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« Curating Africa : Récits, territoires et imaginaires », avec N’Goné Fall : Entre héritage et transmission

À Tunis, l’intellectuelle sénégalaise N’Goné Fall a partagé son parcours et sa vision du commissariat d’exposition lors de l’atelier Curating Africa: Récits, territoires et imaginaires. À travers ses mots, c’est toute une histoire de l’art contemporain africain qui se dessine, marquée par la mémoire, l’engagement politique et la volonté farouche de transmettre. Une rencontre éclairante avec une pionnière du curating sur le continent.

La Presse — Active dans le champs de l’art contemporain africain depuis 1994, la Sénégalaise N’Goné Fall est commissaire d’exposition indépendante, critique d’art et experte en ingénierie culturelle. Elle est diplômée de l’École spéciale d’architecture de Paris, France, et a été, entre 1994 et 2001, directrice éditoriale de Revue Noire, un magazine d’art contemporain établi à Paris. Elle conçoit des expositions et travaille sur les politiques culturelles pour des institutions internationales et des gouvernements en Asie dans les Caraibes, en Europe et aux Etats Unis. Elle a également enseigné dans des universités en Egypte, en Afrique du Sud et au Niger.

Fall a publié des ouvrages consacrés à la photographie et aux arts visuels contemporains en Afrique, dont An Anthology of African Art: The Twentieth Century (D.A.P./Editions Revue Noire, 2002), Photographers from Kinshasa (Distributed Art Publishers, Inc., 2002) et Anthology of African and Indian Ocean Photography : a Century of African photographers (Distributed Art Publishers, Inc., 1998). 

A l’initiative d’Archivart, elle était parmi nous à Tunis pour prendre part à l’atelier «Curating Africa: Récits, territoires et imaginaires», destiné aux professionnel·le·s du secteur culturel, artistes, jeunes commissaires et chercheur·se·s. Au programme : une conversation modérée par Wafa Gabsi, co-fondatrice d’Archivart et la galeriste Selma Feriani, autour de son parcours, de sa vision du rôle du commissaire et des dynamiques artistiques sur le continent africain et un workshop portant sur les méthodologies curatoriales et les stratégies de développement culturel.

Il a été donc principalement question lors de ces deux rendez-vous, de curating ou commissariat d’exposition, qui est la pratique d’organiser une exposition, de sélectionner et présenter des œuvres d’art, souvent avec une approche critique et intellectuelle. Un métier qui n’est pas enseigné dans nos pays en Afrique mais qui, depuis quelques années, commence a solliciter plus d’intérêt académique. En Tunisie, par exemple, l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Sousse s’est doté d’un master professionnel en pratiques curatoriales et art de l’Exposition. 

Le talk, qui s’est tenu à la galerie Selma Feriani, était une belle et édifiante rencontre avec N’Goné Fall qui est revenue brièvement sur son parcours avant de mettre au cœur de son propos la fameuse Biennale de Dakar (Biennale de l’Art africain contemporain et Dak’Art) où elle a organisé sa première exposition en 1996 pour y curater une autre en 2002. Il s’agit de l’une des principales et des plus anciennes manifestations d’Art contemporain africain mettant en lumière les faires d’artistes africains et de la diaspora.

Instituée par l’Etat du Sénégal depuis 1989 avec une première édition dédiée à la littérature en 1990, elle est réservée à l’art contemporain lors de la deuxième édition en 1992 avant d’être définitivement consacrée à la création africaine contemporaine à partir de 1996. Elle fait aussi partie des rares anciens événements du genre dans le continent qui ont duré dans le temps contrairement à plusieurs autres qui ont fini par disparaître. La biennale de Dakar a permis de révéler de nombreux artistes africains, suscitant des vocations et participant à renforcer la crédibilité et la notoriété de différents intervenants : curateurs, critiques d’art, journalistes culturels, responsables de galerie, scénographes, etc. De nombreux événements sur l’art contemporain en Afrique comme en dehors du continent s’inspirent aussi de l’expérience de Dak’Art. 

Depuis sa création, des artistes tunisiens y ont pris part, à l’instar de Ali Louati qui a intégré son équipe curatoriale en 1998, Fatma Charfi en 2000 qui a reçu le grand prix, Rachida Triki en tant que curatirce en 2010 et d’autres encore.

Un héritage solide qu’il ont su préserver

«Pour savoir où on va, il faut savoir d’où l’on vient», dit un dicton populaire africain, aussi, pour expliquer les raisons qui ont fait que Dak’Art ait pu durer, N’Goné Fall est revenue sur le contexte de sa création, depuis le premier congrès des écrivains et des artistes du monde noir, d’Afrique et la diaspora en 1956, qui fut le catlalyseur. Cet événement majeur pour la communauté des intellectuels et artistes du monde noir a été organisé à Paris par la revue Présence africaine (Alioune Diop) et a réuni des participants d’Afrique, de l’océan Indien, des Caraïbes et du continent américain pour discuter de l’influence de la colonisation et du racisme sur la culture du monde noir et l’importance de l’unité culturelle.

«Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et d’autres encore avaient pour habitude de se réunir chez la femme de lettres martiniquaise Paulette Nardal qui fut la première femme noire à étudier à la Sorbonne et une des inspiratrices du courant littéraire de la négritude. L’histoire n’a pas retenu son nom contrairement à ceux des hommes, mais cela est une autre histoire…», nous dit Fall. Depuis ce premier congrès, une volonté s’était affirmée et posée en Afrique à travers des manifestations d’envergure comme Le Premier festival mondial des arts nègres (Dakar, 1966), celui de 1977 à Lagos, le manifeste culturel panafricain (Alger, 1969), la conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles en Afrique (Accra, 1975) et la charte culturelle de l’Afrique (Port-Louis ,1976) etc.

La Convention pour la sauvegarde et la promotion de la diversité des expressions (Paris, 1985) est inspirée par ces rencontres ci-dessus rappelées. En 1960, Senghor est devenu président de la toute nouvelle République du Sénégal, avec une constitution qui inscrivait le présidant comme protecteur des arts et des lettres. Il conféra aux arts et à la culture une place centrale, créant les infrastructures et octroyant aux artistes des moyens de se former, de vivre de leur art et d’exposer ce qui (à quelques exceptions près) n’existait pas à l’époque coloniale. Au sein de l’Empire français, les Beaux-arts étaient considérés comme une prérogative européenne, tandis que des centres artisanaux furent privilégiés pour relancer une production paradoxalement mise à mal par la colonisation.

Deux initiatives majeures ont été alors prises par l’Etat pour marquer l’importance de cette diversité : au niveau national, a été organisé le colloque sur les convergences culturelles au sein de la nation sénégalaise (Kaolack, juin 1994). Et, c’est en application des recommandations du colloque qu’est institué le Festival national des arts et cultures dont la première édition s’est tenue à Thiès en 1997.

Au niveau du continent est promue la Biennale de Dakar. Instituée en 1989 avec une première édition en 1990 consacrée à la littérature. Celle de 1992 est la première consacrée aux arts plastiques. Une édition ne sera pas organisée en 1994 et l’édition 1996 va ouvrir des biennales exclusivement réservées aux arts plastiques d’Afrique et de sa diaspora et non à l’art contemporain international.

Une histoire de transmission

Dak’art a été maintenue vivante grâce aussi et surtout aux artistes et intellectuels qui l’ont imposée dans les années 80 ( période à laquelle les musées ont fermé au Sénégral) et ont pris le temps par la suite de penser sa forme pour en faire à partir de 1996 une biennale panafriacine. «On a su prendre soin d’un héritage, de le faire grandir et surtout de le transmettre. On s’est renouvelé en étant conscients de notre passé», souligne Fall dans ce sens. «On a ouvert des portes, maintenant, il faut défoncer des murs», ajoute-t-elle en soulignant l’aspect politique de toutes choses. «C’est pour cela que j’ai choisi d’enseigner et de faire du mentorat. Je dis souvent à mes élèves qu’ils doivent mériter mon accompagnement parce qu’un jour ils devront le faire eux-mêmes».  

Revenant sur le curating, elle a insisté sur l’importance de prendre le temps pour comprendre le processus de création de l’artiste avant de se précipiter et juger d’emblée son travail. Pour ce qui est du marché de l’art africain et des tendances artistiques, elle a noté, que dans un contexte de crise mondiale, les gens misent sur l’art moderne qui reste une valeur sûre, indiquant que c’est celui du Nigeria qui se vend le plus. «Il n’y a pas de tendances qui se dégagent même au sein du même pays et l’offre est différenciée d’un pays à l’autre. Il y a eu un moment donné l’arnaque exotique de black body qui heureusement s’est dissipée. Il y a plusieurs approches et plusieurs initiatives et c’est tant mieux car reflétant la diversité de notre continent».   

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