces travailleurs de l’ombre qui donne de la lumière à un film, profession : directeur photo.
Le personnage mérite d’être mis en relief, il s’agit de Youssef Ben Youssef, chef opérateur qui a fait de sa profession une mystique religieuse et de son existence une œuvre originale ; une grande partie de l’ouvrage traite sa riche et éclatante vie professionnelle entre télévision et cinéma, l’autre évoque un voyage initiatique qui l’a mené de Paris à Tunis en passant par des villages bucoliques et des monts abrupts que seuls un corps jeune et des mollets résistants pouvaient surmonter.
L’ouvrage sobre, luxueux, (il mérite bien ça notre sujet) est intitulé simplement de son nom, avec une photo en noir et blanc (choix singulier, pour un homme haut en couleurs qui transforme la lumière en art !) Un visage souriant, saisi en contre-plongée, l’image occupe toute la couverture, il regarde l’horizon passant de la lumière à la pénombre, dentition alignée et sourire sincère qui exprime le vivant rayonnant qu’il fût.
Lilia a fait de cette biographie une machine à remonter le temps, elle retrouve Youssef, tel qu’elle l’a connu, plutôt tel qu’il est, lui qui l’accompagne encore dans sa mémoire, celle à qui il a adressé de belles lettres, une écriture penchée, un style concis, direct, sans enflures, exemple : un très court billet manuscrit à l’enseigne du Sémiramis Hôtel, commence par «Je t’aime Lili » et se termine par « Et je t’aime ». Ou quand les silences en disent plus long que les confessions. Pour expliquer cette concision, on lira le témoignage qui clôt un texte, rédigé par la destinataire « Il était dans une économie de tout, sauf d’émotions » voilà une expression sentie de la reconnaissance et de l’estime.
Contre les idées reçues
L’ouvrage s’ouvre par une double page, l’une blanche qui annonce « le cinéma n’est pas un art », l’autre noire répond « l’art est de bien faire son métier » signé Youssef Ben Youssef.
Une pensée brillante et surprenante (sûrement marginale) qui a dû ou devrait titiller le microcosme du cinéma tunisien enclin à l’auto satisfaction et remettre en branle des idées reçues dans la tête de quelques prétentieux qui se prennent aujourd’hui pour de géniaux créateurs. Le sujet que provoque cette citation est long et complexe pour l’analyse, Lili en est consciente, elle y revient sans insistance par la suite. Kamel Ben Ouenes, critique de cinéma, qui a rédigé pour la circonstance un texte pointu et intéressant sur les films de Nouri Bouzid, note « Chez Youssef Ben Youssef, l’image, saisie comme un savoir-faire technique et esthétique est essentiellement au service d’une vision inavouée… » un savoir-faire ou la photo considéré comme un rouage d’une puissante machine. Youssef aurait approuvé, il dit, «qu’il n’est pas artiste, qu’il ne fait son métier qu’avec abnégation en y mettant un peu de son âme. » On voit par-là que l’homme est modeste, doué pour l’humilité, valeur qui se fait de plus en plus rare.
De son côté, Iqbal Zalila, critique de cinéma, analyse avec des détails d’entomologiste les éclairages crées par Youssef dans le film « Les silences du palais » de Moufida Tlatli, il écrit « Ces silences « ne seraient pas si éloquents sans la lumière de Youssef Ben Youssef, à la fois « juste » et source de subversion de l’ordre ( immuable) des choses décrites dans le film » et de renforcer sa réflexion par des fragments édifiants sur la lumière, en cuisine par exemple la lumière est « dure et fortement contrastée, elle sera basse, en retrait, discrète à dessein ou « baroquisante…La lumière de par « sa justesse » et sa sobriété fait sourdre «la vérité » des femme etc, etc. On voit par-là l’admiration que porte le critique au discret directeur photo et à son précieux travail, sans lequel le film n’aurait pas été ce qu’il fut : lumineux et éclatant de qualités.
L’œuvre de plus de 220 pages regorge de témoignages d’anecdotes, on imagine la somme de travail, de recherches que Lilia a fourni, les rencontres, les personnages qui ont fait l’histoire du cinéma ; les photos nous replongent dans une époque riche où l’amitié se partageait et se confondait avec l’art,
Notons que le livre n’est pas un tête-à tête entre l’arroseur de lumières et son témoin arrosée, l’auteure ouvre les pages et donne la voix à des réalisateurs, des comédiens, des assistants, des amis etc où l’on lit des extraits, des louanges, des anecdotes qui devraient passionner les uns et piquer la curiosité des autres.
Plusieurs photos de l’époque restituent « l’arroseur de lumière » dans l’éclat de sa jeunesse seul ou en compagnie de personnages célèbres ( et, il y en eut des célébrités) qu’il a côtoyés et avec qui il a travaillé ; il y a des disparus de la scène, des absents de la vie et des vivants ; exemple : une double page couleur tendre, montre comme un déjeuner sur l’herbe de Renoir par une journée de printemps, une jeunesse insouciante, on citera ici les absents qui nous manquent, Raja Ben Ammar, souriante toute en tendresse, Zeineb Farhat, bras croisés Hedi Guella, rêveur, Youssef, en pull blanc, clope au bec, Ahmed Snoussi , tête baissée, Rached Menaï.
Il serait long de citer tous les protagonistes, ils sont trop nombreux. Le livre remet à la surface, en couleurs et en noir et blanc une époque où la créativité, les ambiances de travail, les scènes, les rires, les poses, les amitiés, l’insouciance…Ce fut une époque.
Faut-il le préciser ? Cet ouvrage-album, ravira en premier lieu les cinéastes, les monteurs, les directeurs photo, les scripts, bref, tous les techniciens et étudiants de cinéma et de télévision, mais devrait également convaincre les cinéphiles et les amateurs.
Le coureur de fonds
Avouons tout de même, qu’à longueur de pages, la biographe-complice déploie des efforts considérables pour nous livrer une mine d’informations, de documents qui dégagent une tendresse et une complicité perceptible ; des louanges exaltées, des admirations, le livre n’en manque pas, tenez, parmi d’autres, le cinéaste syrien Mohamed Malas l’appelait El Mâlem ou Malak El Nour( le roi de la lumière », sa compatriote, la cinéaste Hala al-Abdalla, lui emboîte le pas « Lorsque Youssef eut rejoint la nuit de Damas, il l’illumina », vous convenez que ce n’est plus des témoignages mais de l’adoration . Et ce n’est que de courts exemples qui élèvent l’homme, le cinéaste au rang d’une « idole ».
En 2ème partie, on appréciera le carnet de route de Youssef (illustré par Lotfi Ben Sassi, dessinateur de presse) en forme de lettres à Lili qui nous renseigne sur le cycliste aventurier. On l’attendait, Youssef ne fait pas partie des coureurs du Tour de France, lui, il grimpe les monts, le nez au ciel, s’arrête dans une auberge ou un bar, discute avec la tenancière du temps qu’il fait et de la vie comme elle va. Délicieux !
D’autres réflexions et pépites riches nous attendent et de nombreux témoignages de première main sont fidèlement rapportés. Lilia s’est jetée corps et âme dans cette aventure, sa mission accomplie, elle en est sortie plus légère. Youssef, l’absent présent, le discret qui a fui au long de sa vie les feux de la rampe aurait il apprécié ces éloges posthumes émus ? On aimerait le croire tant cet ouvrage écrit à la plume de l’amour nous a convaincus.