À propos de son nouveau livre «Sur la photographie, gouvernants et gouvernés», Hedi Khelil à La Presse : «C’est un livre qui retrace toute une vie»

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Après un long périple qui l’a mené de Tunis à Bagdad avant de débarquer dans la capitale saoudienne Riyad, l’universitaire et critique cinématographique Hedi Khelil vient de publier un livre sur l’art photographique. Intitulée «Sur la photographie, gouvernants et gouvernés», cette recherche artistique et littéraire de 609 pages crible des tranches de vies, glane des fragments de mémoire et rassemble des nœuds de vie. L’image et son pouvoir, la relation entre cinéma et photographie, la dialectique de la construction photographique, Hedi Khelil en tisse le fil conducteur dans cet entretien.

Votre nouveau livre est intitulé « Sur la photographie, gouvernants et gouvernés ». Le titre semble être énigmatique pour un livre qui relève du domaine artistique. Qu’en diriez-vous ?

C’est un livre qui retrace toute une vie, ma vie à moi dans mes rapports avec l’image : l’image cinématographique, l’image photographique, l’image télévisée. En fait, c’est un livre intitulé «sur la photographie» mais en réalité il couvre plusieurs autres types d’images. Les images qu’on voit sur les écrans du téléphone portable et celles qu’on voit dans des films vidéo. Évidemment, la part du lion a été consacrée à l’image photographique, mais aussi j’étais interpelé par d’autres types d’images qui entraient en connexion avec les sujets que j’ai abordés autour de cette problématique d’une actualité brûlante, à savoir les relations entre oppresseurs et opprimés , colonisateurs et colonisés, gouvernants et gouvernés, etc. C’est une perspective très vaste. J’ai vu ces rapports de force entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés non seulement à travers le champ politique mais également à travers le champ privé. Lorsque je parle par exemple de mes parents, je dis que c’est ma mère qui détenait les rênes du pouvoir et que mon père, qui était de faible personnalité, était entièrement soumis. C’est la maman qui gérait les affaires de la famille.

Vous avez dédié ce livre à Jean Fontaine, quel aurait été le mobile de votre choix ? 

J’ai dédié ce livre au livre écrit par Jean Fontaine en 1998 «La blessure de l’âne» que je considère comme l’un des plus beaux livres que j’ai lus. Moi, j’ai parlé de deux pays dans ce livre : l’Iraq et l’Arabie saoudite. Il fallait donc parler de la Tunisie qui est devenue une patrie presque étrangère. Et c’est le livre de Jean Fontaine pour lequel j’ai beaucoup d’admiration qui m’a permis de parler de la Tunisie autrement. Jean Fontaine s’intéresse à l’âne. Il en recueille des histoires à travers son métier de lecteur père-blanc spécialiste de l’arabe. Dans les lettres latino-tunisiennes, Apulée de Carthage, il évoquait déjà les métamorphoses de l’âne d’or.   

Quelle trajectoire auriez-vous suivi en glanant vos images ?

La trajectoire du photogramme. C’est clair et net. Si je suis passionné par le photogramme c’est que je suis passionné par ce moment d’un film extrait du tissu filmique, isolé complètement du film et envisagé comme un moment photographique. Et là l’apport de Gilles Deleuze, même si je ne suis pas très deleuzien concernant son approche de l’image, réside dans ce qu’il a écrit sur Proust. De la photographie au photogramme, voilà donc la jonction que j’ai établie entre ma pratique permanente de la critique cinématographique et cette pratique nouvelle qui est la critique de l’image photographique. C’est pourquoi dans le livre il y a toute une partie consacrée au photogramme et à tous les films anciens et modernes que je garde en mémoire. C’est ainsi que j’ai pu trouver un terrain d’entente entre la critique cinématographique et la critique photographique. Si bien que la critique photographique, contrairement à ce qu’on croit, n’est pas la critique cinématographique. La critique photographique, beaucoup plus que la critique cinématographique, requiert des outils, une perception et plus d’attention.     

Photo de Lina Ben Mhenni et son père Sadok Ben Mhenni

       

Le pouvoir de l’image va crescendo aujourd’hui. Comment interprétez-vous cet état de fait ?    

Le pouvoir de l’image s’est diversifié devenant très compliqué. En fait, il est devenu tentaculaire. Il y a des images partout mais cette hégémonie de l’image ne doit pas occulter un fait : les images qu’on consomme sont des images de masse, mais elles sont loin de marquer l’imaginaire. 

Par rapport aux années 60-70 et même aux années 90 il est rare maintenant de trouver des images icônes qui marquent un peu l’humanité. Des images qui durent au-delà du temps et auxquelles on se réfère à travers différentes époques de l’histoire. Il y a une généralisation de l’image qui renvoie au citoyen cinéaste qui devient lui-même producteur d’images à travers ce support très dangereux qu’est le téléphone portable. La plupart des images et des scènes qu’on a vues concernant la chute de certains chefs d’Etat arabes comme la capture et l’assassinat de Kadhafi et la pendaison de Saddam Hussein ont été prises par des smartphones.           

Je dirais que les supports se sont diversifiés sans pour autant parvenir à préserver ce qu’il y a de plus important: ces images qui marquent, ces images auxquelles on se réfère. On ne peut pas abonder dans ce sens sans évoquer l’image célèbre de Hocine Zaourar, le photographe algérien, qui, lors de la guerre civile en Algérie en 1990, a filmé une femme affligée par la mort de ses enfants devant l’hôpital d’Alger. Elle a alors appris la mort de ses enfants dans un massacre qui s’est produit dans le village de Talha aux environs d’Alger. C’est une image qui eu beaucoup de succès et qui a été relayée par la plupart des médias occidentaux. Elle a été considérée comme un chef d’œuvre parce qu’il y avait dans la douleur ressentie par la femme algérienne des correspondances avec la douleur ressentie par la Vierge Marie lors de la mort de son fils Jésus. Il y a eu une correspondance assez troublante entre cette Algérienne éplorée, affligée par la mort de ses enfants, et cette femme chrétienne qui provient d’une autre rive. L’accointances entre les deux images était d’une grande délicatesse. Cela pour dire que l’image qui dure est celle qui touche, qui émeut. Une image qui établit un rapport non délibéré entre l’actualité et un héritage très lointain.                      

La relation entre films et photographie a fait l’objet de plusieurs essais. Est-elle encore de mise aujourd’hui, dans ce contexte très mouvant d’ailleurs?    

Plusieurs cinéastes ont d’abord été des photographes. En Occident, les photographes sont traités comme des artistes et des créateurs à part entière. D’ailleurs, le photographe britannique Giles Duley, qui photographiait le drame des Afghans sous le règne des Talibans, a su capter comme il se doit la tragédie afghane. Il y a eu plusieurs photoreportages sur la guerre Afghanistan mais le seul qui a su marquer les esprits c’était Duley. Il a réussi à capter non sans objectivité impressionnante de nombreuses images sur la dégradation subie par les corps et les visages des victimes des Talibans. Dans ses photographies il y a un aspect qui annule un peu le mélodrame. Ce ne sont pas des photos qui cherchent à émouvoir les gens, mais des photos qui apportent un témoignage d’une objectivité placide sur le drame des êtres humains notamment les femmes et les enfants en Afghanistan. Giles Duley faisait des films également. Chez la plupart des créateurs occidentaux, il n’y a pas cette dissociation entre cinéma et photographie. Ce sont des activités artistiques qui s’interpénètrent et qui s’enrichissent les unes des autres et nous trouvons cette mixture d’art photographique. Car l’art photographique c’est la condensation d’un seul moment qui ne peut pas être dupliqué, qui ne peut pas être évité. Rolland Barthes a écrit un livre référence sur la photographie en 1980. Il considérait l’art photographique comme l’art des arts. C’est la photographie qui détient la clé de la condition humaine, pense-t-il.   

L’art et la critique photographiques en Tunisie, qu’en est-il  aujourd’hui ?

Quand on se sert des outils ordinaires qu’on utilise pour critiquer une image publicitaire, cinématographique ou télévisée sans qu’on essaie de comprendre la spécificité de la critique photographique, la réponse semble connue.

La photo c’est tout un dispositif. La cadre de l’image cinématographique n’est pas celui de l’image photographique. Moi-même à mes débuts, j’appliquais ce que j’ai appris sur la critique cinématographique et il a fallu réviser mon approche. En Tunisie, nous avons de très bons photographes, mais nous n’avons pas de très bons critiques. Il faut lire et faire l’effort pour ne pas confondre les domaines artistiques.    

L’art numérique menacerait-t-il l’art photographique ?

Je ne crois pas. Quelles que soient les inventions technologiques et l’orientation de supports, l’art va rester. Dans un film, la question la plus importante c’est où placer la caméra. C’est une question esthétique et non pas technique. Même chose pour la photographie : où placer la machine, à partir de quel moment va-t-on photographier tel personnage, tel paysage, telle chose, à partir de quel plan : un plan lointain, par derrière, frontal ? C’est là une question esthétique.

Les vrais artistes, ceux qui ont un vrai projet, sauront se placer à la hauteur des jugements de l’histoire.

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