Interférence entre vie médiatique et vie politique : Manipulation des médias ou atteinte à la liberté de la presse ?


Ce n’est plus une affaire purement médiatique et cela prend de jour en jour une dimension politique, alors que l’enjeu est de taille: tenir les médias à l’écart de toute tentative de manipulation et d’exploitation politique.


La diffusion annoncée puis, semble-t-il, annulée par la chaîne El Hiwar Ettounssi, d’une série d’enquêtes visant les éventuels dépassements du parti Ennahdha ainsi que ses dirigeants, dont notamment Rached Ghannouchi et sa famille, ne cesse de prendre de l’ampleur et de laisser l’opinion publique perplexe en guise d’éclaircissements et même assoiffée d’une information vraie loin de tout calcul politique.
Retour sur les faits : le jour de l’émission d’une décision de justice l’interdisant ainsi que son épouse de voyage, le patron de la chaîne Elhiwar Ettounssi, Sami Fehri, a annoncé lui-même la diffusion prochaine d’une série d’enquêtes qui révéleront des vérités sur d’éventuels dépassements financiers du parti Ennahdha et ses dirigeants ainsi qu’une présumée mainmise exercée par la famille Ghannouchi sur la décision politique du parti islamiste. Une annonce qui a rapidement fait polémique et s’est propagée comme une traînée de poudre dans les médias et à travers les réseaux sociaux, certains même s’impatientaient pour découvrir l’une des premières enquêtes d’investigation menée par un média tunisien sur un parti politique.
Mais, malheureusement, ces espoirs de voir et suivre une véritables série d’enquêtes d’investigation se sont vite dissipés, car la chaîne a, après seulement deux jours, retiré la bande d’annonce de ces enquêtes de tous ses canaux de communication, y compris ses pages sur les réseaux sociaux et son site électronique, ce qui laisse présager que le patron de la chaîne s’est désisté et a renoncé à éclairer l’opinion publique sur ces éventuels dépassements. Mais pour certains observateurs, ce dossier était dès le début vide de toute preuve et n’est qu’une manière de faire pression sur le parti Ennahdha. Car disons les choses comme elles sont, le timing de la diffusion de cette bande-annonce, puis la décision de la retirer ne pourraient se faire spontanément ni d’une manière innocente. Encore faut-il se demander si cette affaire constitue le prolongement et la continuité du contexte électoral lorsque nous avons clairement vu des médias et des journalistes soutenir des partis et des candidats au détriment d’autres et s’aligner sur leurs agendas.
D’ailleurs, c’était le constat relevé par la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) qui avait épinglé le rendement des chaînes de télévision lors de la couverture des récentes élections dont notamment El Hiwar Ettounssi, qui était «inondée» d’amendes en raison d’interviews qui frôlaient la publicité politique.

Non à l’instrumentalisation des médias
En effet, il faut rappeler dans ce contexte que la Haica avait dénoncé à maintes reprises le fait que des médias se soient alignés sur des agendas de certains partis politiques et candidats à la présidentielle. Et c’était notamment le cas d’El Hiwar Ettounssi, qui a été épinglée pour les interviews qu’elle avait faites avec les deux candidats à la présidentielle Abdelkarim Zbidi et Slim Riahi qui ressemblaient plutôt à une publicité politique, selon l’instance de régulation. Cette dernière a affirmé dans ce sens que ce constat a fait que les médias commettent de graves infractions lors de la campagne électorale.
Cette affaire constitue-t-elle le prolongement de ce contexte d’interférence parfois inquiétante et même dangereuse entre vies médiatique et politique? La guerre annoncée entre Sami Fehri et Ennahdha nous fait penser ainsi.
Cette affaire qui renvoie en apparence à une lutte pour la liberté de la presse et une bataille pour défendre les intérêts de l’opinion publique ne serait-elle pas en profondeur qu’une simple affaire de règlements de comptes politiques ?  En tout cas, c’est ce que confirment les dirigeants du parti Ennahdha qui accusent Sami Fehri de vouloir instrumentaliser son média ainsi que cette série d’enquêtes pour porter atteinte à l’image du parti mais aussi à des fins politiques et pour faire pression sur la justice. Samir Dilou, le dirigeant au sein du parti islamiste, était le premier à s’exprimer sur cette affaire en affirmant que Sami Fehri et sa chaîne ont déjà déclaré la guerre à Ennahdha, depuis les dernières élections et que ce dernier se croit à tort être visé par son parti.
Mais du côté du clan Sami Fehri on crie aux atteintes à la liberté de la presse et aux tentatives de faire taire les voix des médias. Ces accusations faites au parti Ennahdha interviennent notamment après une correspondance adressée par le représentant légal du parti de Rached Ghannouchi à la chaîne El Hiwar Ettounssi, que Sami Fehri a dévoilée au grand public. Dans cette correspondance, Ennahdha met en garde Sami Fehri contre toute tentative de diffuser tout élément pouvant porter préjudice au parti islamiste. Considérant qu’il s’agit d’une pure diffamation et de diffusion de fausses informations, Ennahdha a affirmé qu’il recourra à la justice pour mettre fin à cette campagne orchestrée par la chaîne, même avant la diffusion du premier épisode qui devait porter sur le cas de l’ancien ministre d’Ennahdha Rafik Abdessalam.

Contrôle préalable et désistement ?
S’agit-il de l’élément qui a obligé Sami Fehri à se désister quant à la diffusion de ces enquêtes ? En tout cas, El Hiwar Ettounssi aurait, en effet, renoncé à la diffusion d’une série d’enquêtes sur les cercles financiers du mouvement Ennahdha, et l’affaire connaîtra certainement de nouveaux rebondissements.
Pour en savoir plus sur la position de l’instance de régulation des médias audiovisuels quant à cette affaire, nous avons contacté Hichem Snoussi, membre de la Haica, qui a confirmé que l’instance suit de près cette affaire et que son conseil s’est réuni, avant-hier, pour en discuter. Car pour lui, il ne s’agit plus d’un enjeu purement médiatique et l’affaire a pris, clairement, une tournure politique.
«Elhiwar Ettounssi en supprimant la bande annonce de cette série d’enquêtes n’a pas respecté ses téléspectateurs, ni l’opinion publique tunisienne», a-t-il estimé, affirmant que pour savoir plus sur cette affaire, il est impératif de voir tout son contexte qui intervient après l’émission d’une décision de justice à l’encontre de Sami Fehri.
S’agit-il d’une tentative d’instrumentalisation politique ? Notre interlocuteur nous explique qu’à l’issue du processus électoral on s’aperçoit que certains médias ne jouent plus leur rôle en tant que vigiles de la démocratie et moyens pour éclairer l’opinion publique. «Les médias sont devenus malheureusement une arène de règlements de comptes et d’instrumentalisation politique», a-t-il ajouté. Il a d’autre part critiqué la correspondance envoyée par le parti Ennahdha à ladite chaîne affirmant qu’il s’agit d’un contrôle préalable et d’une pression sur les médias.

Retour sur l’affaire Cactus Prod
Il est à rappeler que le parquet près le pôle judiciaire économique et financier avait décidé d’émettre une interdiction de voyage à l’encontre du présentateur Sami Fehri et son épouse pour suspicion de corruption dans une société de production (Cactus Prod). Selon le porte-parole du pôle, Sofiene Selliti, l’émission de l’interdiction de voyage à l’encontre des personnes citées intervient après l’avancement de l’enquête dont s’est saisi le parquet du pôle suite à la plainte déposée par le chargé du contentieux de l’Etat contre le ministère des Finances et plus précisément la Commission nationale de gestion des biens confisqués. L’affaire de la société de production «Cactus Prod» est pendante devant la justice depuis 2011. Sont accusés dans cette affaire, outre le présentateur Sami Fehri, l’ancien ministre-conseiller auprès de la présidence de la République, Abdelwahed Abdallah, et cinq directeurs généraux de l’Etablissement de la télévision tunisienne (ETT): Mustapha Khammari, Mohamed Fehri Chelbi, Brahim Fridhi, Moncef Gouja et Hédi Ben Nasr. Est également impliqué dans cette affaire Belhassan Trabelsi, beau-frère de l’ex-président Ben Ali. L’affaire concerne des dépassements commis par la société de production «Cactus Prod» sous l’ancien régime et qui ont causé de grosses pertes financières à l’Etablissement de la Télévision tunisienne.
La chambre pénale spécialisée dans l’examen des affaires de corruption financière près le Pôle judiciaire économique et financier a décidé, lundi dernier, de reporter l’examen de l’affaire relative à la société de production Cactus Prod au 26 décembre prochain.

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