
Ces photographies ne sont pas des instantanés de voyage, ce sont des fragments d’âme, des empreintes lumineuses, des territoires affectifs. Le photographe s’efface, reste hors champ. Il accompagne, il ne capture pas. Il partage le « pain » comme il partage la route. Et dans cette fraternité, il fait de l’amitié une forme d’appartenance.
La Presse — Depuis le 9 mai et jusqu’au 28 juin 2025, Fakhri El Ghezal investit l’espace du 32bis avec «Returns», une exposition de soixante photographies argentiques en noir et blanc, retraçant les voyages qu’il a entrepris aux côtés de ses amis, sur les routes qui les ramènent à leurs terres d’origine. Un travail où la mémoire, l’amitié et la lumière s’entrelacent en une quête silencieuse et sacrée.
Fakhri El Ghezal n’est pas un photographe comme les autres. Né en 1981 à Akouda, il a fait de la lumière, du hors champ et de l’errance les fondements d’une pratique artistique plurielle : photographie, cinéma, peinture, dessin. Mais c’est toujours vers l’humain qu’il revient — vers ces zones de l’intime où le regard devient un geste d’amour, de fraternité, de reconnaissance. Dans «Returns», son dernier projet, il suit les pas de ses compagnons sur le chemin du retour. Pas le sien, mais le leur.
Ce retour n’est pas nostalgique. Il n’est pas fuite ni repli. Il est mouvement vers l’origine — parfois vers la fin. “Parce que l’on revient à la terre première, souvent dernière, parce que l’on revient à sa mère, son père”, écrit Mohamed Ali Berhouma dans le texte d’accompagnement. Ces photographies ne sont pas des instantanés de voyage, ce sont des fragments d’âme, des empreintes lumineuses, des territoires affectifs. Le photographe s’efface, reste hors champ. Il accompagne, il ne capture pas. Il partage le « pain » comme il partage la route. Et dans cette fraternité, il fait de l’amitié une forme d’appartenance.
Les lieux nommés — El Fahs, Zriba, El Alia, Douar Chénenfa, Dzéria, Sidi Bou Gabrine, Thuburbo Majus — ne sont pas que des points sur une carte qui nous présente l’exposition à l’entrée du 32bis. Ils sont devenus, à travers les photos, les visages de ceux qui y retournent. Le paysage devient portrait. On ne voit pas toujours l’ami, mais on le devine dans la lumière qui sculpte la montagne, dans la poussière qui voile la route, dans la mosquée accolée à l’église oubliée. Ce que l’œil du photographe fixe, ce sont les réminiscences de l’ami. Son regard, sa mémoire, son monde, comme le suggère le texte de Mohamed Ali Ben Rhouma.
On croise alors un chien mort sur la route de Jougar, un ballon suspendu dans un panier, un verre de thé « Trabelsi » posé dans un coin, des maillots de sport que les enfants ne quittent jamais, une poupée désarticulée dans un coin oublié. Autant d’objets devenus fétiches, autant d’indices d’un quotidien traversé d’invisible. La photo devient un miroir : celui du spectateur, qui cherche à relier les morceaux, à construire le récit. C’est là le geste essentiel de Fakhri El Ghezal : celui qui cadre le hors-champ, qui laisse l’absence raconter l’histoire.
Le noir et blanc n’est pas un artifice esthétique. C’est une ligne directrice. Il travaille le grain de l’image comme on travaille la terre : en rugosité, en densité. Rien n’est lisse ici. L’exposition se présente presque comme un négatif, où l’on devine plus qu’on ne voit, où l’on ressent plus qu’on ne lit. Les contre-plongées annoncent un envol. Les surexpositions éclaboussent la rétine. Les compositions fragmentées — zooms, inserts, plans larges — forment un triptyque visuel où chaque fragment est à la fois autonome et relié au « Tout ».
Le photographe lui-même semble parfois dépassé par son outil. “Comme si l’appareil n’arrivait pas à saisir les intentions du photographe”, Cette lutte entre le regard et l’image donne naissance à une tension poétique permanente : chercher l’invisible à travers le visible, raconter l’inconscient par le réel. L’appareil n’est plus un témoin neutre. Il devient acteur, hésitant, tâtonnant, comme le regard qui cherche à se poser.
Ce qui frappe dans «Returns», c’est que le photographe ne retourne pas chez lui. Son village natal n’est plus qu’un point de départ. Akouda peut être un point de départ, jamais un point de chute, il reste long de son intimité à lui et se laisse appartenir à celle de ses acolytes. Akouda reste, comme lui en hors champ, un point zéro duquel part le regard pour rentrer chez l’autre.
Ou peut-être qu’il ne semble plus possible d’y revenir. Car le retour de l’autre devient alors sa propre voie : une adoption de tous les lieux traversés par ses compagnons. Son territoire n’est plus géographique, mais affectif, dessiné par les lignes de fuite de la fraternité. Le photographe se revendique du mouvement, du passage, de l’accueil.
Et pourtant, tout est là : repos, mort, fête, enfance, silence. Le projet prend des airs de rituel. C’est une traversée où l’on enterre, célèbre, retrouve. Où l’on boit, dort, rêve. Où le regard se fait dernier geste, dernière parole. Une invitation à baisser la garde, à se mettre à nu. A rejoindre ceux qu’on aime, là où ils vont, là où ils reposent. Avec «Returns», Fakhri El Ghezal livre bien plus qu’un travail photographique.
Il propose un acte de fraternité visuelle, un partage du regard et un retour qui ne s’adresse pas à soi, mais à l’autre. Le chemin du retour devient le territoire de l’amitié et l’exposition un hommage aux liens invisibles qui nous unissent. Ce n’est pas un retour en arrière, mais un retour vers l’essentiel.