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COMMENTAIRE : Jablé, la Srebrenica syrienne

 Du 11 au 16 juillet 1995, le monde fut témoin du massacre de Srebrenica qui marque l’un des chapitres les plus sombres de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Plus de 8.000 hommes et enfants musulmans bosniaques ont été victimes de ces tueries de masse perpétrées par des unités de l’armée de la république serbe de Bosnie (VRS) — sous le commandement du général Ratko Mladić — et une unité paramilitaire de Serbie, les Scorpions. 

Près de trois décennies après, les réseaux sociaux ont pris le relais des chaînes d’information en continu pour nous dévoiler de nouveaux massacres commis par d’autres escadrons de la mort. Cette fois-ci, les tueries se sont déroulées en terre d’islam pour cibler la communauté alaouite dont est issu le clan Assad, en Syrie. 

L’escalade a débuté après une attaque sanglante menée par des fidèles du régime déchu contre des forces de sécurité dans la ville côtière de Jablé, près de la ville de Lattaquié, berceau de la minorité alaouite, branche de l’islam chiite duodécimain, dans la nuit de jeudi à vendredi, selon les autorités intérimaires. 

En riposte, les sbires de Joulani (le nom de guerre de l’homme fort de Damas, Ahmed al-Charaa, Ndlr) ont juré d’anéantir ce groupe ethnoreligieux arabe et lancé une offensive génocidaire qui a fait plus de 1.500 victimes, en majorité des civils, d’après les données de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (Osdh). 

Selon l’ONG basée au Royaume-Uni , qui dispose d’un vaste réseau de sources en Syrie, «le nombre total de martyrs civils liquidés s’élève à 1.068, y compris des femmes et des enfants», évoquant des «meurtres, des exécutions sommaires et des opérations de nettoyage ethnique». 

À l’image des groupes paramilitaires serbes à Srebrenica, les milices de l’internationale jihadiste composant les forces armées de la «Nouvelle Syrie» ont semé la terreur non seulement dans la ville côtière de Jablé mais aussi dans les autre villages et les cités de la région de Lattaquié (Bisnada, Banias, etc.) ainsi que ceux de la province de Tartous (Qadamous, Taanita, etc.). 

«Plus de cinquante personnes, des membres de ma famille et des amis, ont été tués», a déclaré à l’AFP un habitant alaouite de Jablé sous le couvert de l’anonymat, affirmant que les corps ont été enterrés dans des fosses communes, voire «jetés à la mer». 

De son côté, le patriarche orthodoxe d’Antioche, Jean X, a appelé lors de son sermon dominical, avant-hier, le président par intérim de la Syrie à «mettre fin à ces massacres (…) et à donner un sentiment de sécurité à tout le peuple syrien, dans toute sa diversité». «Les zones ciblées étaient principalement habitées par des Alaouites et des chrétiens», a-t-il déclaré. «De nombreux chrétiens innocents ont également été tués». «Ceux qui ont été tués n’étaient pas tous des hommes fidèles (à l’ancien) régime, la majorité d’entre eux étant des civils innocents et désarmés, avec des femmes et des enfants parmi eux», a-t-il renchéri. 

D’ailleurs, des militants syriens et l’Osdh ont publié vendredi des vidéos montrant des dizaines de corps en vêtements civils empilés dans la cour d’une maison, des femmes pleurant à proximité. Une autre séquence montre des combattants barbus en tenue militaire forçant des personnes molestées, traitées de «porcs», rouées de coups et forcées à ramper, avant de leur tirer dessus à bout portant.

Ces témoignages et images, qui donnent froid dans le dos, ne sont qu’une goutte dans un océan d’effroi et d’émoi. Et on peut craindre le pire dans les jours et les mois à venir, sans exclure la découverte de charniers comme ce fut le cas dans les républiques de l’ex-Yougoslavie.

Il est à rappeler que les jihadistes radicaux du groupe islamiste sunnite radical Hayat Tahrir el-Cham (HTC) — une organisation classée terroriste par plusieurs pays dont les États-Unis, dont les chefs et les dirigeants forment la pierre angulaire du gouvernement transitoire et le noyau dur de ses forces de sécurité — considèrent les Alaouites comme des «ennemis de Dieu». Pis encore, des militants et des sympathisants du pouvoir en place ne cachent plus leur hostilité à l’égard des minorités ethniques et religieuses du pays, réclamant carrément, lors de manifestations et de sit-in organisés à Damas, l’instauration d’un «État sunnite». 

Comme quoi, il a fallu peu de temps pour que les masques tombent. Quelques semaines pour que les hordes armées ou les groupes alliés des nouvelles autorités syriennes manifestent leur soif de sang et exhibent leur haine viscérale vis-à-vis des Alaouites et des chrétiens. 

Le massacre de Jablé est l’illustration de plusieurs concepts et paradoxes. Il est un charivari sanguinaire, sous contrôle de forces de sécurité — censées faire régner l’ordre dans un proto-État — et pratiqué au nom d’une suprématie confessionnelle voire dogmatique sur fond d’une haine et d’un mépris anti-chiite. Les violences et les pulsions vengeresses, normalement réprimées par la foi musulmane et l’ambiance de piété du mois saint de Ramadan et marquées par le contrôle des sentiments et les préceptes pudibonds de la bigoterie religieuse, ont été réveillées avec l’assentiment de nouvelles autorités totalement dépassées par les évènements et incapables de maîtriser leur légion étrangère. Tous les codes religieux ont été bafoués dans les tueries de Jablé et des autres villes abritant la minorité alaouite pour permettre de rompre les liens de citoyenneté et de fraternité religieuse.

Manifestement, à l’image du massacre de Srebrenica, les crimes commis dans la région de l’Ouest syrien laissent craindre un scénario de balkanisation d’un pays multiethnique et multiconfessionnel, déchiré par plus de 13 ans de guerre civile, et présager le pire pour les différentes minorités du «Levant» : Kurdes du Nord, Druzes, Assyriens, Circassiens-Kabardiens, Circassiens-Adighéens, Gitans domari, Syriens araméens de Turoyo, Araméens de l’Ouest, Yézidis, Chaladéens, Ossètes, etc.

Enfin, la commission d’enquête mandatée par la présidence syrienne pour investiguer sur ces violences meurtrières s’est déclarée «déterminée», selon les dires de son porte-parole Yasser al-Farhane, à faire prévaloir «l’Etat de droit», à «empêcher les représailles» extrajudiciaires et à garantir la «justice» ainsi que l’«absence d’impunité». Avec quelles garanties politiques? Sous l’égide de quelles institutions constitutionnelles? Sous le contrôle de quels garde-fous démocratiques? Que de questions en suspens… Comme le disait si bien l’homme d’État français, Georges Clemenceau : «Quand on veut enterrer une affaire, on crée une commission».

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