Partis politiques : Quelle place pour la justice transitionnelle ?

L’indemnisation des victimes de la torture, la réhabilitation des martyrs des années de braise et le dévoilement des vérités tues au centre de la campagne «Pas de retour»

Dans le contexte électoral actuel, la justice transitionnelle refait surface. La société civile semble la défendre bec et ongles en souhaitant la voir figurer sur les agendas des partis politiques candidats aux législatives de dimanche prochain. A ce sujet, Avocats sans frontières (ASF), en partenariat avec Al Bawsala et le Ftdes (Forum tunisien des droits économiques et sociaux), a tenu une conférence de presse pour présenter les résultats de la matrice de l’engagement des partis politiques envers les principes de la justice transitionnelle, mais aussi la perception des Tunisiens à cet égard. Le lancement de la campagne nationale «Pas de retour (La roujouâ)» a fait également l’objet de cette conférence. «Plus qu’un outil de sensibilisation, c’est un projet qu’on a mis en œuvre depuis une année avec nos partenaires tunisiens, afin d’aider à intégrer la revendication de la justice transitionnelle dans les programmes électoraux», souligne, d’emblée, le directeur de ASF-Tunisie. En quelque sorte, un plaidoyer en faveur d’une justice transitionnelle institutionnalisée, tranchante et équitable, qui soit en mesure de rétablir les victimes dans leur dignité, rendre compte des crimes commis par le passé et réaliser la réconciliation nationale. Cela fait suite au rapport final de l’IVD dont la mission a pris fin il y a quelques mois. Et d’ajouter que cette campagne intervient à point nommé pour remettre les objectifs de la justice transitionnelle sur l’agenda politique des partis en tant que processus constitutionnel et revendication populaire.

Ces questions qui fâchent

Pour M. Abderrahmane Hedhili, représentant du Ftdes, la campagne «Pas de retour» est partie d’un climat social sous haute tension, où plusieurs dossiers sont encore en suspens : environ 70.000 ouvriers de chantier en sit-in ouvert, femmes agricultrices surexploitées, employés du textile abusivement licenciés et plus de 100.000 élèves abandonnent annuellement l’école, il y a là raison de se révolter et demander justice. D’ailleurs, «le verdict du premier tour de la présidentielle ne nous a point surpris. Car ce sont les plus démunis qui ont voté antisystème, voire un vote sanction contre toute une vieille classe politique sclérosée, passive et sans promesses», explique-t-il. On insiste, ici, sur la justice transitionnelle, en tant qu’acquis constitutionnel et un des objectifs de la révolution de janvier 2011. Qu’en pensent les Tunisiens ? Plus de 1.000 échantillons représentatifs des différentes catégories sociales basés sur cinq questions principales relatives aux droits de l’Homme, à la confiance dans les institutions, la lutte contre la corruption, la justice transitionnelle et aux médias. Leur perception en est quasiment négative.

Question droits de l’Homme, 80% des enquêtés voient que les violations et dépassements gravement commis sous l’ancien régime devraient être dévoilés, alors que plus de 70% croient que la torture dans les postes de police existe encore. Près de 60% des Tunisiens n’ont plus confiance dans l’institution sécuritaire et 76% ne croient pas en leurs élus à l’ARP. Pire encore, près de 94% des interviewés déclarent que la corruption a impacté négativement l’économie, tandis que 60% pointent du doigt l’administration, l’accusant d’être le secteur le plus corrompu. Côté justice transitionnelle, une majorité de Tunisiens (84% environ) appelle à la réforme des institutions de l’Etat pour que ne soient plus répétées les atteintes aux droits de l’Homme telles que commises par le passé. Et 70% d’entre eux pensent que la réconciliation nationale est une condition préalable au dévoilement de la vérité, à la reddition des comptes et à la poursuite des coupables. Cela fait que 66,5% des Tunisiens sondés voient que ces objectifs de la justice transitionnelle sont de nature à faire l’objet de programmes électoraux. Ce qui, semble-t-il, n’est pas le cas.

Réforme judiciaire, tout d’abord !

Selon, M. Khayem Chamli, coordinateur du projet auprès de l’ASF, cette revendication, qui s’inscrit dans un projet de réforme sociétal, puise au cœur de la transition démocratique. Nos partis politiques, partenaires au pouvoir, ont-ils fait le suivi ? Autant dire, ont-ils honoré leurs engagements envers les principes de la justice transitionnelle ? Statistiques à l’appui, ils n’ont pas répondu à l’appel. Leurs campagnes électorales, qui battent actuellement leur plein, semblent, jusque-là, figées, n’ayant exprimé aucune position sur cette question. M. Chamli précise que l’échantillon représentatif a concerné les partis candidats présents dans toutes les circonscriptions électorales, tels que Ennahdha, Tahya Tounès, Afek, Nida Tounès, Beni Watani, Al Badil, Courant démocratique. Tous ces partis n’ont montré aucun intérêt pour la justice transitionnelle, a-t-on retenu des analyses de leurs programmes respectifs. Selon lui, l’observation de leurs campagnes a tenu compte des cinq principaux objectifs de la justice transitionnelle. Primo, la vérité, le dédommagement et la conservation de la mémoire nationale. Secundo, la lutte contre l’impunité pour rendre justice aux victimes. Tertio, la réforme de l’appareil judiciaire. Puis de l’appareil sécuritaire. Quarto, mettre fin aux inégalités régionales pour une société plus solidaire. Sans aucun doute, ces revendications font le socle fondamental de ladite campagne «Pas de retour». M. Seifeddine Ben Tili, coordinateur du projet à Al Bawsala, en a présenté les grandes lignes. Sous forme d’une plateforme électronique, la campagne a pris, ici, comme exemple huit affaires sur un ensemble de 178 dossiers encore sur les bureaux des juridictions spéciales relatives à la justice transitionnelle : l’affaire Kamel Matmati, Nabil Barakati, le bassin minier, les martyrs de Thala et Kasserine, l’émeute du pain à Sfax, l’affaire Barraket Sahel, Sabbat Edhlem, et les deux coups d’Etat survenus du temps de Bourguiba et à l’époque de Ben Ali. Pour Mme Raoudha Karafi, présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens, il n’y aura plus de justice indépendante si les magistrats ne se débarrassent pas de l’hégémonie de l’exécutif. Ce dernier, conclut-elle, est appelé à ne pas mettre la main sur l’appareil judiciaire. C’est l’un des défis à relever pour réussir le processus de la justice transitionnelle.

Kamel FERCHICHI

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