Enquête : LE Kef – Secteur du transport collectif : Des permis de transport octroyés «à la tête du client»

Des Tunisiens à l’étranger et des fonctionnaires ont bénéficié illégalement de permis de transport sous l’ancien régime. La Commission régionale d’apurement du secteur de transport accuse les autorités régionales de ne pas procéder au retrait de certaines autorisations passées sous régime de location en violation de la loi. Des dizaines de plaintes ont été déposées devant le tribunal administratif contre la division de l’action économique de l’administration du gouvernorat pour non-respect des lois. 

« Nous avons souffert pendant de longues  années   à cause  d’un système  de gestion  du secteur du transport pourri et qui n’a pratiquement  pas changé dans le pays».  Ainsi s’indigne  Mongi,  chauffeur de taxi de la ville du Kef devant les pratiques jugées encore dépravées  de certains responsables régionaux  présidant sur le sort de ce secteur. Ecœuré   par la situation de près  d’un millier  de personnes  qui vivent de cette activité  dans cette région , il estime  que bien des dysfonctionnements parfois graves persistent toujours dans le secteur.
L’air débonnaire  et le visage miné par la misère de la situation et l’injustice du système, notre interlocuteur  ne mâche pas ses mots:  «Le secteur du transport est livré au trafic et au favoritisme».  Plusieurs chauffeurs,  dit-il, engagés depuis plusieurs années , par  des personnes  détenant des permis de transport, n’ont  toujours pas   réussi à obtenir  leur  propre titre.  D’autres  personnes étrangères à la profession, reconnaît-il , l’ont cependant  acquis illégalement en  franchissant, sans peine, le rubicon des commissions régionales en  charge du dossier du transport».
Autant dire alors que c’est toujours , selon lui, la galère et  la consternation chez  une grande partie  des  professionnels du secteur de transport  des personnes opérant dans ce gouvernorat.
Ces derniers  se  sentent très frustrés, comme l’explique un  autre  chauffeur de louage qui a  échappé  miraculeusement à la mort suite à un accident  tragique de la circulation.  L’un de ses collègues, également chauffeur de louage depuis huit ans, remet en cause les principes d’octroi de certains  permis de transport à des personnes étrangère au secteur.
Nous l’avons rencontré à la station du transport de la ville du Kef  où  nombreux chauffeurs sont venus nous  raconter leur misère en   soulevant  tous les dysfonctionnements  sous-tendant les activités de transport  dans la région.
Il y en a  même qui s’insurgent devant le comportement qualifié d’irresponsable des autorités régionales  face à ce qu’ils considèrent comme un manquement au  devoir d’appliquer les lois en vigueur. Notre enquête a révélé   des sons de cloches antagonistes et discordantes.

Un travail de vérification difficile de tous les permis accordés

«Nous sommes mécontents de la situation actuelle dans laquelle est plongé le secteur du transport dans la région du Kef  depuis plusieurs décennies et nous déplorons tous les dérapages que nous constatons en matière d’octroi de permis de transport des personnes. « Ainsi se plaint Bouaroui, chauffeur de louage, l’air timoré par les années de labeur sur  le trajet le Kef-Sousse et qui plus est,  se dit  outré, voire révolté  par les informations issues   des  différents rapports  de la commission  du secteur du transport  non régulier  des personnes du Kef .
Huit rapports ont  été élaborés  par la commission depuis 2012 et  ont permis, selon le directeur régional du transport au Kef, Zied Drissi, d’élucider   les tenants et les aboutissants  de ce dossier, jugé délicat, voire embarrassant , en concertation avec l’agence  de transport terrestre et les acteurs dans le secteur.  Des listes de tous les  titulaires de permis de transport ont été établies  et soumises aux caisses  de sécurité et aux recettes des finances afin d’enquêter, avec parcimonie, sur leurs identités exactes, leurs activités de transport , leurs revenus et leurs activités parallèles si elles existaient. Certains  fonctionnaires de l’Etat  figurent  sur ces mêmes listes.   Des personnes ayant une activité commerciale parallèle ont été aussi épinglées..
La commission a, pour ce faire, présenté aux professionnels du secteur les listes nominatives  des personnes qualifiées d’intruses dans le secteur ou opérant illégalement, à travers des subterfuges administratifs  sous régime de contrat. Elle a aussi  adressé des correspondances au tribunal administratif  pour statuer sur les cas de ceux qui ont  perdu leur nationalité, ou repris leurs droits civiques, ou passés en banqueroute.
D’autres correspondances ont été adressées aux municipalités  pour remettre à la commission la liste de ceux qui ont établi des contrats de location de leur permis de transport. Mais en vain, reconnaît le même responsable.
La commission s’est heurtée,  selon lui, à des difficultés de taille, telle la difficulté de prouver la résidence à l’étranger de certaines personnes et des opérations de location ou de cessation  des permis de transport.
Elle a, en outre,  rencontré des difficultés d’accès aux dossiers  sur tous les titulaires de permis de transport  et  de cartes professionnelles  auprès de la division  de l’action économique. Des casse- têtes ont été générés par ailleurs, par des chauffeurs, en activité ou en retraite, dont le revenu  ne dépasse pas trois fois le Smig  et titulaire de permis de transport.
D’où l’imbroglio qui a  donné lieu à une remise en cause des travaux de la commission par les professionnels du secteur, tant celle-ci  n’a nullement réussi, jusque-là, à l’apurer.

Permis illégaux  et résidence à l’étranger : deux points de litige

Pour ce faire et preuve à l’appui, le directeur régional du transport du Kef  a donné,  dans un récent rapport  soumis à la commission régionale du transport, au cours de l’une de ses réunions tenue au siège du gouvernorat , il y a  quelques mois, un large éclairage sur la situation prévalant dans le secteur du transport  dans la région.
«Nous avons identifié  par exemple 157 cas de   cessation d’activité pour une période  de deux ans  ou plus ,  mais aussi  29 dans  le secteur des louages, 13 dans celui des taxis individuels  et 115 dans celui du transport rural’. Mais fait grave, cela n’a pas, pour autant, abouti, selon lui,  au retrait de leurs permis de transport comme le stipule la loi.
93 autres cas concernent des agents de l’Etat, des collectivités publiques ou autres établissements publics à caractère commercial ou administratif ont été épinglés.  Ils  détiennent , de façon jugée déloyale, des permis de transport dont 49 unique ont un identifiant   auprès de la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (Cnrps) et 44 un identifiant unique auprès de la caisse nationale de sécurité sociale (Cnss),  15 autres mènent une seconde activité commerciale avec, preuve à l’appui encore, une patente  enregistrée auprès de la recette des finances  et 39   détiennent un code résident à l’étranger à la Cnss.  13 personnes  seraient également résidentes à l’étranger, sans preuve matérielle tangible toutefois.
La commission  voit, ainsi, sa crédibilité, ternie  par  son incapacité  d’annuler les permis  octroyés illégalement  , sans passage par les fourches caudines  des commissions régionales d’octroi de tels permis. Il en serait  de même pour les opérations de retrait des permis  dont les propriétaires ne respectent pas le règlement  du transport des personnes.
S’agissant du premier point, la commission  a montré des signes de faiblesse quant à sa  capacité  de prouver les opérations d’octroi illégal de permis de transport car elle n’a pas pu avoir  accès  aux dossiers, toujours  aux mains  de la division de l’action économique  du gouvernorat.
Cette dernière refuse, selon le directeur régional du transport,  de les  soumettre à la commission  en dépit des demandes pressantes qui lui ont été formulées  à maintes reprises.
Concernant les opérations de cessation ou de location «la commission d’apurement ne détient que quelques  copies de contrats obtenus par le biais  de certains citoyens ou de motions  qu’elles a reçues, sans pour autant  obtenir la certification  de leur authenticité de la part des municipalités», précise le président de la commission.
Les correspondances  adressées à ce sujet aux instances municipales sont restées lettres mortes et accablent du coup  la commission.

La Chambre régionale  des propriétaires des voitures» louages» se rebiffe

Le président de la Chambre régionale des voitures «louage» Noureddine Chargui,  n’a pas hésité,  quant à lui ,à  monter au créneau  pour dénoncer l’inertie de l’administration régionale face à ce qu’il a présenté comme  «des dérapages et  des dépassements» qui, selon ses propos, ont grandement nui à la bonne marche des  activités de transport  dans le secteur  des voitures de louage ou autres.
Les autorités, martèle-t-il, l’air  courroucé, «ne daignent même pas examiner toutes les recommandations de la chambre. Elle se contentent, à chaque fois, d’examiner celles inhérentes seulement aux autorisations»  alors qu’elle  devrait statuer sur une liste de 11 recommandations toutes aussi importantes les unes que les autres. Chergui déclare  que toutes  les  séances de travail organisées à l’échelle régionale ont, reconnaît-il, l’air quelque peu sidéré,  dévié  par rapport aux objectifs impartis aux réunions mixtes  sur les problèmes du secteur.   «Cela met la chambre dans une position inconfortable, notamment lorsque les participants à la réunion évoquent les questions des résidents à l’étranger détenteurs d’autorisations de transport ou les cas de ceux ayant une seconde activité ou appartenant à la Fonction publique ou au secteur étatique».
Il  soutient  que la colère des professionnels face à ce qu’il a qualifié d’une persistance de la politique du favoritisme et mêmes de pratiques illégales est justifiée.

Le chef de la division de l’action économique dément toutes les accusations
Quant au chef de la division de l’action économique  de l’administration du gouvernorat du Kef, Hatem Tébourski, il s’est révolté   contre les déclarations qu’il qualifie de  fallacieuses et  visant  à détourner la vérité sur l’état des lieux du secteur. « Tout s’effectue dans la transparence dans le secteur. La Chambre régionale du transport nous a ainsi même imposé son diktat pour la sélection  des  bénéficiaires, après la vague de manifestations survenues après la révolution».
Et de poursuivre, l’air gêné:  «Aujourd’hui nous regrettons seulement le fait  de n’accorder d’autorisation qu’aux professionnels  retenus dans la liste arrêtée en  2011 , en violation de la circulaire ministérielle de 2014 qui détermine les dates de dépôt des  dossiers et les critères d’octroi de cartes professionnelles ou d’autorisations de transport  public».
Celle-ci stipule que « toutes les demandes présentées en  dehors des délais prescrits ne sont ni prises en compte  ni traitées par l’administration».
Et d’ajouter : « Nous ne pouvons rien faire suite à l’accord passé à ce sujet avec la chambre, mais  n’avons pas, non plus, le droit de refuser  aucune nouvelle demande qui nous parvient en dehors de ce cadre,  nous la classons sans suite cependant».
Pour le tout dernier  concours  ouvert par le gouvernorat, seuls, dit-il, une quarantaine  de candidats  ont  déposé leurs dossiers  pour l’obtention de permis de  transport rural alors que 106 postes ont été mis à disposition   à cet effet. Les demandes soumises avant ou après la date requise ne seront pas prises en compte.
En cherchant à le bousculer un  peu  trop sur les accusations portées par la chambre au sujet de certains dérapages,  il répond l’air confiant. «Nous défions toute personne qui nous donne la preuve d’avoir soumis, par écrit, la moindre demande visant à obtenir des informations sur les détenteurs  de cartes  professionnelles ou d’autorisations de transport, car nous avons tout fait pour mettre fin aux dérapages , sauf  pour les cas  de l’identification de résidents à l’étranger, détenteurs de permis de transport public ou les cas de location de permis surtout que les municipalités ne nous répondent pas sur certaines correspondances pour l’identification des  signataires  des contrats de location», affirme -t-il sans réserve.
Mais la vérité ne semble point  se dégager  dans un camp comme  dans l’autre. Le mystère continue à entourer bien des points  de litige  entre l’administration et les professionnels du secteur du transport, qui se renvoient la balle.
Cela nécessite, inévitablement, un travail laborieux de la part du ministère du Transport afin de rendre plus de transparence et  de justice  en faveur des professionnels dans ce secteur très sensible  et névralgique pour l’activité sociale dans le pays notamment dans les régions de l’intérieur  où la mobilité difficile  requiert une révision du système de transport dans les zones rurales dès lors que la population  peine à se déplacer facilement.

Jamel TAÏBI

Cette enquête a été réalisée  dans le cadre du programme «Journalisme d’investigation et bonne gouvernance dans la région du nord-ouest piloté par Médias Développement Centre (MDC)

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