Lotfi Achour, réalisateur de «Les enfants rouges», à La Presse : «Ce qui m’intéresse, c’est la question de l’enfance confrontée à la violence»

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Auteur, metteur en scène et producteur de théâtre et de cinéma, Lotfi Achour a remporté le Bayard d’Or du meilleur film avec son deuxième long métrage «Les enfants rouges» à la 39e édition du Festival international du film francophone de Namur (27 septembre-4 octobre). Il a déjà signé un premier long métrage «Demain dès l’aube» et plusieurs courts métrages dont le plus marquant «Père», sélectionné à la compétition officielle du festival de Cannes 2014. L’entretien a été réalisé à Namur avant l’annonce du palmarès.

Pourquoi avoir choisi de réaliser un film sur un fait divers d’un événement macabre qui a défrayé la chronique en Tunisie?

C’est un crime qui nous a tellement touchés tous. La majorité des Tunisiens a été retournée par l’abjection du crime concernant deux adolescents et cette espèce de mise en scène de confier à un enfant la tête décapitée de son cousin.

J’ai laissé de côté le projet puis, après des années, le sujet m’a tellement obsédé que je l’ai repris. Le film se veut une tentative de répondre à une question : qu’est-ce qui peut se passer dans la tête d’un enfant de 14 ans en transportant la tête de son cousin sur des kilomètres dans une montagne. Comment peut-on survivre à cela et à quelle ressource fera-t-il appel intérieurement pour dépasser l’événement ?

Quel a été le processus d’écriture des «Enfants rouges» ?

Le processus d’écriture a pris beaucoup de temps. J’ai commencé l’écriture avec la scénariste Natacha de Poncharra avec qui je travaille depuis des années. Plusieurs versions ont été apportées au scénario. Anissa Daoud, la productrice principale du film, a un talent exceptionnel pour développer un projet. Elle a une capacité à améliorer le scénario en nous proposant à Natacha et moi de le soumettre pour une consultation auprès d’autres scénaristes.

Finalement, elle a eu raison. On l’a confié à deux autres scénaristes. Le retour était super intéressant. Ils ont pensé à des choses qui ne nous sont pas venus à l’esprit. Beaucoup de choses nous ont plu dans leur proposition. L’étape d’écriture nous a pris trois ans de travail. En fait, on a écrit en deux temps. Par ailleurs, on a eu la chance de participer à une résidence avec Film Independant aux Etats-Unis, qui, chaque année, choisit 6 projets à travers le monde pour aider à leur développement. On était ainsi en contact avec de grands scénaristes américains, de grosses pointures souvent oscarisées. Nous avons travaillé en totale synergie dans un esprit collectif.

Avez-vous contacté la famille du jeune décapité, Mabrouk Soltani, pour obtenir certains éclaircissements sur sa mort ?

Je suis allé au village et j’ai rencontré la mère de Mabrouk Soltani sans aller sur les lieux du crime qui sont une zone militaire où il est interdit d’ accéder. Ce n’était pas pour avoir un accord car à partir du moment où une histoire est rendue publique par les médias, elle devient accessible à tout le monde. Je me suis inspiré d’une histoire qui appartient à la mémoire collective. On va récolter, on va interpréter et on va rêver et mettre tout cela en adéquation avec les exigences d’un film. Je ne réalise pas un film documentaire mais une fiction. Je n’ai donc pas besoin d’éléments de vérité. Ce qui est important pour la famille de Mabrouk Soltani dans leurs émotions qui ne sont pas nécessairement celles du cinéma. La vérité du cinéma n’est pas celle de la vie. Parfois, la vérité de la vie n’a aucun intérêt au cinéma. Il ne s’agit pas d’une captation du réel. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment on peut ressentir l’émotion que j’essaie d’exprimer face à quelque chose qui m’a touché profondément.

Vous avez mis l’accent sur le transport de la tête puis du corps de Nizar et occulté la présence des terroristes et des militaires qui étaient sur place…

Ce qui m’intéresse, c’est la question de l’enfance confrontée à la violence. Une violence extrême, inacceptable et abominable subie par Nizar décapité par les islamistes, et de son cousin Achraf, témoin de ce spectacle de violence. En fait, je ne veux pas donner une tribune aux terroristes, ni leur offrir un espace dans mon film. L’important pour moi est l’impact du crime sur l’enfant et la famille.

Vous avez porté votre regard sur le choc psychologique d’Achraf, or, ce dernier ne paraît pas très bouleversé par ce qui est arrivé et sa réaction reste plutôt assez calme. Pourquoi avoir opté pour ce choix ?

J’ai choisi de ne pas aller dans des clichés. C’est une vision qui n’est pas très ancrée dans les chocs psychologiques. Les choses sont beaucoup plus ressenties à l’intérieur du personnage que dans son expression extérieure. C’est le choix de l’interprétation. On a évité les larmes et les hurlements et opté pour les visions. Personnellement, pour avoir vécu plusieurs deuils, j’ai vu à quel point dans les premières heures et les premiers jours, la mort est une chose abstraite. Autrement dit, la personne morte n’est en fait jamais morte. Le premier jour de sa mort, on a l’impression qu’elle est toujours là, on sent son odeur dans sa chambre. L’ébranlement dans ces moments-là peut ne pas verser dans l’hystérie ou le fantastique. Le film est réaliste. L’intérieur et l’extérieur de la tête d’Achraf se confondent et se mettent à cohabiter.

Quelle a été la scène la plus compliquée qui a nécessité le plus de temps de tournage ?

En fait, la scène la plus compliquée n’était pas compliquée. On allait tourner à Tajerouine une scène simple, mais on a été surpris par une incroyable tempête de sable, suivie de pluie, suivie de grêle qui a défoncé complètement le décor, les tentes ont été retournées et les camions englués dans la boue. Le tournage a été arrêté durant trois jours alors que la scène était simple à tourner : les deux jeunes protagonistes du film sortent le matin les chèvres de l’enclos. C’était dans le souvenir de l’un d’eux. Presque à la fin du tournage du film, on la remet au planning. Le tournage de cette séquence devait durer une heure. Or, une fois encore une tempête et de la pluie ont perturbé le tournage. On l’a quand même tournée au crépuscule. Mais elle a été coupée au montage. Les scènes les plus difficiles sont celles tournées au mois de juillet dans la montagne avec une température pouvant atteindre les 50 degrés. C’était nécessaire de le faire. Je voulais avoir une nature aride et sèche. La majorité du tournage a eu lieu entre Tajerouine et Le Kef. On a formé 150 enfants au cinéma dont 45 ont participé en tant que stagiaires dans le film.

Comment avez-vous choisi le casting, notamment les jeunes qui n’ont aucune expérience au cinéma ?

J’ai déniché les deux jeunes dans le rif de Sbeitla d’un village Chraiaâ. J’ai dû faire un casting dans les collèges ruraux du sud du pays. J’ai casté 600 élèves et j’ai organisé des ateliers de théâtre de groupe de 15 à 20 élèves, puis j’ai procédé à une sélection. C’était un long processus qui m’a pris une année de travail.

Est-ce que l’approche que vous avez adoptée entre réalisme et onirisme a été un choix de départ ?

C’est un choix de départ. Dans cette histoire, couper des têtes nous renvoie à la guerre d’Algérie durant la colonisation et plus tard à la décennie noire, et ce, dans le but de terroriser la population. Il y a une charge presque métaphysique. Dans certaines cultures d’Amérique latine, certains cartels et gangs de la mafia, la tête est séparée du corps pour ne pas les enterrer ensemble et que le mort erre sans avoir droit ni au paradis ni à l’enfer. Une souffrance infligée au mort comme un châtiment. Une malédiction pour lui et sa famille pour qu’il reste maudit à jamais.  J’ai toujours pensé dès le début à donner au film une dimension onirique. L’angle d’attaque est l’immersion dans la tête d’Achraf.

Vous semblez en colère contre les médias que vous rendez responsable en partie dans le film…

Non, absolument pas. C’est un personnage qui est en colère dans le film. Mon rôle est d’être dans la justesse. Lorsqu’un journaliste ouvre le frigo et filme la tête dans un sachet et que cela est diffusé dans le JT d’une chaîne de télévision publique, la moindre des choses et que la famille soit en colère contre ce média. Ce n’est pas une position générale contre les médias. Je ne suis pas dans un parti pris. Mon rôle consiste à déconstruire et à mettre à nu des sentiments, des mécanismes et les paradoxes de notre humanité.

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