
Depuis plus de six décennies, la Banque mondiale accompagne la Tunisie dans son développement, soutenant des projets stratégiques pour renforcer son économie et améliorer le bien-être de sa population. Qu’il s’agisse de moderniser les infrastructures, d’encourager l’innovation ou de promouvoir la résilience climatique, son engagement s’inscrit dans une vision de croissance durable et inclusive. Dans cette interview exclusive, Ahmadou Moustapha Ndiaye, directeur pays pour le Maghreb et Malte à la Banque mondiale, dresse le bilan de cette coopération, tout en détaillant les initiatives actuelles et les perspectives d’avenir pour soutenir la Tunisie dans sa transition économique et sociale.
Pourriez-vous vous présenter brièvement et nous expliquer votre parcours avant de prendre ce poste ? Qu’est-ce qui vous a motivé à vous engager dans cette mission ?
J’ai entamé ma carrière professionnelle dans le secteur privé. Mais j’ai toujours été attiré par la possibilité de pouvoir contribuer utilement à la société en général et de m’ouvrir à l’international. Cela reflète l’influence de mon parcours académique, qui a fait très tôt de moi d’abord un citoyen africain, puis un citoyen du monde, animé par le souci de découvrir l’autre et doté d’un esprit citoyen. La Banque mondiale se présentait donc comme l’endroit idéal où je pouvais atteindre ces objectifs. D’abord, il n’y a pas de mission plus citoyenne que celle de la Banque mondiale, qui est de mettre fin à l’extrême pauvreté et de favoriser une prospérité partagée sur une planète vivable. Ensuite, la présence de la Banque mondiale sur tous les continents et dans plus de 189 pays offre le cadre idéal pour une carrière à l’international. Après avoir commencé ma carrière à la Banque mondiale au bureau de Dakar, j’ai eu l’opportunité de travailler au siège à Washington, en Amérique latine, en Europe de l’Est et en Asie centrale. Depuis le mois de juillet dernier, j’ai pris en charge la division Maghreb et Malte au sein de la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord).
Le Maghreb connaît des défis en matière de développement économique et social. Comment la Banque mondiale les aborde-t-elle à travers sa stratégie pour la région ?
La région du Maghreb fait, en effet, face à de nombreux défis, notamment en matière de développement économique et social. La Banque mondiale soutient les différents pays composant le Maghreb, en apportant un appui aux gouvernements respectifs, et ce, à travers une approche globale axée sur la croissance durable, la création d’emplois et l’inclusion sociale. L’un des éléments clés de la stratégie de la Banque mondiale est de soutenir le développement du capital humain en améliorant l’accès à une éducation de qualité et aux services de santé. Cela inclut des initiatives visant à améliorer l’efficacité du système éducatif et à étendre les programmes de protection sociale pour garantir que les populations vulnérables aient accès aux services essentiels. De plus, la Banque mondiale met l’accent sur l’importance de l’égalité des genres et de l’autonomisation économique des femmes, reconnaissant que ces éléments sont cruciaux pour atteindre un développement durable dans la région.
En outre, le soutien de la Banque mondiale comprend des investissements significatifs dans les infrastructures et la durabilité environnementale. Cela implique de soutenir des projets qui améliorent la gestion des ressources en eau, renforcent les systèmes de transport et promeuvent les énergies renouvelables. Par exemple, en Tunisie, la Banque mondiale apporte expertise et solutions, notamment à travers son rapport sur le Climat et le développement (Ccdr). Elle finance aussi un projet d’irrigation, bénéficiant à 2.600 agriculteurs sur 24.000 hectares, ainsi qu’un projet de gestion des eaux usées en partenariat public-privé, améliorant l’assainissement pour deux millions de personnes. De même, la Banque mondiale a participé à l’élaboration de la Stratégie nationale de développement durable 2030 et du Plan national pour le climat 2030 du Maroc, qui visent à répondre à la rareté de l’eau et à promouvoir la décarbonation économique.
En fournissant une assistance technique, des projets d’investissement et des programmes, la Banque mondiale aide ainsi les pays du Maghreb à renforcer leur résilience face au changement climatique, et à créer un environnement économique plus durable. Ces efforts sont complétés par des initiatives visant à encourager l’innovation dans le secteur privé et à créer des opportunités d’emploi, favorisant ainsi une croissance inclusive et résiliente dans la région.
Par ailleurs, un des atouts majeurs du Maghreb est sa jeunesse talentueuse, dynamique et innovante. En Tunisie, la Banque mondiale soutient des projets éducatifs pour améliorer l’employabilité des jeunes et renforcer la gestion de l’enseignement supérieur. À titre d’exemple, le projet «Modernisation de l’enseignement supérieur en soutien à l’employabilité (PromESsE)» a bénéficié à plus de 22 000 étudiants avec des certifications, de nouveaux diplômes et des centres de carrière. Par ailleurs, le projet «Renforcement des fondements de l’apprentissage (Prefat)» améliore l’apprentissage dans les écoles publiques et l’accès à l’enseignement préscolaire, en réhabilitant des écoles et en formant plus de 20.000 enseignants et autres acteurs éducatifs, touchant ainsi plus de 8.000 élèves.
La Banque mondiale entretient une longue histoire de coopération avec la Tunisie. Quel bilan dressez-vous de cette relation et sur quels programmes travaillez-vous actuellement ?
Depuis plusieurs décennies, la Banque mondiale soutient le développement de la Tunisie, en alignant ses opérations sur les priorités nationales. La Tunisie a adhéré à la Banque mondiale en 1958, deux ans après son indépendance. Je voudrais ainsi rappeler que le premier projet financé par la Banque dans le domaine de l’éducation a été réalisé en Tunisie, à l’initiative du Président Habib Bourguiba. En tant que Sénégalais, je souhaite souligner que cette vision partagée de bâtir un système éducatif performant, qui constituait l’un des nombreux points communs entre le Président Bourguiba et le Président Sédar Senghor, a laissé un héritage profond, influençant durablement plusieurs générations dans nos deux pays.
Le partenariat entre la Tunisie et la Banque mondiale, fondé sur une collaboration étroite et une confiance mutuelle, s’inscrit dans une dynamique de modernisation économique et de promotion d’une croissance inclusive. Dans cette continuité, le cadre stratégique de coopération pour la période 2023-2027 prévoit des investissements de l’ordre de 600 millions de dollars américains par an, avec une enveloppe globale actuelle estimée à environ 2,6 milliards de dollars.
Parmi les axes majeurs de cette coopération, la transition énergétique occupe une place proéminente. La Tunisie ambitionne de porter la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique à 35 % d’ici à 2030, un objectif que nous soutenons à travers plusieurs initiatives. Le projet d’interconnexion électrique entre la Tunisie et l’Italie, Elmed, illustre parfaitement cette volonté d’intégration dans un marché énergétique plus vaste et plus durable.
Autre enjeu crucial : la gestion des ressources en eau et la sécurité alimentaire. Après plusieurs années marquées par une sécheresse persistante, rendant nécessaire l’adoption de solutions durables pour préserver ses ressources hydriques. La Banque mondiale y contribue à travers des programmes de modernisation de l’irrigation et d’amélioration de l’accès à l’eau potable, ainsi qu’avec plus de 400 millions de dollars d’appui à la sécurité alimentaire et à la filière céréalière.
Mais le développement d’un pays ne peut se limiter aux infrastructures et aux ressources naturelles. Le capital humain constitue un pilier fondamental pour bâtir une économie résiliente. La Banque mondiale consacre ainsi plus du tiers de son portefeuille en Tunisie à des projets de protection sociale, d’éducation et de santé. Ainsi, le programme social Amen soutient plus de 350.000 ménages vulnérables et offre des services de santé à 620.000 familles. Un projet de 100 millions de dollars, approuvé fin février 2025, vise à améliorer l’employabilité et la qualité de l’enseignement supérieur pour 145.000 étudiants et enseignants. Dans le secteur de la santé, plus de 120 millions de dollars ont été investis depuis 2020, renforçant les soins intensifs, la prise en charge des maladies chroniques et la modernisation des infrastructures.
Tout au long de ce partenariat, nous avons veillé à ce que chaque projet ait un impact direct et tangible sur la vie de la population tunisienne, en répondant aux défis immédiats tout en préparant l’avenir. Par ailleurs, nous travaillons étroitement avec les deux autres institutions sœurs du Groupe de la Banque mondiale (la Société financière internationale ou SFI, et l’Agence multilatérale de garantie des investissements, ou Miga), afin d’activer des leviers financiers innovants, encourager l’investissement privé et consolider la confiance des investisseurs dans le potentiel économique de la Tunisie.
Vous avez récemment rencontré le Chef du gouvernement, Kamel Maddouri. Quelles ont été les priorités évoquées lors de cet échange et comment la Banque mondiale entend-elle accompagner la Tunisie ?
Effectivement, j’ai eu l’honneur de rencontrer le Chef du gouvernement, M. Kamel Maddouri, dans le cadre de la visite de M. Ousmane Dione, vice-président de la Banque mondiale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Cette rencontre, qui a permis de réaffirmer notre engagement à accompagner la Tunisie dans la mise en œuvre de ses priorités stratégiques, intervient après notre échange de décembre 2024 avec Son Excellence le Président Kaïs Saïed. Lors de nos discussions, nous avons exploré les moyens d’aligner notre soutien financier et technique avec les ambitions du pays, en mettant particulièrement l’accent sur les initiatives clés visant à impulser une transformation durable et une prospérité partagée. Le Chef du gouvernement a présenté l’approche de développement centrée sur le citoyen et le rôle social de l’État, fondée sur la justice sociale, le travail décent et des infrastructures de services publics de qualité, avec des initiatives comme la protection sociale pour les ouvrières agricoles et un système d’assurance pour les licenciés économiques.
La modernisation des infrastructures et la digitalisation ont été au centre des échanges. L’amélioration des réseaux de transport, notamment portuaires, et l’intégration accrue des technologies numériques sont des leviers essentiels pour renforcer l’attractivité du pays et stimuler l’investissement.
Nous avons également abordé la transition énergétique, un secteur stratégique pour l’avenir de la Tunisie. Avec son potentiel important en énergies renouvelables, le pays dispose d’atouts pour renforcer son indépendance énergétique et accélérer son développement durable. Comme je l’ai indiqué plus tôt, nous accompagnons cette transformation en mobilisant les investissements nécessaires à son essor.
L’emploi et l’inclusion sociale ont également fait l’objet de discussions. Favoriser une croissance dynamique et inclusive passe par des politiques de formation aux évolutions du marché, et renforcer l’adéquation entre compétences et besoins économiques. La Banque mondiale appuie des initiatives visant à encourager l’entrepreneuriat, à élargir les opportunités professionnelles et à soutenir les PME, qui jouent un rôle clé dans l’innovation et la création de valeur.
Pour concrétiser ces ambitions, notre engagement ne se limite pas au financement. Nous accompagnons la Tunisie dans son processus de modernisation de ses services publics, en mobilisant notre expertise, et en facilitant l’échange de bonnes pratiques en cohérence entre les priorités nationales et les programmes de la Banque mondiale.
La Tunisie traverse une période de transition économique. Quels sont, selon vous, les principaux défis à court et moyen terme, et comment la Banque mondiale peut-elle contribuer aux réformes structurelles du pays ?
La Tunisie possède des atouts considérables pour surmonter cette période de transition, notamment une économie diversifiée et un capital humain de qualité. Certains indicateurs récents sont encourageants, notamment le dynamisme des exportations avec la forte progression des exportations d’huile d’olive et la reprise du tourisme, avec plus de 10 millions de visiteurs en 2024. L’inflation, quant à elle, est revenue à moins de 6%, son niveau le plus bas depuis 2022.
En parallèle, la Tunisie poursuit ses efforts pour relever plusieurs défis. Le chômage reste un enjeu majeur, notamment chez les jeunes diplômés, et le taux d’activité des femmes pourrait être davantage renforcé. L’amélioration de l’accès au financement pour les entreprises, en particulier les PME, représente un levier essentiel pour dynamiser l’investissement et favoriser la création d’emplois. Par ailleurs, une gestion efficace des ressources naturelles et des infrastructures nécessite une planification stratégique, et des investissements soutenus afin d’accompagner durablement la croissance du pays.
Dans ce contexte, il s’agit avant tout de relancer la croissance économique qui passe par l’amélioration du climat des affaires, le renforcement de la compétitivité du secteur privé, ainsi que la stimulation de l’emploi et l’inclusion sociale, en adaptant la formation aux besoins du marché et en encourageant l’initiative privée. Les mesures mises en œuvre par le gouvernement visant à simplifier les procédures administratives et moderniser les infrastructures devraient contribuer à ces objectifs. Par ailleurs, accélérer la transition énergétique et l’adaptation au changement climatique à travers une gestion durable des ressources et le soutien à l’économie verte constituent des priorités.
La Banque mondiale reste pleinement engagée aux côtés de la Tunisie pour l’accompagner dans ses efforts de modernisation économique et sociale. Le pays dispose d’un potentiel considérable pour transformer ses défis en véritables opportunités. Nous sommes convaincus qu’avec des choix stratégiques et une action concertée, un avenir prometteur pour la Tunisie se dessine, marqué par une économie plus dynamique et des opportunités accrues pour tous.