
L’appel est lancé au Conseil supérieur de l’éducation et de la formation pour qu’il fasse de la lutte contre l’analphabétisme et l’abandon scolaire sa priorité absolue. Il ne s’agit pas seulement de réformer l’école, mais de sauver le projet social, démocratique et civilisationnel de la Tunisie.
La Presse — Le taux d’analphabétisme en Tunisie s’élève à 17,3 % en 2024 pour la population âgée de plus de 10 ans, selon les données préliminaires issues du recensement général de la population et de l’habitat effectué par l’Institut national de la statistique (INS). Les femmes devancent malheureusement les hommes avec 22,4%. Un léger mieux enregistré par rapport à 2014 (19,3%), mais il va sans dire qu’on ne peut parler de progression. Le taux d’analphabétisme reste élevé et inquiétant. Des mesures de toute urgence doivent être prises en vue de faire baisser le nombre d’analphabètes.
A ce titre, le Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement (Csee) est appelé à jouer un rôle primordial dans la lutte contre l’analphabétisme. D’autant que l’article 135 de la Constitution stipule que cette instance «émet son avis sur les grands plans nationaux dans le domaine de l’éducation de l’enseignement et de la recherche scientifique, de la formation professionnelle et des perspectives d’emploi». En novembre 2024, le ministre de l’Education a déclaré, devant les représentants des deux chambres, que son département prévoyait de collecter les différentes recherches, études et évaluations menées au sujet de la réforme du système éducatif avant de les soumettre au Csee.
Les causes sous-jacentes de l’analphabétisme
Il faut dire que certains projets entamés dans le cadre de la lutte contre l’analphabétisme et le décrochage scolaire précoce n’ont pas apporté les résultats escomptés. Il y a lieu de citer à titre d’exemple l’Ecole de la deuxième chance pour les adolescents de 12 à 18 ans dont le coup d’envoi a été donné en avril 2021. Ce projet visait à introduire de nouveaux mécanismes pour les adolescents et les décrocheurs en vue de leur intégration éducative et sociale et de répondre à leurs besoins spécifiques. Par preuve, en 2022, le taux d’analphabète s’élevait déjà à 17,7%. En 2024, il s’est établi à 17,3% comme précédemment cité. Du surplace qui mérite réflexion sur le plan national et suscite moult inquiétudes d’autant que les stratégies de lutte et les programmes visant à réduire l’abandon scolaire ont montré leurs limites au fil des ans.
Selon plusieurs études et rapports tunisiens et internationaux, avant l’épidémie de Covid-19, plus de cent mille enfants en âge scolaire quittaient l’école chaque année en Tunisie et à peu près 100.000 élèves se trouvaient en risque d’abandon scolaire, alertait l’Unicef dans un rapport publié en 2020. De son côté, le professeur Khaled Boughzou révèle dans une étude que le phénomène de la déscolarisation en Tunisie a évolué considérablement depuis les années 1980 pour dépasser 100.000 jeunes en 2012. Il s’agit, selon lui, d’un seuil psychologique qui a révélé l’échec du système éducatif tunisien, et ce malgré les grands efforts consentis dans l’éducation depuis l’indépendance en 1956. «Mille jeunes est un chiffre très élevé qui révèle un problème profond touchant tout le système éducatif avec toutes ses composantes, allant de l’élève lui-même à l’enseignant, en passant par les parents».
Au même titre, il est bien utile de rappeler que l’enquête par grappes à indicateurs multiples (Mics) réalisée en 2023 sous l’intitulé «Mon enfant quitte l’école» par l’Institut national de la statistique (INS) sous la coordination du ministère de l’Economie et de la Planification et avec l’appui technique et financier de l’Unicef, a déjà mis l’accent sur les principales causes qui conduisent au décrochage scolaire en Tunisie. L’insuffisance de moyens financiers est citée comme la première raison conduisant à l’abandon scolaire avec 31,2%. Le fait de ne pas avoir de bons résultats a conduit 29,6% des enfants à quitter l’école. Quant au niveau d’études de l’enfant quand il a quitté l’école, le taux est de 33,4% pour les lycées et alors qu’il est beaucoup plus élevé au niveau des collèges où il est de 64,2%. L’enquête a couvert un échantillon de 11.000 ménages répartis sur l’ensemble du territoire dont 7.326 en milieu urbain et 3.674 en milieu rural.
D’après la même enquête et selon les parents, plusieurs autres facteurs peuvent expliquer le décrochage scolaire précoce. Parmi ces facteurs, les redoublements successifs peuvent démotiver l’enfant et affecter sa confiance en lui. Certaines expériences négatives, comme la maltraitance subie à l’école, peuvent également conduire à un rejet du milieu scolaire. D’autres parents choisissent d’orienter leur enfant vers un emploi ou une formation professionnelle, estimant que le système éducatif classique ne répond pas à ses besoins. De plus, les méthodes d’enseignement proposées ne sont pas toujours adaptées au profil ou au rythme d’apprentissage de l’élève. La distance entre le domicile et l’école, ainsi que les difficultés de transport, peuvent aussi compliquer la scolarisation régulière dans les zones rurales. À tout cela s’ajoutent le désintérêt pour les études, les mauvaises fréquentations et les tensions familiales, qui peuvent tous jouer un rôle important dans l’abandon scolaire qui reste élevé.
L’origine du problème remonte à des décennies de défaillances accumulées.
Dans son témoignage à La Presse, le président de l’Association tunisienne pour la qualité de l’enseignement, Slim Kacem, déclare que l’annonce récente de l’Institut national de la statistique (INS) révélant un taux d’analphabétisme de 17,3 % en Tunisie aurait dû provoquer un véritable séisme socioculturel. Pourtant, l’indignation reste timide et l’action quasi inexistante. Il ne s’agit pourtant pas d’un simple indicateur secondaire: derrière ce chiffre se cache une tragédie humaine, un échec collectif et un frein colossal au développement de tout un pays.
Comment expliquer qu’en 2025, près d’un Tunisien sur cinq soit encore privé des compétences de base en lecture et en écriture ? L’origine du problème remonte à des décennies de défaillances accumulées, poursuit-il. «Dans de nombreuses régions de l’intérieur du pays, notamment le centre et le centre-ouest, l’accès à une école primaire de qualité, gratuite et à proximité reste un défi. En outre, les familles y subissent une précarité telle que la scolarisation régulière des enfants, en particulier des filles, passe au second plan, au profit du travail agricole ou domestique».
Slim Kacem nous explique qu’à cela s’ajoutent les limites criantes de notre système éducatif : sureffectifs dans les classes, programmes scolaires peu adaptés, absence de pédagogies différenciées, enseignants mal formés ou démotivés. Ces facteurs contribuent à une scolarisation de façade, souvent sans apprentissage réel. Et lorsque l’abandon scolaire survient — trop tôt, trop souvent — il ouvre la voie à l’oubli des acquis et à l’analphabétisme fonctionnel.
D’après lui, les conséquences sont dévastatrices. Dans certaines zones rurales, le taux d’analphabétisme des femmes dépasse les 50 %, les excluant de toute autonomie économique, sociale ou même sanitaire. «L’analphabétisme ne tue pas, mais il blesse durablement, en silence. Il prive de droits, enferme dans la pauvreté multidimensionnelle, et empêche toute participation réelle à la vie économique et sociale».
Quels sont les remèdes ?
Là où l’éducation s’efface, l’exclusion avance, enchaîne-t-il, évoquant à cet égard le chômage, l’exploitation, le travail précaire, la délinquance, la migration clandestine, la contrebande, la radicalisation, la drogue, le suicide… Autant de dérives nourries par le vide éducatif. Une société où une frange importante de la population reste analphabète est une société amputée de ses forces vives, minée dans sa cohésion, et freinée dans son développement économique.
Il est encore temps d’agir, fait-il remarquer. Il ne s’agit pas seulement d’ouvrir quelques classes de rattrapage symboliques. Il faut un plan national d’urgence, transversal, ambitieux, rigoureux et durable. Un plan qui mobilise l’ensemble des ministères concernés — Éducation, Famille, Jeunesse, Affaires sociales, Culture, Affaires religieuses — mais aussi la société civile, les collectivités locales, les médias, les entreprises et les partenaires internationaux sérieux. Un tel plan devrait comprendre la généralisation de l’enseignement préscolaire, en priorité dans les régions défavorisées et une réforme structurelle de l’enseignement primaire centrée sur les compétences fondamentales : lire, écrire, compter et raisonner, en y intégrant progressivement les compétences numériques de base. Il devrait aussi inclure l’évaluation rigoureuse des compétences des enseignants, accompagnée de plans personnalisés de formation continue de qualité, rendus obligatoires et sanctionnés par des évaluations périodiques, ainsi que la restructuration des parcours de formation professionnelle, pour offrir des alternatives valorisées et adaptées aux besoins, aux capacités et aux aspirations de chaque enfant et adolescent.
Ce combat, souligne le président de l’association en question, est un devoir national. «Nous lançons ici un appel au Conseil supérieur de l’éducation et de la formation pour qu’il fasse de la lutte contre l’analphabétisme et l’abandon scolaire sa priorité absolue. Il ne s’agit pas seulement de réformer l’école, mais de sauver le projet social, démocratique et civilisationnel de la Tunisie. Investir dans l’alphabétisation et l’éducation, c’est investir dans la paix sociale, dans la dignité humaine, dans la prospérité et dans l’avenir. Il n’est plus temps de tergiverser : l’urgence est là, maintenant».
L’impératif d’une réforme globale
Le budget alloué au ministère de l’Education pour l’année 2025 s’élève à 8.044 millions de dinars, soit 126 millions de dinars supplémentaires par rapport au budget de l’année 2024, selon le ministre du tutelle, Noureddine Nouri. Toutefois, la majeure partie de ce budget est destinée aux dépenses salariales et au développement des établissements scolaires, a-t-il précisé en novembre 2024 lors d’une séance plénière consacrée à l’examen de la mission de l’éducation à l’horizon 2025.
De notre côté, on est allé creuser encore beaucoup plus. Le constat a été alarmant puisque les dépenses de rémunération s’élevaient à 6495,500 millions de dinars en 2023, selon les statistiques publiées par la direction générale des études, de la planification et des systèmes d’information relevant du ministère de l’Education. Confirmant ainsi les déclarations du ministre. En 2023, le budget alloué par le ministère de l’Éducation au cycle primaire s’élève à 937,247 millions de dinars (contre 728,424 en 2022 et 598,986 en 2021), traduisant une augmentation notable, mais demeurant insuffisant pour atteindre les objectifs fixés, notamment en matière de lutte contre l’analphabétisme.
Le ministre de l’Éducation avait encore souligné lors de la séance plénière précitée que son département «s’emploie à assurer l’adéquation entre la promotion de la qualité de l’enseignement et le renforcement des ressources humaines à travers la formation continue des enseignants, afin d’améliorer le rendement du secteur éducatif en général». Il a, par la même occasion, mis en avant «la nécessité d’une réforme globale en mesure de consacrer un système éducatif équitable et de qualité conforme aux standards internationaux».
Il incombe donc au Csee de se pencher sur l’étude de ces causes avec les autres départements ministériels interférant dans les domaines de l’éducation, la formation professionnelle et l’emploi, la famille, la femme, l’enfance et les séniors…. D’autant que l’analphabétisme trouve sa source dans les inégalités sociales. «Le droit à l’éducation devait être garanti à tous, sur un pied d’égalité», n’a eu de cesse de souligner le Chef de l’État.