Reportage : Bain de foule par procuration pour le candidat Karoui

Cette campagne par procuration, est-il besoin de le dire, a quelque chose de surréaliste, de tragique et de manque de sérieux. Cherchez l’erreur.  Elle est sans aucun doute dans une loi mal faite, compliquée, qui s’est noyée dans le détail, perdant de vue l’essentiel. Et l’essentiel est entre autres de n’avoir pas prévu qu’un candidat à la présidentielle puisse avoir des démêlés avec la justice. Dans ce cas que faire ? La loi reste silencieuse. Cela donne ceci, un candidat sous les verrous qui est en lice à la présidentielle.

Hier, vendredi,  l’équipe de campagne du candidat à la présidentielle, Nabil Karoui, a choisi de faire le tour des marchés des régions de La Manouba, Tebourba, Douar Hicher. Fateh El Hammami, membre du comité régional, affairé et laconique, nous explique qu’ils visiteront les marchés publics des zones environnantes pour distribuer des flyers et saluer la population. C’est tout. Il n’y a pas beaucoup à dire. Que dire dans des cas pareils ? Pas de candidat pour présenter son programme électoral, exposer ses priorités, saluer les gens dans la rue, sourire, prendre la pause, faire des selfies, répondre aux journalistes. Mais une ombre lointaine représentée par des portraits et un chiffre, le N°4, qui, tout de même, brigue la présidence de la République, détail important, depuis la prison. Nous avions l’impression d’assister à une pièce de théâtre tragi-comique où l’acteur principal s’est défilé et les comparses doivent jouer leurs rôles, cabotiner, sans le héros, essayant d’être naturels et crédibles jusqu’au bout. 

Une cinquantaine de militants et militantes, la plupart des jeunes, portant des T-shirts blancs estampillés d’une tête de lion avec une belle crinière, logo du parti « Au cœur de la Tunisie », attendait en bas de l’immeuble. On donne l’ordre, ils se mettent en marche.

Deux réactions distinctes attendaient les partisans de Karoui : ou on les ignore superbement, ou on s’arrête, on leur sourit et on attrape le dépliant tendu.  A vue d’œil, la deuxième catégorie était plus nombreuse que la première. Les gens étaient plutôt accueillants, on les saluait de loin, on les encourageait…

Selma l’inconsolable !

La situation étant ce qu’elle est, on se tourne vers les gens pour prendre le pouls de cette campagne par procuration. Selma, professeur d’éducation musicale qui vivait dans les pays du Golfe et qui a décidé de rentrer, se dit carrément en état de choc : «  Je vivais au Golfe, pendant 8 ans et j’ai rompu mon contrat pour rentrer chez moi. J’ai subi le choc de ma vie. « Allah Ghaleb ». Notre pays est corrompu, de l’administration aux responsables en passant par les gens ordinaires. Je suis inquiète parce que nous allons au-devant de graves problèmes voire une impasse. Non, je ne voterai pour personne, je ne prendrai pas la peine de me déplacer. Et, même si j’allais voter, et même si certains candidats étaient responsables et intègres. On ne les laissera pas travailler. Je sens que notre pays est dirigé par des groupes mafieux. Si ce n’était pas mon pays, je ne resterais pas un jour de plus. Je trouve que la situation sociale et économique est désespérante. Ajoutez à cela ce manque de valeurs ambiant. Les Tunisiens n’ont plus de valeurs. C’est l’opportunisme qui prévaut sur tout.  Et si on rencontrait 1 homme/1000, une fois séduit et soudoyé, il ne résistera pas longtemps à trahir son pays. Je suis l’actualité de près et je regarde les plateaux, ce sont des comédiens, rien n’est vrai. Ces élections ne sont pas en mesure de changer la situation, ni de mettre en œuvre de grandes réformes, comme ils disent. Peut-être dans deux ou trois générations qui doivent d’abord être initiées aux vraies valeurs : la vérité, la droiture, le sens des responsabilités, le patriotisme. J’enseigne à des élèves de 9e qui se mettent à tourner en dérision l’hymne national, à s’en moquer.  Mais, eux, ces enfants ne sont pas à blâmer. Ce sont les produits d’une situation générale. Ce sont les enfants de la révolution. Ils savent, ils sentent et comprennent que  ceux qui nous gouvernent ne sont pas des patriotes et ne mettent pas l’intérêt de la nation au-dessus de tout. Ils ne pensent qu’à leurs propres intérêts, garder le pouvoir, ramasser de l’argent. Comment voulez-vous éduquer des enfants dans un environnement pareil ? » Impossible de la consoler. Selma est inconsolable !

« Je boycotte les élections »

On se tourne vers Hafedh, fonctionnaire de son état, même topo, hélas : « Des élections présidentielles, pour quoi faire ? On ne voit aucun changement.  Et même si un candidat est bien intentionné, que pourrait-il faire dans un pays comme celui-là ? Depuis 2011, on nous présente des programmes nouveaux et de nouvelles élections, où sont les résultats ? Quant à l’incarcération de Nabil Karoui, les uns disent que c’est un règlement de comptes politiques, d’autres mettent en avant l’impartialité de la justice. Où se situe la vérité ? Je n’en sais rien.  Et je boycotte les élections. Aucun candidat ne peut rien changer ». Stupeur et tremblements !

Son ami Mokhtar développe heureusement un avis différent : «  Concernant les candidats, ils ne sont pas clairs ni cohérents. Ils nous parlent de campagne électorale présidentielle et d’un programme de développement. Que vient faire le président dont les prérogatives sont limitées dans les questions économiques et sociales. Le programme de développement ne relève pas de ses attributions. Maintenant, oui, je crois qu’il y a certains candidats qui me paraissent valables. Mais je n’ai pas encore décidé pour qui voter. Peut-être que je voterai pour de nouvelles têtes, qui se présentent pour la première fois. Mais ceux qui sont devenus des professionnels de la politique, qui ont appris à parler, juste parler, ne m’intéressent pas. Pour ce qui concerne Nabil Karoui, il y a certainement un dossier à charge et des preuves contre lui. Autrement on n’aurait pas pu le jeter en prison. Cela dit,  ils se sont débarrassés d’un concurrent, cela ne fait aucun doute. »

« Celui qui aide les gens nécessiteux a été écarté »

Après avoir essuyé plusieurs refus de gens qui regardent avec méfiance le dictaphone, Lilia femme au foyer accepte enfin de nous répondre. C’est une alliée spontanée de Nabil Karoui, elle ne s’en cache pas : « Je souhaite qu’il soit libéré, pour qu’il participe aux élections comme tous les autres candidats. Je ne connais pas les dessous de la politique, mais je constate qu’il aide les gens nécessiteux. Je veux qu’il soit libéré. Après les Tunisiens décideront pour qui voter.  Pour ma part, tous les hommes politiques portent des masques. Mais celui qui est proche des gens a été écarté, pourquoi ? »

Une vieille dame répond en refusant de s’arrêter : « Je veux que Karoui soit libéré, parce qu’il est bon et généreux. C’est lui qui porte secours à ceux qui habitent les taudis. Ceux qui vivent dans la boue. Qui les a aidés ? Les gens d’ici ? Je vous pose la question.  Personne ne les a aidés. L’argent qu’il a distribué provient de pays amis, étrangers,  de donateurs tunisiens, ce n’est pas son argent. Et, pourquoi l’a-t-il fait ?  Lorsque son fils est décédé, quand il était à l’étranger, il est venu pour faire du bien, «yrahem à la oueldou ».

« Je veux un dirigeant autoritaire »

Basma, travaille dans l’Assurance. Oui fait-elle avec la tête  à notre interpellation : «  Je veux parler. Nabil Karoui est patron d’une chaîne de télé, qu’il s’occupe de sa chaîne, que vient-il faire dans la politique ? Ce n’est pas un homme d’Etat. Nous avons besoin d’un homme fort qui sorte le pays de la crise. Oui Karoui aide les gens. Peut-être qu’il a bon cœur. Mais, le fait d’aider les gens nécessiteux n’est pas un argument suffisant pour me convaincre de l’élire. La Tunisie a besoin d’autre chose. Idem pour les autres candidats et partis. Celui qui s’est présenté par le passé et a gouverné, celui qui a eu sa chance, doit céder la place aux autres. On veut du sang neuf. Bien sûr que je vais exercer mon droit de vote. Mais jusqu’à présent, je ne me suis pas encore décidée. Nous avons besoin d’un homme d’Etat. Un homme qui décide et non pas qui laisse faire ses conseilleurs qui lui soufflent quoi dire, quoi faire. Ecoutez, je suis en faveur de l’application d’un peu de dictature. Nous avons essayé la démocratie et la liberté, qu’est-ce que cela nous a rapporté ? Nous ne sommes pas encore prêts.  Je veux un dirigeant autoritaire qui mette de l’ordre dans le pays mais qui soit honnête, intègre, qui ne nous vole pas. Nous nous sommes débarrassés de Zine Al Abidine, il a été remplacé par d’autres qui ont volé plus que lui. Avant c’était une famille maintenant ce sont les partis politiques. »

Interpellant un monsieur entre deux âges, au volant de sa voiture, qui refuse même de donner son prénom, il nous répond tout de même : «  Je considère que Karoui ne me représente pas. Il aurait dû rester dans l’humanitaire, ne pas entrer en politique. Peut-être qu’il aurait dû se présenter au rendez-vous électoral prochain. Je sens qu’il a mis à profit son association pour faire son entrée en force en politique. Ceci me gêne un peu. »

Cherchez l’erreur

Interpellant un passant, un vieux Monsieur jovial, il nous répond en souriant : « Nabil Karoui, si je pouvais l’aider pour le sortir de sa prison, je le ferais.  Mais si la justice était appliquée, Karoui ne serait pas en prison. » Voila qui est dit.

Cette campagne par procuration, est-il besoin de le dire, a quelque chose de surréaliste, de tragique, et de manque de sérieux. Cherchez l’erreur.  Elle est sans aucun doute dans une loi mal faite, compliquée, qui s’est noyée dans le détail, perdant de vue l’essentiel. Et l’essentiel est entre autres de n’avoir pas prévu qu’un candidat à la présidentielle puisse avoir des démêlés avec la justice. Dans ce cas que faire ? La loi reste silencieuse. Cela donne ceci, un candidat sous les verrous qui est en lice à la présidentielle.

Dans ce reportage, nous vous avons présenté les réactions d’un échantillon hétéroclite de citoyens tunisiens. Que dire de plus ? Nabil Karoui est connu pour être un homme extrêmement intelligent, rusé, un florentin, un négociateur redoutable qui ne lâche jamais prise. Pourquoi ne pas l’avoir à la tête de l’Etat ? Après tout. Au nom du grand Machiavel. Problème, il faut que la justice se prononce sur son cas. Deuxième problème : une partie des Tunisiens interrogés ne sont pas sûrs qu’une fois élu président de la République, Karoui fasse usage des nombreuses qualités dont il est doté pour défendre les intérêts de la Tunisie ou plutôt pour régler ses petites affaires à lui. Une fois que c’est dit, quelles sont les chances de Nabil Karoui de passer au second tour ? Seuls les électeurs décideront.

Hella Lahbib

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