Accueil Actualités Analyse : Écrans de vérité, ce que les fictions nous obligent à voir

Analyse : Écrans de vérité, ce que les fictions nous obligent à voir

Dans nos sociétés où la dramaturgie a longtemps contourné le trouble, préférant le confort du consensus, leur audace marque ainsi un tournant.
Mais ces œuvres ne prétendent pas renverser l’ordre établi. Elles ne hurlent pas, ne scandent pas, elles ne sont que dans une démarche militante.

Certaines fictions contemporaines ne se contentent plus de divertir. Elles s’affirment désormais comme de véritables fenêtres ouvertes sur des réalités sociales et culturelles complexes. Portées par des scénarios audacieux et une mise en scène soignée, certaines productions, qu’elles soient diffusées à la télévision ou sur les plateformes numériques, s’imposent comme des révélateurs puissants des transformations silencieuses à l’œuvre. Elles donnent à voir des sociétés en pleine quête d’équilibre, tiraillées entre la force des traditions et l’appel de la modernité.

À travers des récits profondément humains où se croisent tensions sociales, conflits familiaux, enjeux religieux et récits individuels, ces œuvres mettent en lumière les mutations profondes qui façonnent le tissu social de ces pays. Cette analyse propose d’explorer trois productions majeures : Lam Chamssia (Égypte), le long métrage saoudien À mon fils, et la série turque L’Encyclopédie d’Istanbul. Chacune, à sa manière, interroge les normes établies et soulève des questionnements essentiels tout en dévoilant des facettes parfois inédites de notre monde contemporain.

«Lam Chamssia» : Oser briser le silence sur l’inavouable

Avec Lam Chamssia, diffusée durant la deuxième quinzaine du mois de Ramadan et accessible sur une plateforme de streaming, la fiction égyptienne franchit un pas audacieux en abordant un sujet profondément tabou : le harcèlement sexuel des enfants, notamment lorsqu’il est perpétré par des membres proches de la famille ou du cercle amical. Ce fléau, longtemps ignoré dans le débat public, trouve ici une représentation sensible et maîtrisée, qui n’agresse pas frontalement les mentalités mais ose pointer l’indescriptible.

Portée par une écriture fine et subtile signée Mariam Naoum, l’une des plumes les plus engagées du paysage audiovisuel arabe, et mise en scène avec délicatesse par le réalisateur Karim El-Shinnawi, la série parvient à ouvrir un espace de parole là où le silence dominait. La performance exceptionnelle du jeune acteur Ali Beily, dans le rôle du garçon victime, bouleverse par sa justesse et l’intensité retenue de son jeu.

Le pari était risqué ; évoquer un sujet aussi sensible dans un pays considéré comme conservateur, à une période où les familles se rassemblent devant leurs écrans, aurait pu susciter une levée de boucliers. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit. Non seulement Lam Chamssia a été saluée par les critiques, et par le public, mais elle a également reçu des distinctions de la part des autorités officielles, preuve que le message a été reçu. La série ne prétend pas provoquer un changement immédiat des mentalités, mais elle amorce une prise de conscience collective. Elle permet de mettre des mots sur une réalité insoutenable, souvent dissimulée, et offre une voix à ceux que la société préférait ne pas entendre, ne pas voir.

En brisant le silence, Lam Chamssia assume pleinement le rôle que peut jouer la fiction, celui d’être un miroir qui reflète les blessures profondes, mais aussi un levier de transformation sociale. Elle nous rappelle que les œuvres de fiction, loin d’être de simples divertissements, peuvent devenir des catalyseurs puissants de débat et d’évolution.

«À mon fils» : un film, un miroir d’une Arabie saoudite en mutation

Le film saoudien À mon fils, réalisé par l’acteur et cinéaste tunisien Dhafer El Abidine, explore les tensions familiales et sociales au sein d’un royaume en pleine transformation. Il raconte l’histoire bouleversante d’un homme, Faysal, interprété par El Abidine lui-même, qui, après avoir épousé une Britannique et vécu à l’étranger, revient après 12 ans d’absence dans sa ville natale d’Abha, perchée à 2 300 mètres d’altitude, au cœur du sud-ouest saoudien. Le décès de son épouse et le diagnostic d’une maladie incurable précipitent son retour, motivé par le besoin de renouer avec ses racines, de confier son fils à sa famille, et d’apaiser les blessures du passé.

Ce retour n’est pas sans heurts. Le père, patriarche rigide et implacable, magnifiquement interprété par le grand acteur saoudien Ibrahim Al-Hassaoui, n’a jamais accepté les choix de son fils aîné, notamment son mariage hors des codes traditionnels. Pourtant, son cœur de fer a fini par se fissurer lorsqu’il a appris la maladie incurable de son fils, dévoilant une tendresse insoupçonnée. À travers ce conflit générationnel, le film met en lumière une société saoudienne encore solidement attachée à ses valeurs, mais désormais confrontée à ses propres contradictions. Devenu père à son tour, Faysal cherche à réparer le lien avec son propre père, tout en responsabilisant son jeune fils de sept ans, en lui transmettant des valeurs, la langue arabe et les premiers gestes de la prière. Parallèlement, il défend la cause de ses sœurs, empêchées de choisir librement leurs partenaires de vie.

L’émotion du film ne tient pas seulement au drame familial, elle s’exprime aussi à travers une proposition esthétique remarquable. Les plans d’Abha, saisis au crépuscule, baignés de lumière dorée et rythmés par le chant du muezzin en arrière-fond, lors de la rupture du jeûne sur le toit blanchi à la chaux, composent une poésie visuelle d’une grande intensité. Le spectateur découvre alors une ville suspendue entre ciel et terre, aux maisons de pierre aux couleurs de la terre et du feuillage sombre, où l’ancrage ancestral se lit dans chaque cour, chaque toit, chaque pierre. Abha oscille ainsi entre traditions immuables et aspirations modernes, portées par la restauration d’un musée ou l’organisation de festivals et par les longues autoroutes impeccables serpentant entre ses villages. Cette tension intérieure, cette dualité se cristallise dans les personnages féminins, en particulier les deux sœurs dont le héros tente de défendre la cause face à un père rigide, qui peu à peu se laisse attendrir. L’une sort, les cheveux à peine couverts d’une écharpe posée nonchalamment ou alors totalement dévoilée, selon les lieux, tandis que l’ainée reste attachée au voile intégral. Ce contraste vestimentaire, au sein d’une même fratrie, devient alors le miroir sensible d’une société en pleine mutation. En abordant avec délicatesse les tensions intergénérationnelles et la complexité des valeurs familiales, À mon fils devient une métaphore puissante de la mutation saoudienne. Il raconte une société qui, tout en se transformant, cherche encore les chemins d’une réconciliation avec elle-même.

«L’Encyclopédie d’Istanbul» : une jeunesse entre héritage et modernité

L’Encyclopédie d’Istanbul, série turque réalisée par Selman Nacar et diffusée sur plusieurs plateformes, nous plonge dans le quotidien de Zehra, une jeune étudiante interprétée par Helin Kandemir. Zehra incarne la fracture identitaire et générationnelle d’une Turquie partagée entre une modernité revendiquée et l’adhésion assumée à des valeurs conservatrices.

Son parcours est une oscillation permanente entre deux pôles : d’un côté, une mère sévère, retirée dans une ville éloignée, voilée, pieuse et gardienne d’un héritage moral; de l’autre, Nesrin, l’amie émancipée de sa mère, urbaine et moderne, qui souhaite s’expatrier en France et incarne une vision libérale et très critique de la société turque. C’est chez elle, à Istanbul, que Zehra loge.

À travers les hésitations de Zehra, qui prie en cachette, alterne entre bonnet, voile et cheveux au vent, refuse de boire de l’alcool tout en sortant en boîte avec ses amis, rejette à la fois le regard inquisiteur de sa mère et le mépris condescendant de Nesrin. La série donne corps à une jeunesse turque prise dans un entre-deux douloureux. Une scène, parmi les plus marquantes, la montre incapable de choisir entre une photo d’identité voilée et une autre tête nue, pour renouveler sa carte d’identité. Ce dilemme administratif, en apparence anodin, prend une dimension symbolique majeure. Zehra ne sait plus quelle version d’elle-même est acceptable, aux yeux de la société comme à ses propres yeux.

À travers Istanbul, dont l’architecture sublime sert de toile de fond à une introspection identitaire profonde, la série explore avec justesse l’ambiguïté d’une jeunesse déchirée entre l’héritage kémaliste, la montée d’un conservatisme religieux affirmé, et une soif d’autonomie personnelle. Zehra, figure centrale de ce tiraillement, rejette tour à tour les injonctions émanant de ces deux pôles farouchement opposés. En quête d’elle-même, elle tente de faire la paix avec sa propre complexité — ou son « ambivalence », comme elle la nomme avec lucidité — et finit par incarner une synthèse fragile, mais envisageable. À travers elle, la série esquisse un appel vibrant à dépasser les clivages, et à instaurer un dialogue sincère entre les différentes sensibilités qui composent la société turque contemporaine.

Faire évoluer les mentalités par le droit

Ces trois œuvres, profondément ancrées dans leurs contextes socioculturels respectifs, ont en commun le courage de porter à l’écran des sujets longtemps tus ou étouffés. 

Lam Chamssia ouvre un espace de parole autour du harcèlement sexuel des enfants, un sujet jusqu’alors tabou, particulièrement dans notre monde arabe. À mon fils explore les tensions entre valeurs ancestrales et modernité dans une Arabie saoudite en transformation. L’Encyclopédie d’Istanbul, enfin, met en scène les dilemmes identitaires d’une jeunesse turque à la recherche de sens, entre traditions religieuses et aspirations laïques.

Ces productions, par leur force narrative et leur audace formelle, témoignent des mutations profondes que traversent ces sociétés. Elles tracent également les premiers jalons d’un débat plus vaste, invitant d’autres pays, la Tunisie en l’occurrence, à oser affronter des questions aussi cruciales que les féminicides, l’inceste, les addictions, les conflits générationnels, la pauvreté, la marginalisation, la prostitution, le suicide des ados, la violence chez les jeunes ou encore les rapports entre hommes et femmes. En s’emparant de ces thématiques longtemps reléguées aux marges, elles participent pleinement à une reconfiguration des imaginaires collectifs.

Dans nos sociétés où la dramaturgie a longtemps contourné le trouble, préférant le confort du consensus, leur audace marque ainsi un tournant. Mais ces œuvres ne prétendent pas renverser l’ordre établi. Elles ne hurlent pas, ne scandent pas, ne sont que dans une démarche militante. Mais elles déplacent les lignes. Elles creusent des brèches là où tout semblait figé. Et c’est peut-être là, justement, que réside leur plus grande puissance ; dans cette capacité silencieuse mais tenace à offrir un espace où le réel, trop souvent étouffé, peut enfin respirer, s’exprimer, et venir nous bousculer.

Mais les fictions contemporaines devraient aller bien au-delà, elles peuvent interpeller directement les décideurs et les législateurs, en les incitant à repenser et à moderniser les textes de loi pour les adapter aux profondes mutations sociales en cours. Ce n’est qu’à travers cette étape essentielle, l’intégration des transformations sociales dans le droit, qu’un véritable changement pourra être amorcé. Une fois cette dynamique enclenchée, les mentalités, à leur tour, évolueront non sans heurts ni résistances, mais elles évolueront malgré tout.

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