Certains ont déjà voté, d’autres pensent le faire plus tard, d’autres encore n’en éprouvent pas le besoin. Dans ces quartiers qu’on appelle mélangés, où la classe moyenne inférieure cohabite avec les couches populaires, ce grand rendez-vous électoral ne va rien changer à leur quotidien immédiat. A quoi bon s’y intéresser?

Ce dimanche 13 octobre restera gravé dans les annales de l’histoire de la Tunisie. Une journée, chaude, avec un ciel couvert, un moment transitoire qui clôt l’été et ouvre l’automne. Une belle journée d’été indien. C’est aussi le jour du deuxième tour de la présidentielle 2019 ainsi que du troisième rendez-vous électoral national, en moins d’un mois. Pour ne rien vous cacher, les Tunisiens sont las de faire les allers-retours, entre chez eux et les bureaux de vote. D’autant que la plupart des gens ne croient plus en l’efficacité de l’exercice ni de ce qui va en découler, compte tenu des énormes défis qui attendent le futur quinquennat.

Nous avons ciblé, cette fois-ci, les quartiers périphériques de Tunis, Hay Ettahrir et Hay Ettadhamen. On circulait entre les cafés, les marchés et quelques étals de friperie. Il est encore tôt. On interpellait les gens, des femmes et des hommes, peu de jeunes. Certains ont déjà voté, d’autres pensent le faire plus tard, d’autres encore n’en éprouvent pas le besoin. Dans ces quartiers qu’on appelle mélangés, où la classe moyenne inférieure cohabite avec la couche populaire, ce grand rendez-vous électoral ne va rien changer de leur quotidien immédiat. A quoi bon s’y intéresser, donc, ni prendre le temps ?

Compte tenu de l’ambiance générale, avant de brandir le dictaphone, on demandait prudemment la permission. Les refus sont nombreux. Bref, pour trouver de bons « clients », comme on le dit dans le jargon des journalistes. C’est-à-dire, une personne qui accepte facilement de répondre aux questions et parle sans réserve, il fallait bien chercher. Voici un florilège de ce que nous avons fini par recueillir comme témoignages, dont la tonalité générale, on vous prévient de suite, dégage un grand désespoir. Le plus dur dans l’affaire, c’est un désespoir résigné !

Je lui demanderai d’améliorer le pouvoir d’achat des Tunisiens

Mme Hayet Bouzini, originaire de Zarziss, vit à la Manouba. Elle est enseignante au cycle primaire. A notre question, « Depuis 2011, j’ai toujours voté. Cette fois-ci encore, j’ai voté, et même, je suis assez satisfaite de l’offre et de mon choix. Dans mon entourage, c’est différent, nuance-t-elle. Certains membres de ma famille ont été  acculés à faire un choix qui ne leur convient pas vraiment. Les avis divergent. Mais moi, je dois dire que cet Etat démocratique qui a permis à un tel processus électoral d’avoir lieu est une victoire en soi. Je suis donc satisfaite et optimiste. La Tunisie est sur les rails, il reste du travail à faire. Mais au fond je suis assez fière de ce ce qui a été réalisé. » C’était notre première interviewée. Elle était confiante et souriante. Notre joie a été de courte durée.

Mme Sihem, mère au foyer, parle de ses grands enfants qui considèrent les élections comme inutiles. « Je ne vous cache pas, nous sommes face à un dilemme, nous ne savons pas pour qui voter. Il faut que les réformes soient appliquées. Je pense à mes enfants, ils sont au bord du désespoir, n’ont aucune foi en l’avenir. » Avez-vous quelque chose à demander au nouveau président ? « Si j’ai quelque chose à demander au nouveau président ? Oui, je lui demanderai d’améliorer le pouvoir d’achat des Tunisiens et de s’occuper du chômage des jeunes. » Voila qui est clair et structuré.

L’Etat ne nous connaît pas

Nous avons interpelé un jeune homme qui observait ses clientes fouiller les étals de vêtements de seconde main à la recherche de la pièce rare. Cigarette serrée entre les lèvres, il  est originaire du Kef, il a 23 ans. Le 6 octobre, il avait voté, malgré tout, sans trop y croire, il était chez lui. Cette-fois-ci, obligé de suivre son patron, un fripier détaillant, ils ont installé leurs stands dans un marché des quartiers cités plus haut. Interrogé, il répond d’une traite, sans colère, sans haine, blasé, déjà. « Je n’ai pas d’espoir de voir ma situation évoluer. Je travaille chez quelqu’un. Ce que je gagne suffit à peine à couvrir mes frais quotidiens. Parfois je parviens à économiser un petit pécule pour la famille. Sinon, je n’ai rien fait, rien réalisé, l’emploi est précaire, je ne vais pas pouvoir me marier, ni faire quelque chose de ma vie. D’ailleurs, je n’en ai plus la moindre ambition. Je n’ai aucun message à adresser au nouveau président. Ils lancent tous des promesses, n’en réalisent aucune. Nous sommes les oubliés, les laissés-pour-compte. Le prochain président sera comme ses prédécesseurs. Il ne fera rien du tout. Et même s’il essayait de réaliser une meilleure distribution des richesses, je sais que personnellement ainsi que les miens, nous n’en serions jamais les bénéficiaires. Nous sommes en bas de l’échelle, très loin. L’Etat ne nous connaît pas. Le seul échange que nous ayons avec les autorités se traduit par des sanctions et des amendes. C’est tout. »

Plus loin, nous croisons un couple, même état d’esprit, même lassitude, quoique moins désespéré : « Nous en avons assez, espérons qu’il n’y aura pas d’autres élections. La vérité, je n’ai aucun espoir que la situation du pays évolue positivement. J’ai voté presque en désespoir de cause.  Les deux finalistes n’ont ni l’un ni l’autre, la moindre expérience dans la gestion de la chose publique. Les deux ne me rassurent pas. » A notre question, s’il devait faire une analyse quant à l’état du pays. Il répond de suite : « Nos dirigeants sont responsables de tout ce qui nous arrive. Ceux qui ont le pouvoir. Ce sont eux qui volent et détournement l’argent public, non pas le citoyen ordinaire. »  Son épouse s’exclame : « Pourquoi la société de Phosphate Gafsa est bloquée, parce que gangrénée par la corruption. Dites-leur que nous avons été privés des ressources de notre pays, nous avons été spoliés, appauvris. Ils nous parlent de liberté. Que va-t-on faire de cette liberté, si on est pauvre ? Nous sommes gouvernés par des  incultes, sans foi ni loi, qui volent l’Etat et qui nous volent. S’ils devaient tuer, ils le feraient. Rien ne les arrête. Ils ne sont jamais rassasiés. Ils volent et continueront de voler. Je ne suis pas optimiste, je vous dis la vérité ».

Sommes-nous en train de vivre ? Non. Nous essayons de survivre

Une femme intervient sans y être invitée : « Je demande à la nouvelle classe politique de se pencher sur la réforme de l’enseignement, de l’administration, d’assainir le secteur des médicaments où la corruption bat son plein. Des malades pris en charge par l’Etat, par les caisses, sont obligés d’acheter leurs traitements qui sont détournés au bénéfice d’autrui. Moi, je ne veux pas que mon salaire soit augmenté. Mais je veux que les nouvelles autorités s’occupent de l’infrastructure. Pourquoi à chaque averse, dois-je rentrer à pied avec l’eau qui m’arrive à la taille ? Nous sommes conscients que la corruption s’est généralisée partout, dans tous les domaines et les secteurs. Les caisses de l’Etat sont vides. L’administration fonctionne au ralenti. Pour retirer un extrait de naissance, crie-t-elle, hors d’elle, je dois attendre entre trois à quatre heures. Alors qu’un monsieur arrive  après moi, on le fait rentrer par derrière, il récupère son papier et sort raccompagné par le responsable du bureau. Voilà la Tunisie. L’injustice est quotidienne. Je vous pose la question : sommes-nous en train de vivre ? Non. Nous essayons de survire». Cette animatrice d’enfant, Mme Saida, en a gros sur le cœur, elle continue sur sa lancée : « Non seulement, nos responsables sont des corrompus, en plus ils manquent de vision. Ils prennent le pouvoir, au lieu de diagnostiquer les problèmes, pour trouver des solutions, ils commencent d’abord à se remplir les poches, à détourner de l’argent, à s’enrichir. Nous en avons assez de cette dévorante cupidité. Malgré cela, poursuit-elle, je vais aller voter pour mes enfants. Je continuerai à voter, à exprimer ma voix et j’ai espoir que l’avenir de la Tunisie soit meilleur pour mes enfants. J’ai un ado qui refuse d’aller au lycée. Il m’a dit un jour, « pourquoi veux-tu que je fasse des études, viens, je vais te montrer les serveurs du café à côté, c’est des bac +4 et des bac +6. Je préfère apprendre un métier, suivre une formation et encore, va savoir si j’y ai droit ou pas ? »

Il devient de plus en plus difficile de les embobiner

Hassan Saadi, retraité de l’UIB, visiblement plus politisé que ses voisins a tenu à intervenir pour expliquer les raisons de son vote. « Je suis contre l’hégémonie d’un seul parti, analyse-t-il, c’est pourquoi j’ai voté. Je veux que le pouvoir soit équilibré. J’ai espoir que les cinq prochaines années soient meilleures que les précédentes. Et, je tiens à ce que le président ne cède en rien  de ses attributions. De même, la configuration de l’Assemblée me convient. L’opposition est dotée de groupes parlementaires importants. A condition qu’elle soit en accord sur les sujets importants pour pouvoir peser sur les questions importantes. »

La classe démunie qui arrive à peine à survire, selon le terme d’une interviewée, nous a parue, in fine, divisée en deux groupes distincts. Des parents, des adultes, conscients de la gravité de la situation, mais qui espèrent que les choses changent dans la stabilité, sans heurts ni violence. L’autre groupe, leurs enfants, est composé de jeunes révoltés, en colère qui ne comprennent ni n’acceptent qu’ils soient mis au ban de la société depuis des générations et soient ainsi exclus, oubliés. Eux, il devient de plus en plus difficile de les embobiner par un discours creux, par des accolades, et encore moins par des denrées périssables. Ils clament l’équité sociale, la justice, l’emploi, la condamnation des corrompus et un Etat juste et rassembleur. Ils ont réactivé l’idéal révolutionnaire de 2011, détourné à leurs yeux. Un idéal tellement spolié qui peut mener, au bout du compte, à une instabilité sociale, voire même à une forme de Terreur.

On était en train de ramasser nos affaires, pendant qu’une femme déboule vers nous, parle à voix basse en regardant autour d’elle, « hier ici, l’argent, je l’ai vu, a été distribué pour acheter des voix.» Vous les connaissez ? Notre question est restée réponse. La bonne dame était déjà loin. Décidément, il y en a qui n’ont encore rien compris.

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