législatives 2019 Et maintenant, que va-t-on faire ? : « Si des gouvernements instables se succèdent, nous irons tout droit vers la paralysie »

Ce qui devait arriver arriva. La victoire d’Ennahdha est pratiquement confirmée, premier parti en nombre de sièges au Parlement. Le Bardo, la chasse gardée de Montplaisir, la sphère de pouvoir que Ghannouchi n’a jamais voulu céder. Cette-fois-ci, il a dû courir pour arracher la première place à son adversaire, Nabil Karoui. Président du parti Qalb Tounès, en état d’arrestation, qui, malgré ses déboires judiciaires, est arrivé deuxième. Ça s’est joué dans un mouchoir de poche. Ce qui explique la cacophonie qui a duré quelques heures, durant lesquelles chacun des deux réclamait la victoire. Sinon des listes indépendantes ont damé le pion à des partis classiques et sont propulsées sur le podium à quatre marches. La coalition Karama reçoit ainsi son trophée. Le nombre de sièges attribués n’est pas définitif. Les calculs au plus fort reste sont en cours. Toutefois, cela ne devrait pas changer la tendance.
Pour ce qui est de la question purement procédurale, Mme Hasna Ben Slimane, membre du conseil de l’Isie, nous informe que dès l’envoi des P.-V. par les instances régionales des élections, « on peut obtenir des résultats partiels et les afficher sur le tableau live du Média Center au Palais des Congrès ». Mercredi 9 est donc la date butoir pour la proclamation des résultats préliminaires. S’ouvre ensuite la période des contentieux. En comptant les recours, les résultats définitifs seraient publiés au plus tard fin octobre-début novembre.

Un jeu de blocage et d’arbitrage exceptionnel
Pour ce qui est de la chose politique, nous avons eu avec Professeur Ounaïes une discussion que nous vous transmettons au style indirect. Observateur de la scène politique et fin analyste, si on laissait de côté sa solide formation académique. Que pense-t-il de la nouvelle configuration du Parlement ? C’est une Chambre inespérée pour Ennahdha et pour Qalb Tounès, répond-il d’emblée. Une revanche pour Ennahdha et un défi fièrement relevé pour le parti de Nabil Karoui. Leur classement et leur volume permettent à ces deux partis de pratiquer un jeu de blocage et d’arbitrage exceptionnel. « De quelle manière ? » Les deux partis disposent désormais, selon Professeur Ounaïes, d’un dispositif de domination nahdaouie et d’arbitrage de Qalb Tounès, parti sorti du néant. Selon lui, cet état de fait devrait servir de leçon pour la gauche et notamment « le centre gauche : la base de la famille gardienne des valeurs démocratiques qui a éclaté en poussière. »

Tahya Tounès est en mesure d’entrer dans toute coalition
Néanmoins, la société tunisienne, foncièrement réformiste, n’y perdra pas le souffle : l’exigence de progrès, de modernité et de conquêtes politiques et sociales dans le sens des libertés individuelles et des valeurs universelles. Des exigences qui restent fortes dans la mesure où les gagnants connaissent fort bien leurs limites, espère M. Ounaïes. Certes, la politique de réformes connaîtra un frein, voire un blocage pendant cinq ans, regrette-t-il. Il faut réaliser que les partis les mieux représentés à l’Assemblée sont conservateurs. C’est un constat qui s’impose. «Peut-on considérer Qalb Tounès comme étant un parti conservateur?», c’est notre question. « Je le crains, oui, c’est un parti qui voulait le pouvoir pour les affaires, non pour les valeurs. Nous subirons pendant cinq ans une paralysie de la dynamique de progrès et de démocratie réformatrice qui sont l’essence même de la société tunisienne. » Les choses sont dites.
Cependant, le jeu n’est pas fini. L’élection du président de la République pourrait constituer un facteur catalyseur pour la droite ou un facteur d’équilibre. Nous verrons bien de quelle manière la prochaine étape modifiera le résultat actuel. « Peut-on envisager un troisième pôle qui regroupe le PDL, Tahya Tounès et quelques autres petits partis ou listes. Une fois alliés, ils peuvent représenter une troisième force au sein de la Chambre ? » Je ne le pense pas, répond notre interlocuteur, parce que les partis Ennahdha et Qalb Tounès ont des minorités de blocage. Ou bien les tiers entrent dans la coalition, ou bien ils seront condamnés à soutenir de l’extérieur. C’est le cas du Parti destourien de Abir Moussi qui va soutenir ou s’opposer, mais toujours de l’extérieur. Je ne le vois pas dans la coalition, analyse-t-il. Tandis que Tahya Tounès est en mesure d’entrer dans toute coalition, poursuit-il encore.

Ennahdha est en mesure de casser la coalition alternative
Abir Moussi est prête à négocier avec tous les partis sauf Ennahdha, en tout cas c’est ce qu’elle a déclaré, avons-nous rappelé. Abir Moussi raisonne en termes de coalition alternative à Ennahdha, tient à préciser M.Ounaïes. Or, si Ennahdha se place en premier, il sera invité d’office à constituer le gouvernement. En offrant aux futurs alliés suffisamment de postes attrayants. Ennahdha sera en mesure de casser la coalition alternative. Ce jeu, très logique, me fait douter de coalitions alternatives. Le parti de Abir Moussi est condamné à rester dans l’opposition.
« Qalb Tounès et Ennahdha ont crié sur tous les toits que jamais ils ne feront alliance, qu’en pensez-vous.  Est-ce un discours de campagne destiné à leurs partisans respectifs avant les élections ou bien peut-on prévoir une alliance possible ? » S’ils ne forment pas de coalition, la Chambre ira à court terme vers la dissolution, présage M.Ounaïes. Ils sont condamnés à former une coalition. Si les gouvernements instables se succèdent, nous irons tout droit vers la paralysie. A mon avis, ils formeront la base d’une coalition. C’est pragmatique. Les positions préélectorales et les compromis post-électoraux ne s’excluent pas nécessairement. Le Président Béji Caïd Essebssi disait, « après les élections de 2014, l’arithmétique parlementaire dictait une coalition avec Ennahdha». Il y était contraint.
« Peut-on s’attendre à avoir une opposition forte dans la mesure où Mohamed Abou s’est déjà déclaré dans l’opposition, et Abir Moussi, peut-être également ? » Les oppositions ne formeront pas un bloc. Elles resteront ponctuelles en fonction des propositions du gouvernement et en fonction de la vie de l’Assemblée nationale. Mais nous n’aurons pas une opposition cohérente. Nous aurons des oppositions disparates. « C’est une Assemblée où la famille démocrate centriste est segmentée, éparpillée ». Oui, elle est condamnée à un opportunisme de type démagogique ou électoraliste, répond l’analyste, mais elle ne pourra pas présenter des clés politiques ni peser sur les enjeux de gouvernement. De même, il est exclu qu’il y ait un gouvernement d’union nationale, alors que c’était concevable dans l’ancienne Assemblée. A l’exclusion du Front populaire, on pouvait imaginer un gouvernement d’union nationale, cette fois-ci, c’est exclu.

Ennahdha s’en tiendra à sa ligne conservatrice
« Depuis 2011, Ennahdha est au pouvoir, parfois de manière prédominante, parfois en arrière-plan avec des représentants minoritaires. Le fait est là, les nahdaouis gouvernent avec des partis progressistes qui défendent les libertés individuelles. Peut-on dire qu’Ennahdha s’est normalisé ? » Premièrement, le parti Ennahdha est normalisé. Sur le plan historique, le parti, avec sa prétention de devenir un parti civil et non plus dogmatique – sincère ou opportuniste, il est trop tôt pour le dire – prévient le Professeur, mais il s’est normalisé quand même. Aujourd’hui nous admettons Ennahdha comme un parti politique et non plus seulement comme une menace dogmatique et une épée de Damoclès sur la démocratie. Sur ce point, la normalisation s’est faite. Deuxièmement, Ennahdha est désireux de s’allier à des partis de progrès, comme ils l’ont fait avec Ettakatol. Ils ont intérêt à le faire, cherchant l’éclat d’un parti de progrès et pour se débarrasser de l’image d’un mouvement réactionnaire ou de régression. Cependant, Ennahdha s’en tiendra à sa ligne conservatrice, comme nous l’avons vérifié jusque-là, avec le projet de loi sur l’égalité dans l’héritage, rappelle-t-il. Les nahdhaouis tireront avantage de leur alliance avec des partis progressistes, mais ils ne céderont pas au progressisme, à la réforme et à la démocratie de progrès. Ils ont intérêt à avoir des partis de gauche captifs. C’est le jeu d’Ennahdha, et le parti le jouera à fond.

A quelque chose malheur est bon, dans ce cas-ci ?
« Il y a une liste qui se place à l’extrême droite, celle de Karama, c’est un groupuscule qui est né d’Ennahdha mais qui risque de porter atteinte à l’image de normalisation qu’Ennahdha souhaite projeter, qu’en pensez-vous ? » Ennahdha absorbera politiquement Karama avec beaucoup de naturel et sans états d’âme, répond notre interlocuteur. Ennahdha fera tout pour que la liste Karama soit naturellement annexée. Mais Ennahdda mettra en œuvre sa propre politique et non celle de Karama, ni d’aucun autre allié d’ailleurs. De ce fait, soyons certains que les enquêtes sur les assassinats politiques seront enterrées.
« Certains analystes avancent l’hypothèse que l’élimination de fait de la famille démocrate des enjeux politiques lui permettra de se reconstituer… ». Sur le long terme, il n’y a aucun doute, estime M. Ounaïes. « A ce titre, l’alternance est une des vertus de la démocratie. Mais pour le moment, la société tunisienne peut-elle se permettre le luxe d’un ajournement des politiques de réformes indispensables dans le sens du progrès social, des libertés individuelles et de l’enracinement de la démocratie, conformément à la vocation de la Révolution ? Pouvons-nous nous permettre ce luxe ? Nous allons payer un prix très élevé de cette leçon administrée au centre gauche et à la famille démocrate tunisienne. C’est un prix très élevé, mais nous le payerons. Ne perdons pas de temps » ! A bon entendeur !

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