
Quant aux moujahidine de l’ALN, le fait d’être en Tunisie, leur permettait de bénéficier des conditions très favorables pour qu’ils se consacrent entièrement à leur mission sacrée. L’armement, les munitions et tous genres d’équipements militaires commençaient à leur parvenir de l’extrême sud tunisien grâce aux moyens de transport militaires tunisiens du fait de la présence de troupes françaises dans plusieurs villes tunisiennes (Bizerte-Tunis-Sousse-Sfax–Gabès-Remada, etc.).
Cependant jamais, ni le gouvernement tunisien, ni les autorités régionales, ni l’armée ne se sont impliqués dans leurs affaires qu’ils avaient la liberté absolue de mener à leur guise. En outre, leurs effectifs augmentaient d’année en année, leur organisation et leur formation s’amélioraient progressivement et à un certain moment, l’ALN, en Tunisie, qui ressemblait à une armée régulière par sa formation, son organisation et surtout par sa discipline est arrivée à un effectif de près de 25.000 combattants.
Ceci est dû au résultat de l’excellent travail réalisé par le Colonel Haouari Boumediene qui a été nommé, en 1959 Chef d’Etat-Major de l’Armée des Frontières en remplacement du Colonel Mohammedi Said ( colonel Nasseur comme nom de guerre). Son implantation dans les gouvernorats de Jendouba, du Kef et de Kasserine, s’étendant de la région de Tabarka jusqu’au Djebel Chaambi inclus, était conditionnée par le terrain. D’ailleurs, les dizaines de grottes découvertes au Jebel Chaambi, ces dernières années, sont l’œuvre de nos frères algériens pour se protéger du froid et du soleil, en hiver comme en été. La trentaine de positions qu’ils occupaient, du nord au sud, et avec Poste de Commandement de l’Armée des Frontières à Ghardimaou, étaient comme suit :
A- Gouvernorat de Jendouba : 1er Sous-Secteur : région de Tabarka, PC à El Mankoura avec les Unités implantées comme suit :
1- El Mankoura, 2-Aïn Tacha, 3-Gomd Ezzen, 4-Oued Frour,
2e Sous-secteur : région d’Aïn Draham, PC à Djebel Dinar avec les unités implantées comme suit:
5- Djebel Dinar, 6-Djebel Dhelma, 7- Djebel Adissa, 8- Ain Sarouia, 9- Oued Bou Adila,
3e Sous-Secteur : région de Ghardimaou, PC à Ghardimaou avec les unités implantées comme suit:
10- Ghardimaou, (P.C. de l’Etat- Major de l’Armée des Frontières), 11- El Ghorra, 12- El Oummajen, 13- Ain Soltane ( c’était la base du Bataillon dont le Chef était le Commandant Chedli ben Jedid, le futur Président de la République), 14- El Faija, 15- Kalaat el Frass, 16- Les quatre Chemins, 17-Kef el Brel, 18- Chemtou (Centre de Santé et Hôpital de campagne au site archéologique de Chemtou),
B – Gouvernorat du Kef :
19-Bases logistiques au Kef et à Tajerouine,
20- Ecole des cadres à la ferme * Beni* à 15 km du Kef et Centre d’instruction à Mellègue, et des Unités implantées comme suit :
– région de Touiref : 21-Djebel Soudane et Ain Zana,
– région de Sakiet Sidi Youssef : 22-Mine de Sakiet, 23- Djebel Koucha (nord- est d’Ain Karma),
– région de Tajerouine : 24-Garn Halfaya, 25-Jebel Sidi Ahmed,
– région de Kalaat Essnam : 26-Ain Anègue,
C– Gouvernorat de Kasserine :
27- Jebel Chaambi, 28- région de Rmila (secteur de Feriana).
La Tunisie, compte tenu de ses positions solidaires avec l’Algérie combattante, et consciente de l’avenir commun du Maghreb, s’attendait aux réactions violentes de l’armée française d’Algérie, du fait de l’aide qu’elle apportait à l’ALN. En effet, les incursions des troupes françaises ont été fort nombreuses et parfois d’une intensité et d’une sauvagerie inacceptables et je citerai, entre autres :
– Le 22 octobre 1956, des troupes françaises ont franchi la frontière tunisienne, ont tenté de prendre le poste de surveillance de Ben Guerdane et de s’emparer des documents et des dossiers qui s’y trouvaient,
Le même jour, le 22 octobre 1956, l’armée française d’Algérie s’empara, en plein vol, de l’avion qui transportait du Maroc une délégation algérienne au sommet maghrébin de Tunis composé de Mohamed Boudiaf, d’Ahmed Ben Bella, de Houcine Ait Ahmed, de Mohamed Khider et de Mustapha Lachref,
– Le 24 octobre 1956, des soldats français voulant forcer des barrages dressés entre Aïn Draham et Jendouba par la population pour les empêcher de se déplacer sans autorisation, des accrochages se produisirent et entrainèrent des blessés,
Trois semaines plus tard, et sans demander l’autorisation au gouvernement tunisien, les autorités militaires françaises présentes en Tunisie, installèrent des équipements radar sur les hauteurs de Bir Drassen (Cap Bon). Les populations ont protesté et il y eut deux morts et des blessés.
Dans le but d’éviter les frictions et de rapprocher les points de vue des deux gouvernements, la France, en vue de prouver ses bonnes intentions, décide de remettre au gouvernement tunisien la caserne de La Kasbah à Tunis le 21 mars 1957,
En mai 1957, fuyant les ratissages, les arrestations, les tortures, les assassinats et les massacres, des Algériens, hommes, femmes et enfants se sont réfugiés en Tunisie. Des unités de l’armée française les ont poursuivis dans les cheikhats des Ouled Mssallem et des Khemairia, dans la région d’Ain Draham. L’armée tunisienne et la garde nationale tentant de les protéger et leur porter secours se sont trouvées face à face avec elles le 31 mai et ce fut l’affrontement qui eut pour résultat la mort de neuf membres et la blessure de plusieurs autres du côté des forces de l’ordre tunisiennes ainsi que des pertes sérieuses du côté français. Monsieur Khemaies Hajri, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, qui se rendait pour examiner la situation des réfugiés en vue d’en rendre compte au HCR (Haut-Commissariat pour les Réfugiés) et qui était, malencontreusement, de passage par-là, a été gravement blessé et décéda quelques jours plus tard. Il était accompagné de Monsieur Béji Caïd Essebsi, directeur général au ministère de l’Intérieur.
Début juin 1957, un accrochage à El Hamma de Gabès eut lieu et coûta la vie à deux soldats français.
Ces deux incidents graves eurent pour conséquences l’arrangement proposé par le Gouvernement de M. Bourgès Maunoury permettant l’évacuation de tout le territoire tunisien à l’exception de Bizerte, El Aouina, Gafsa, Sfax et Remada et l’application commença en juillet par Tozeur, Kairouan, Jendouba, Sbeïtla et Le Kef.
Le 1er septembre 1957, une incursion eut lieu du côté de Hydra et s’attaqua à des forces de l’armée tunisienne et de la garde nationale qui se portèrent à sa rencontre.
Le 5 septembre 1957, une incursion au cheikhat des Khemairas, région d’Aïn Draham, a fait deux morts parmi les Tunisiens.
Le 11 septembre 1957, une incursion eut lieu dans la région de Kasserine et quatre citoyens tunisiens furent enlevés ; quatre autres l’ont été à Redeyef.
Cependant, le commandement de l’armée française à Alger veut aller plus loin; il veut étendre le droit de poursuite, en Tunisie, à une profondeur de 25 km et prépare une « reprise de contrôle temporaire du territoire tunisien ». Mais ce ne fut qu’une intention.
Les 1er et 2 octobre 1957, les troupes françaises soumettent le village de Sakiet Sidi Youssef à des tirs d’artillerie lourde et violent l’espace aérien, usant d’armes automatiques, tuant une jeune fille et blessant une dizaine de civils pour la plupart des enfants.
En vue de détendre l’atmosphère, le gouvernement de Bourgès Maunory autorise le transfert des casernes d’El Hamma de Gabès, des locaux restant de la caserne Forgemol à Tunis et l’armée française se retire début décembre de la caserne de Médenine, de Tataouine, de Ben Gardane et de Zarzis.
Cependant, les différents gouvernements français, soucieux de relancer les négociations avec le gouvernement tunisien, ont vu leurs efforts bloqués par l’attitude du commandement militaire français d’Algérie. Celui-ci procéda, le 2 janvier 1958, avec une colonne de vingt blindés, au franchissement de la frontière, du côté de Sendes, dans la région de Redeyef, encercla la localité de Foum el Khanga, procéda à des perquisitions, puis se retira emportant effets et argent trouvés dans le village, enleva dix hommes et en tua trois autres.
Le 11 janvier 1958, un accrochage très sérieux eut lieu au djebel El Ousta, en Algérie, non loin de Sakiet, entre un élément de l’ALN et un groupe de militaires français. Les résultats ont été terribles : quatorze soldats français tués et quatre faits prisonniers.
Conscient de la gravité de la situation, le Président Bourguiba soutient que l’engagement s’est produit loin de notre territoire alors que le général Salan met en cause l’entière responsabilité de la Tunisie qui héberge et aide les combattants algériens et leur permet d’utiliser son territoire comme base de départ.
Le Président du Conseil, Félix Gaillard, voulant montrer son énergie et son mécontentement, dépêcha, par avion spécial, le général Buchalet et son chef de cabinet, porteurs d’un message au Président Bourguiba relatif à cet accrochage. Il voulait aussi demander au gouvernement tunisien de mettre fin à l’aide fournie aux combattants algériens, d’une part, et d’autre part de libérer les soldats français faits prisonniers par l’ALN. L’envoi de pareille délégation ayant été considéré, par la Tunisie comme un ultimatum, Bourguiba refusa de la recevoir. Celle-ci rentra à Paris bredouille. Cette situation envenima davantage les relations entre les deux pays. La presse conservatrice parle d’affront diplomatique et de « nouvelle version des coups d’éventail ».
Non satisfaite de ce revers, la France maintient sa pression, arrête sa coopération financière, suspend les négociations en cours, et rappelle son ambassadeur, M. George Gorse. Comme souvent un malheur n’arrive jamais seul, c’est encore sur la frontière algéro-tunisienne, au djebel Tarf, à l’ouest de Tebessa, que vers la mi-janvier 1958, eut lieu l’un des plus importants accrochages entre des éléments de l’ALN et des unités de l’armée française fortement appuyées par l’aviation et des hélicoptères. Le bilan était lourd et catastrophique : des dizaines de soldats français tués, et une grande quantité d’armes légères et collectives récupérée. Cet accrochage eut pour résultat la multiplication de la violation du territoire tunisien par l’aviation française. D’ailleurs, un avion T6 a été touché le 30 janvier 1958 par la D.C.A. (défense contre-avions) tunisienne et a été obligé de se poser en rase campagne en Algérie, non loin des frontières. De même, un autre avion T6 a été l’objet de tirs tunisiens dans la région de Sakiet le 7 février 1958. Le 8 février vers 09h00, un autre avion a été gravement atteint par des tirs provenant de Sakiet, a subi d’importants dégâts qui l’obligèrent à se poser en détresse à Tébessa. C’est alors que le général Salan, commandant en chef en Algérie, donna l’ordre d’attaquer Sakiet Sidi Youssef. Et l’irréparable eut lieu ce même jour vers 11h00 : plusieurs escadrilles d’avions français d’Algérie ont bombardé, durant une bonne heure, le paisible village de Sakiet Sidi Youssef. Les résultats étaient de près de 100 morts et 200 blessés, tous des civils sans armes ainsi que d’énormes dégâts matériels.
Les conséquences politico-stratégiques du raid sur Sakiet Sidi Youssef étaient fort importantes :
A- d’abord, il y a eu, du côté tunisien, une mobilisation du front intérieur, une mobilisation de l’opinion française ainsi qu’une mobilisation internationale,
B- ensuite, sur le plan international, la guerre d’Algérie n’est plus, comme la France l’a toujours soutenu, une affaire intérieure française,
C- enfin, le C.C.E algérien (le Comité de coordination et d’exécution) qui deviendra le 9 septembre 1958, le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, exprime sa solidarité totale avec le peuple tunisien et ses dispositions à mettre ses forces militaires aux côtés des forces tunisiennes afin de sauver l’indépendance tunisienne.
Le bombardement de Sakiet a rendu d’énormes services non seulement à l’Algérie combattante puisqu’il a permis l’internationalisation de * l’affaire algérienne* mais encore au raffermissement des relations entre nos deux pays dont le passé, le présent et l’avenir sont communs.
La Tunisie, profitant, avec beaucoup de subtilité, de cette agression caractérisée, prit les mesures suivantes :
1- une plainte fut déposée auprès du Conseil de Sécurité de l’ONU,
2- une mesure d’interdiction à l’armée française, stationnée en Tunisie, de quitter ses casernements fut prise,
3- des barrages furent dressés devant toutes les casernes françaises, par les jeunes destouriens, appartenant au Parti au pouvoir ; ceux-ci étaient munis de gourdins, de bâtons et se relayaient jour et nuit. La population voisine était chargée de leur alimentation et souvent les femmes venaient, tout près d’eux, pousser des you-you pour les encourager ; par ailleurs, ces jeunes étaient appuyés, d’assez près, par des éléments de l’armée placés non loin de là,
4- la Tunisie demanda officiellement l’évacuation de toutes les troupes françaises stationnées sur son territoire,
5- une campagne de presse, savamment orchestrée, maintenait la pression sur les troupes françaises, d’une part, et, d’autre part, gonflait à bloc notre moral.
Cependant, des renseignements dignes de foi nous parvenaient de l’extrême sud tunisien confirmant que les instructions du gouvernement tunisien quant à l’interdiction de mouvement des troupes françaises n’étaient pas appliquées par le Colonel Mollot, commandant la zone saharienne et ses patrouilles arrivaient même jusqu’à Bir Amir, à mi-chemin entre Remada et Tataouine. Ce comportement a été la cause de la bataille de Remada qui eut lieu le 25 mai 1958 et au cours de laquelle le capitaine Zaier, commandant la compagnie de Tataouine, attaqua, de nuit, en utilisant des mortiers, le casernement de Remada, lui occasionnant d’importants dégâts. D’autre part, d’anciens résistants dont Mosbah Jarbou3 qui ont, sans coordination avec l’armée, attaqué, en plein jour, la caserne ont été, sauvagement, tués par les troupes françaises, lors de leur décrochage, ainsi que le directeur de l’école primaire, son épouse et ses enfants.
Le 1er juin 1958, le général de Gaulle a été investi par l’Assemblée Nationale comme Président du Conseil des Ministres. L’une de ses premières actions a été d’assainir la situation en Tunisie et au Maroc. Par un accord signé le 17 juin 1958, le général de Gaulle accepta que toutes les troupes françaises soient évacuées au plus tard le 1°octobre 1958, exception faite pour Bizerte. Les Unités sahariennes tunisiennes ont pris alors la relève et s’investirent totalement, malgré leurs faibles moyens, dans ce Sahara majestueux.
Compte tenu de tous ces évènements et pour y faire face, l’Armée nationale a mis sur pied d’autres unités, entre 1957 et 1960 : le 4°bataillon d’infanterie à Gafsa commandé par le capitaine Salah Hachani, le 5e bataillon à Bizerte commandé par le commandant Mohamed Kortas, les 6e et 7e bataillons à Tunis, le 8e bataillon au Kef commandé par le commandant Kaddour Ben Othman, les 9e et 10e bataillon commandés respectivement par les commandants Mohamed Limam et Ahmed Elabed) mis à la disposition de l’ONU au Congo ainsi que les bataillons des transmissions (commandant Bechir Bouaich), du génie (commandant Bechir Hamza), et du transport (commandant Sadok Ben Mansour). Ses effectifs qui étaient de 1700 hommes en juin 1956 ont été portés à 10.000 hommes en 1958 et à 30.000 hommes en 1960
B.B.
(*) Ancien sous-chef d’état-major de l’Armée de terre, ancien Officier adjoint du Commandant du contingent tunisien de l’ONUC (Katanga), ancien gouverneur.