
À quoi bon incarcérer les corrompus si l’argent détourné ne revient jamais à la collectivité ? En Tunisie, la réponse pénale repose encore trop souvent sur des peines privatives de liberté, coûteuses pour l’État et inefficaces pour la société. Plutôt que d’enfermer sans retour, pourquoi ne pas négocier intelligemment pour récupérer les fonds, sanctionner financièrement, et tourner ces fautes en réparation utile pour la nation ?
La Presse — En Tunisie, les affaires de corruption rythment depuis des années la vie publique. Elles suscitent à chaque fois une indignation légitime, suivie d’un réflexe devenu presque automatique, la demande d’incarcération. Comme si enfermer un corrompu suffisait à réparer ce qui a été volé à la collectivité.
Et si l’on observe froidement les faits, cette approche soulève de vraies questions. Que gagne réellement l’État – et plus largement la communauté nationale – à priver de liberté une personne dont le principal tort est de s’être enrichie injustement au détriment du bien commun ?
Payer avec son temps !
Faire purger une peine de prison à un corrompu coûte de l’argent public. Cela mobilise des ressources judiciaires, pénitentiaires, policières, sans jamais permettre de récupérer les fonds détournés. Pire, l’enfermement bloque souvent tout processus de restitution, car il écarte la possibilité de négociation, de coopération ou de réparation.
La prison est nécessaire pour les crimes de droit commun, en particulier les actes violents ou mettant en danger la vie d’autrui, tels que les meurtres, les agressions graves ou les viols. En revanche, lorsqu’il s’agit de délits économiques, son efficacité dissuasive est loin d’être démontrée. Dans les milieux d’affaires ou politiques, ce n’est pas la peur des barreaux qui freine les tentations, mais le risque réel de sanctions financières lourdes, immédiates et visibles. Car soyons lucides, pour beaucoup de corrompus, quelques années de prison — parfois adoucies par des conditions de détention privilégiées ou des aménagements de peine — ne représentent qu’un désagrément temporaire face à la perspective de conserver, à terme, une fortune illégalement acquise. C’est là que le système devient perversement inefficace. Il crée une alternative entre la privation de liberté et la restitution des fonds. Or, cette alternative ne devrait jamais exister. On ne devrait pas pouvoir choisir entre «payer avec son temps» ou «payer avec son argent», surtout lorsque cet argent n’est pas le sien, mais celui de la collectivité.
Ceux qui pillent les ressources publiques doivent comprendre que leur enrichissement injuste ne pourra jamais être conservé. Que chaque dinar volé sera traqué, réclamé, restitué. Voilà ce qui dissuade. Voilà ce qui répare. Et voilà ce qui donne à la justice un véritable pouvoir de transformation.
Une logique de justice utile
Il ne s’agit pas ici de banaliser la corruption ni d’offrir une impunité monnayée aux puissants, mais d’imposer un cadre qui ferme toutes les échappatoires. Il ne doit plus être possible de choisir entre rendre l’argent ou purger sa peine, comme si l’un pouvait absoudre l’autre. La seule voie acceptable est celle de la réparation intégrale, ferme et utile à la collectivité.
Cela suppose un principe clair : faire payer cher, très cher. Récupérer les fonds, imposer des amendes proportionnelles au préjudice, interdire d’exercer toute fonction publique ou économique pendant plusieurs années, publier les noms. Cette approche ne coûte pas seulement moins à l’État, elle rend à la communauté ce qui lui a été volé, et rétablit un minimum de confiance dans l’action publique.
Vers une justice plus adaptée
Cette vision n’est pas théorique. La Tunisie a déjà commencé à explorer cette voie avec la loi sur la réconciliation pénale, qui permet à certains prévenus de rembourser les sommes détournées en échange de l’arrêt des poursuites. Cette loi, malgré ses limites, introduit une logique de réparation plutôt que de vengeance.
Plus récemment, des réflexions ont été engagées pour généraliser les peines alternatives, notamment pour les délits non violents. Le travail d’intérêt général ou les sanctions financières ciblées pourraient devenir des outils puissants pour sanctionner sans alourdir un système carcéral déjà à bout de souffle.
Des exemples ailleurs qui montrent une autre voie
La Tunisie n’est pas seule à chercher une alternative aux peines privatives de liberté dans les affaires de corruption. D’autres pays ont déjà emprunté cette voie avec pragmatisme et parfois avec succès. Le modèle du «Deferred Prosecution Agreement» (DPA) appliqué au Royaume-Uni et au Canada en est une illustration marquante. Il permet à des entreprises ou des individus poursuivis pour corruption de négocier un accord avec les autorités, incluant des amendes lourdes, des obligations de transparence et parfois un engagement à réformer leur gouvernance. En contrepartie, les poursuites sont suspendues ou abandonnées, mais sous contrôle judiciaire strict.
En Colombie, des mécanismes de «justice transactionnelle» ont permis, dans certains cas, de récupérer rapidement des montants importants tout en désengorgeant les tribunaux. En Afrique du Sud, malgré un système encore fragile, des débats similaires ont émergé autour de la possibilité de recourir à des accords financiers dans les grands dossiers de détournement liés à l’État. Dans tous ces cas, l’idée est la même : transformer la justice pénale en un levier de réparation réelle, rapide et mesurable.
Ces expériences ne sont pas parfaites, mais elles ont le mérite de placer l’intérêt général au centre. Elles montrent qu’il est possible de punir autrement, en obtenant mieux.
Penser une justice responsable, pas seulement symbolique
Il faut avoir le courage de le dire, enfermer quelqu’un dans une cellule, c’est parfois le choix le plus facile. Cela rassure l’opinion, donne l’illusion de fermeté, satisfait la soif de sanction. Mais cette justice de façade, souvent spectaculaire, reste trop souvent stérile. Elle punit sans réparer, isole sans reconstruire. Et surtout, elle fait l’impasse sur ce que réclament en silence des millions de Tunisiens : que l’argent volé revienne à ceux à qui il appartenait. Cette exigence concerne tout autant ceux qui ont gouverné et se sont copieusement servis, que les grands ou petits commis de l’État, sans oublier le secteur privé, où il ne se passe pas un jour sans que l’on découvre qu’un receveur, un chef de service ou un directeur central a profité de sa position. La justice doit être équitable, certes, mais elle doit aussi être efficace. Chaque dinar volé doit être restitué.
Ce que les Tunisiens attendent aujourd’hui, ce n’est pas de voir des visages connus derrière les barreaux pour quelques années, mais de sentir que la justice les défend concrètement. Que chaque dinar détourné retrouve sa place dans un hôpital, une école, une route. Que ceux qui ont trahi la confiance publique en soient tenus responsables, pas seulement moralement, mais matériellement.
Ce n’est pas être indulgent que de vouloir une justice utile. C’est être pragmatique, courageux, tourné vers la réparation plutôt que vers la vengeance. Oui, certains méritent d’être écartés durablement de la vie publique. Mais s’ils peuvent rendre à la nation ce qu’ils lui ont pris au dinar près, alors pourquoi s’en priver ? Nos priorités sont urgentes. Et notre modèle judiciaire doit évoluer. Il est temps de sortir du réflexe du châtiment automatique et d’oser construire une justice plus exigeante, parce qu’elle réclame non seulement des comptes… mais aussi des résultats.