Dans cette archéologie familiale et sociale, avec l’emploi de ce précieux héritage matériel et immatériel légué par la grand-mère, Amira Lamti implique d’autres membres de sa famille dans ce travail qui se présente comme une sorte de rituel plastique où l’ancien rite est, à travers la photographie et à coups de mise en scène, de collage et autres techniques mixtes, translaté, transporté, et «téléporté» dans un autre espace-temps.
Amira Lamti a fait de la figuremémoire de la Machta le sujet et l’objet qui ont nourri ses mutations et autres migrations photographiques. El Machta est cette femme qui guide les jeunes mariés dans la cérémonie de la Jeloua, une tradition séculaire, qui remonte à l’époque punique dans laquelle les futures mariées se rendaient au temple de la déesse Tanit, vêtues d’or, et tournaient sept fois autour d’elles-mêmes en invoquant la déesse pour la fertilité, et qui a perduré à travers le temps pour se présenter aujourd’hui comme une reconstitution symbolique de ces rites anciens. Son travail intitulé «Bent el Machta» exposé à la galerie Yosr Ben Ammar, jusqu’au 30 novembre, constitue une étape d’un long projet dont les contours ont commencé à se dessiner en 2018, précise-t-elle.
Aujourd’hui, le rituel lié à la Machta est performé au Sahel et à Sfax lors de la soirée de la Outéya où la mariée vêtue d’une longue robe dorée et d’un voile (en forme de cône) couleur or, se meut lentement et doucement, exposée en toute grâce aux regards admirateurs, accompagnée de chants spirituels qui appellent à la fécondité et la prospérité des jeunes mariés. Les Machta se présentent, ainsi, comme des sortes de passeuses du temps, des gardiennes de la tradition qui veillent au bon respect et au bon déroulement de cette pratique séculaire dans laquelle les mariées accomplissent des gestes sacrés —bras tendus, paumes ouvertes et rotation sept fois— canalisant le pouvoir de la déesse pour invoquer des bénédictions pour l’union et la fertilité. Au-delà du collectif, cette figure s’enracine dans la mémoire personnelle de l’artiste, car sa grand-mère était elle-même Machta. Elle nous confie que cette idée ou plutôt cette volonté de se réapproprier et de mettre en scène ce patrimoine familial lui est venue grâce à son grandpère et de son propre rituel qui a accompagné les manifestations de son Alzheimer, celui de rassembler et d’accumuler des objets, comme dans une tentative de recoller et de reconstituer des bribes de sa mémoire. Un jour, ce dernier décide d’ouvrir le vieux meuble de rangement où sa défunte épouse gardait ses accessoires de travail en tant que Machta. Ce geste-rituel en a appelé un autre, invoquant une autre mémoire…
Dans cette archéologie familiale et sociale, avec l’emploi de ce précieux héritage matériel et immatériel légué par la grand-mère, Amira Lamti implique d’autres membres de sa famille dans ce travail qui se présente comme une sorte de rituel plastique où l’ancien rite est, à travers la photographie et à coups de mise en scène, de collage et autres techniques mixtes, translaté, transporté, et «téléporté» dans un autre espace-temps.
Les objets qui y sont liés revêtent un devenir autre pour constituer une imagerie migrante qui fait écho à la transmission et à la mutation du rite, dans laquelle la photographie visite et explore différents lieux. Plus qu’une configuration contemporaine de cette cérémonie traditionnelle, le rituel et ses éléments-objets sont mis en lumière et re-ritualisés. Habits (ou costumes), textiles, bijoux-talismans et autres ornementations et motifs sont évoqués en dehors de leurs décors habituels. Sa sœur, une cousine et son frère (Amen) y sont parés, couverts et voilés pour les exposer (et s’exposer pour ce qui est du frère qui s’est livré à cet exercice dans une plage publique à Sousse en plein jour) dans des mises en scène sur une plage, dans la mer ou dans un lac salé (des lieux qui symbolisent la purification). Ils livrent leurs impressions et autres ressentis de cette expérience qui les renvoient intimement et étroitement à leur héritage familial. En contre-jour, par métonymie, en impression négative ou sur tissus, en patchwork, un peu pop-art, la photographie comme support et médium en mutation (qui s’essouffle dans certaines œuvres et perd un peu de pertinence), accompagne cette «transmission» picturale du rite matrimonial, de ce legs avec sa portée spirituelle et symbolique. L’audiovisuel est présent aussi à travers deux enregistrements vidéo d’une cérémonie de la Outia de l’archive familiale où est figurée la transmission (l’évolution) de ce rôle de Machta de la grandmère (cérémonie spirituelle) à la mère (moins de spirituel plus de social). «Bent el Machta», un work in progress ou plutôt une étape pour être fidèle aux mots de l’artiste, qui s’est ramifiée du projet «Rituals After Her» qu’elle a commencé en 2018 autour des rites personnels de son grand-père, descendant d’un saint, qui a passé son enfance dans une zaouia (un édifice religieux musulman qui constitue le centre autour duquel une confrérie soufie se structure), un héritage dont il s’est complètement détaché après la mort de son grandpère. Un ambitieux travail qui prend le temps de murir et dont la jeune artiste explore, actuellement, quelques pistes au cours de sa résidence d’artiste proposée par la galerie Yosr Ben Ammar. Pour ceux et celles qui ne la connaissent pas, Amira Lamti est née à Sousse en 1996. Elle a obtenu une licence en photographie puis un master de recherche en théorie de l’art à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Sousse. Elle opte pour la photographie et la vidéographie comme outils empiriques, par lesquels elle fragmente le quotidien… Capturant des moments, des gestes et des rituels. Cela donne lieu à des récits, où se juxtaposent des images disparates, fixes ou en mouvement, accompagnés et/ ou influencés par le son. L’élément sonore dans son travail est un catalyseur diégétique, un liant dans la composition audiovisuelle.