Accueil A la une Audrey Chouchane, économiste régionale pour l’Afrique du Nord à la BAD : « La Tunisie a tout à gagner en renforçant ses liens avec l’Afrique »

Audrey Chouchane, économiste régionale pour l’Afrique du Nord à la BAD : « La Tunisie a tout à gagner en renforçant ses liens avec l’Afrique »

Alors que la Tunisie traverse une conjoncture économique délicate marquée par une croissance modérée, des déséquilibres structurels et des défis climatiques croissants, la Banque africaine de développement (BAD) vient de publier son nouveau Rapport Pays 2025.

Ce document stratégique propose un diagnostic approfondi de l’économie tunisienne, tout en traçant des pistes de réformes et d’investissement pour remettre le pays sur une trajectoire plus inclusive et durable.

 À cette occasion, La Presse s’est entretenue avec Audrey Chouchane, économiste régionale pour l’Afrique du Nord à la Banque africaine de développement (BAD).

Dans cet échange, elle revient sur les principales conclusions de l’étude, les leviers de croissance identifiés, ainsi que les grandes priorités de la coopération entre la BAD et la Tunisie.

La Presse — Le nouveau « Rapport Pays 2025 » publié par la BAD offre une vision actualisée de la situation économique de la Tunisie. Quels en sont les principaux enseignements ? 

Le «Rapport Pays 2025 » pour la Tunisie s’inscrit dans une nouvelle démarche de la Banque africaine de développement : compléter notre rapport continental annuel « Perspectives économiques en Afrique» par des déclinaisons nationales plus détaillées. Il combine des prévisions macroéconomiques pour 2025-2026 avec une analyse stratégique autour du thème « Tirer le meilleur parti du capital pour le développement ».

D’un point de vue macroéconomique, la croissance tunisienne devrait atteindre 1,9 % en 2025, puis 2,3 % en 2026. Cela peut sembler modeste, mais il faut le replacer dans un contexte économique contraint : une reprise agricole attendue après une longue période de sécheresse, un secteur touristique en redynamisation, mais aussi un environnement international tendu. Les conflits géopolitiques, les tensions commerciales et la demande atone de l’Union européenne — principal partenaire de la Tunisie — pèsent lourdement.

Un autre point critique est la faiblesse persistante de l’investissement, aussi bien public que privé. C’est un frein majeur à une croissance plus forte, plus résiliente et plus inclusive. Face à ce constat, nous avons travaillé en étroite collaboration avec les autorités et les statisticiens tunisiens pour produire une analyse réaliste, appuyée sur différents scénarios macroéconomiques.

Vous soulignez que certains leviers doivent être activés rapidement. Quelles sont les principales recommandations de la BAD à court terme ? 

Il faut agir sans délai sur plusieurs fronts. Premièrement, améliorer le climat des affaires. En effet, le tissu entrepreneurial tunisien et d’une manière générale le secteur privé possède un potentiel considérable, mais il est freiné par des lourdeurs administratives, une réglementation complexe et un accès au financement encore limité. En créant un environnement plus prévisible et plus incitatif, on favorise la création d’emplois, on dynamise l’investissement et on renforce les recettes fiscales indispensables à la soutenabilité budgétaire.

Deuxièmement, accélérer l’exécution des projets déjà identifiés comme prioritaires. Beaucoup sont prêts à être lancés mais subissent des lenteurs dans leur mise en œuvre. C’est une perte d’efficacité économique considérable. Troisièmement, renforcer la digitalisation, notamment dans la gestion budgétaire et fiscale, où les outils comme «Tuneps» montrent déjà des résultats positifs. Ce sont des vecteurs de transparence, d’efficacité et de réduction des coûts administratifs.

Finalement et non moins important, le développement des partenariats public-privé doit devenir un levier stratégique.

Dans ce cadre, il faut sécuriser le cadre juridique, encourager l’innovation et mobiliser les investisseurs privés autour de projets structurants. Sans cela, la reprise actuelle restera fragile. À cela s’ajoutent des réformes nécessaires, telles que la révision du code des changes ou encore des mesures incitatives pour stimuler l’investissement productif, en particulier dans les secteurs à forte valeur ajoutée.

Peut-on parler d’une reprise économique amorcée pour la Tunisie, malgré les défis structurels ? 

Les signes de reprise sont bien là, même s’ils demeurent encore timides. Après une croissance très faible en 2023 —seulement 0,4 %, marquée notamment par la sécheresse —, l’économie tunisienne a commencé à se redresser en 2024, avec une croissance estimée à 1,4 %. Nos prévisions tablent sur 1,9 % en 2025, puis 2,3 % en 2026.

C’est une dynamique progressive, mais encourageante.

Par ailleurs, l’inflation est en baisse, ce qui soutient la consommation des ménages, et le déficit budgétaire se réduit grâce à des efforts de consolidation. Mais il faut aller au-delà de la conjoncture. Il s’agit en fait d’engager des transformations structurelles pour éviter de rester dans une trajectoire de croissance molle.

Justement, la BAD insiste sur une nouvelle approche centrée sur les différentes formes de capital. Pouvez-vous nous expliquer cette perspective et ce qu’elle révèle dans le cas de la Tunisie ? 

Notre analyse repose sur quatre types de capital : naturel, physique, humain et financier. Chacun est un levier de développement, à condition d’être valorisé de manière efficiente. En Tunisie, le capital humain est un atout indéniable. Le pays forme une main-d’œuvre hautement qualifiée dans des domaines clés comme l’ingénierie, les mathématiques, les sciences et les technologies. Mais cette richesse est aujourd’hui mise à mal par la fuite des cerveaux. Le capital financier, quant à lui, reste un talon d’Achille structurel. Il limite la mobilisation de ressources, bride l’investissement, et freine l’émergence d’un secteur privé robuste.

L’enjeu est donc double : renforcer l’accumulation de ces capitaux tout en améliorant la productivité. Cela implique de créer un environnement local propice au développement des compétences, à la rétention des talents, à la formalisation de l’économie et à une gestion plus stratégique des ressources naturelles.

La fuite des talents est un phénomène préoccupant en Tunisie. Peut-on réellement inverser cette tendance ? 

C’est un défi complexe, mais pas une fatalité. La Tunisie investit massivement dans l’éducation, mais une partie significative des jeunes diplômés quitte le pays, faute d’opportunité à la hauteur de leurs compétences. Pour enrayer cette dynamique, il faut agir à plusieurs niveaux.

D’abord, créer des emplois qualifiés et des perspectives de carrière locales. Ce n’est pas uniquement une question de rémunération. Si l’on raisonne en parité de pouvoir d’achat, les écarts entre la Tunisie et l’étranger sont souvent moins importants qu’on ne le croit. Ce qui manque surtout, ce sont des environnements professionnels où l’on peut évoluer, innover, construire des trajectoires stables.

Ensuite, le développement de startup, de hubs technologiques, d’incubateurs et de mécanismes de financement adaptés est crucial. Il faut donner aux jeunes les moyens de concrétiser leurs idées sans être obligés de s’expatrier. Autre élément de la même importance, les réformes du climat des affaires, de la fiscalité et du système bancaire doivent aller dans le sens d’un accompagnement réel des porteurs de projets.

Vous évoquez souvent le capital financier comme un levier central. Quelles actions concrètes propose la BAD pour améliorer la mobilisation des ressources internes ? 

Le renforcement du capital financier est, en effet, au cœur de notre stratégie. Plusieurs mesures s’imposent. La première consiste à élargir l’assiette fiscale. Aujourd’hui, la charge repose de manière disproportionnée sur les salariés et les grandes entreprises, tandis qu’une part significative de l’économie reste informelle. Selon les estimations, l’économie informelle représente entre 26 % et plus de 50 % du PIB. Sa formalisation permettrait non seulement d’élargir la base fiscale, mais aussi d’améliorer la transparence économique.

Deuxièmement, il faut revoir les exonérations fiscales, dont certaines sont peu justifiées et coûtent jusqu’à 2,7 % du PIB. Troisièmement, il est impératif de lutter contre les flux financiers illicites : entre 1,2 et 1,8 milliard de dollars quittent le pays chaque année de manière illégale. Ce sont des ressources vitales qui échappent à l’économie nationale.

Par ailleurs, l’amélioration du recouvrement fiscal grâce à la digitalisation doit se poursuivre. Les outils numériques, lorsqu’ils sont bien exploités, permettent de moderniser la gestion publique, d’automatiser les processus, de réduire la corruption et de renforcer la confiance. C’est dans cet esprit que nous accompagnons plusieurs projets en Tunisie, notamment dans les domaines de la sécurité alimentaire, de la gestion de l’eau et de l’assainissement et de l’emploi.

En tant qu’économiste régionale pour l’Afrique du Nord, comment percevez-vous la position actuelle de la Tunisie dans son environnement régional ? 

La Tunisie a plusieurs avantages structurels dans la région: une base industrielle relativement développée, une main-d’œuvre qualifiée et un tissu entrepreneurial dynamique. Mais pour passer à l’échelle supérieure, il faut accélérer la diversification, l’innovation et, bien évidemment, s’ouvrir sur de nouveaux marchés.

La Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) représente une opportunité stratégique majeure. La Tunisie gagnerait à renforcer ses liens commerciaux avec l’Afrique subsaharienne, un marché en pleine expansion. Cela permettrait aussi de réduire sa dépendance à l’égard de l’Europe et de mieux absorber les chocs liés aux tensions géopolitiques mondiales.

Cela dit, l’intégration régionale reste encore incomplète, notamment en matière d’infrastructures et de logistique. Des progrès sont en cours, avec des projets de corridors régionaux, des efforts de coopération transfrontalière et une volonté partagée d’avancer. Mais il faut aller plus loin : harmoniser les réglementations, développer les chaînes de valeur régionales et renforcer la coordination des politiques publiques car, aujourd’hui, la Tunisie a tout à gagner à renforcer ses liens avec l’Afrique

Actuellement, la BAD accompagne cette vision à travers un portefeuille actif de 34 opérations en Tunisie, pour plus de 1,7 milliard d’euros, couvrant des secteurs clés comme l’eau, l’agriculture, les transports ou encore l’emploi des jeunes avec des programmes comme Cap Emploi. Notre objectif est clair : renforcer la compétitivité, la résilience et l’inclusion pour inscrire la Tunisie dans une trajectoire de développement durable.

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