Nahla Ben Amor – professeur en informatique de gestion à l’ISG : «Sans stratégie nationale sur l’IA, la Tunisie risque de rater le virage historique de l’Industrie 4.0»


Nahla Ben Amor est considérée comme l’une des pionnières de l’enseignement de l’Intelligence artificielle et des systèmes d’aide à la décision en Tunisie. Depuis son obtention en décembre 2010 du trophée de talent émergent par Thomson Reuters, cette jeune femme, pleine d’avenir et de promesse, n’a cessé de déployer une intense activité de lobbying pour promouvoir une science appelée à régir notre existence dans un avenir très rapproché. Mais en l’absence d’une stratégie nationale d’ensemble, d’un point focal d’appui et d’un écosystème efficient, On risque de rater ce virage historique. Face à cette situation, l’universitaire a dévoilé, tout au long de cet entretien, les pistes possibles pour développer l’innovation technologique et s’adapter aux exigences de cette nouvelle révolution pour en tirer le meilleur profit. L’objectif est d’apporter de l’espoir à nos jeunes étudiants-chercheurs et prouver que l’intelligence artificielle a de la place en Tunisie en étant son maître des mots et sa source d’inspiration pour redonner le pouvoir à l’IA et diffuser la culture de l’innovation dans le pays.


Comment définir l’intelligence artificielle et quelle est son importance ?
L’Intelligence artificielle (IA) est un domaine de l’informatique favorisant la création de machines intelligentes qui fonctionnent et réagissent comme les humains. C’est une science interdisciplinaire aux approches multiples, qui couvre de nombreux domaines à part l’informatique, tels que la psychologie, la biologie et les sciences cognitives, ainsi que les mathématiques et la philosophie. Depuis quelques années, l’IA a fini par s’immiscer dans notre quotidien, en donnant la parole aux Smartphones, en nous assistant lors de la lecture de nos courriels mais également lors de la recherche de notre chemin, d’une recommandation pour une musique ou pour un film… Ce succès est le fruit de plus de 60 ans de travail de plusieurs chercheurs qui avaient une vision du futur qui n’est autre que notre présent.

L’Intelligence artificielle ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui non plus sans les travaux menés par les géants du Web à savoir Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam) — qui sont les cinq grandes firmes américaines, fondées entre le dernier quart du 20e siècle et le début du 21e siècle — qui dominent le marché du numérique. Ces géants sont sur la ligne de front, recherchant des moyens d’obtenir un avantage concurrentiel et de créer de nouveaux produits et services. Tous ont compris que l’élément fondamental qui rend l’IA si puissante ce sont les données. D’ailleurs, ils sont les premiers qui ont mis en place des systèmes de collecte et d’analyse de données très sophistiqués. La chasse aux données est une vraie guerre et une partie cachée de cette guerre a éclaté dernièrement avec la polémique sur les données à caractère personnel et le scandale Facebook-Cambridge Analytica.

L’IA est, donc, un marché d’avenir par excellence et une priorité stratégique. Selon une étude du cabinet d’analyse Tractica en 2017, le marché mondial des logiciels d’intelligence artificielle devrait connaître une croissance massive dans les années à venir, avec un chiffre d’affaires qui devrait passer d’environ 9,5 milliards de dollars US en 2018 à 118,6 milliards en 2025.
Dans le même contexte, un rapport du cabinet américain McKinsey estime que l’Intelligence Artificielle pourrait entraîner une croissance du PIB mondial de 1,2 % par an jusqu’en 2030. Il s’agit d’une «priorité stratégique» que plusieurs gouvernements ont récemment portée dans le débat public.

Pouvez-vous citer des exemples qui confirment ces hypothèses ?
Une étude fraîchement publiée par la World Intellectual Property Organization (WIPO) des Nations-Unies montre que l’industrie naissante de l’intelligence artificielle est actuellement largement dominée par les Etats-Unis (abritant les GAFAM ainsi que de très nombreuses startup spécialisées dans le domaine de l’IA) et la Chine qui a pu développer des entreprises locales (comme Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) à l’abri des technologies américaines. Cette étude a également mis la lumière sur le retard européen dans la compétition mondiale, puisque ses investissements publics et privés sont trois fois moindres que ceux des Américains ou des Chinois. Pourtant, des pays comme l’Espagne, la France ou le Royaume-Uni ne manquent pas de compétences, ni d’initiatives gouvernementales telle que la stratégie « Hub France IA » conduite par Cédric Villani en janvier 2017 à la demande du gouvernement français. Le retard européen est essentiellement lié à l’absence de volonté politique qui n’a pas encouragé le développement d’entreprises de taille mondiale. D’ailleurs, cette situation explique en grande partie l’exode des étudiants et ingénieurs formés en Europe vers l’outre-Atlantique.

Par ailleurs, en mars 2016, la Corée du Sud a annoncé un plan IA doté de l’équivalent de 765 millions d’euros dans le cadre duquel, un centre de recherche national sera créé sous la forme d’un partenariat public-privé. Le Japon a ouvert en 2016 deux nouveaux centres de recherche en IA fondamentale et appliquée avec des investissements respectifs de 57 millions d’euros et 157 millions d’euros, témoignant de l’intérêt prioritaire donné par le gouvernement japonais pour l’IA.

Le gouvernement du Canada a inscrit dans son budget 2017 le financement d’une stratégie pancanadienne en matière d’intelligence artificielle, dont le montant s’élève à 125 MCAD. L’objectif étant d’attirer et de retenir au Canada les universitaires les plus talentueux et également d’augmenter le nombre de stagiaires et chercheurs qui se consacreront à la recherche en IA. La stratégie de soutien au domaine de l’IA au Canada est en outre appuyée par l’initiative du secteur privé. Plusieurs géants des technologies de l’information et de la communication (TIC) et d’autres grandes entreprises se sont récemment implantés dans les villes de Montréal et Toronto où ils ont créé des laboratoires de recherche en IA, en tirant profit de la proximité avec les équipes de recherche déjà présentes sur place. Le hub de Montréal en est un bon exemple avec l’installation récente des laboratoires de Microsoft, Google, Samsung et Facebook.

Où en est-on en Tunisie dans tout cela ?
La question du positionnement de la Tunisie ne peut pas se faire à l’écart de ce qui se passe dans le monde. La Tunisie a compris que sans stratégie nationale dédiée au sujet de l’IA, nous risquons de rater le virage historique de l’Industrie 4.0. En effet, même si on a raté les trois premières révolutions industrielles, la quatrième présente une vraie opportunité pour la Tunisie et on ne doit pas la rater car elle ne coûte pas cher, en comparaison aux trois premières. C’est le seul moyen pour pouvoir créer un pont entre l’économie du 18e siècle dans laquelle on vit actuellement avec l’économie d’aujourd’hui et de demain.

Actuellement, nous sommes encore dans la phase d’élaboration d’une stratégie nationale en Intelligence Artificielle. Plusieurs initiatives ont été lancées mais concrètement aucune n’est encore arrivée à bon port, car parmi les raisons de ce retard, c’est le manque de coordination entre les différents acteurs : chacun vaque de son côté et de son point de vue.

Vous dites donc qu’au niveau officiel, rien que des promesses et nous sommes toujours dans le tendanciel. Pouvez-vous développer davantage ce point ?
En 2018, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique a mandaté une task force pour élaborer une « Stratégie nationale sur l’Intelligence Artificielle ». Dans ce cadre, la Chaire Unesco sur la science, la technologie et l’innovation, en partenariat avec l’Agence nationale pour la promotion de la recherche scientifique (Anpr), ont organisé en avril 2018, un premier atelier sur le thème : «Libérer le potentiel de capacités de la Tunisie », ayant comme objectif de discuter du cadre et de la méthodologie du groupe de travail pour le développement de la stratégie IA.

De son côté, le ministère de l’Industrie et des PME, dans le cadre de sa stratégie de passage vers l’industrie 4.0, a lancé le débat sur l’IA et a organisé le 25 avril 2019 le forum « Tunisia Smart Industry Forum » sur le thème: « L’Intelligence artificielle: un levier de la compétitivité pour l’entreprise ». Le ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale a décidé aussi de prendre le train en marche en plaçant le Forum de l’investissement en Tunisie (Tunisia Investment Forum- TIF) organisé les 20 et 21 juin 2019, sur le thème « La Tunisie à l’avant-garde de l’Intelligence artificielle ». Cette initiative avait comme objectif de présenter la Tunisie en tant que pays à l’avant-garde de l’Intelligence Artificielle, attractif dans le domaine des technologies de la communication et de l’information.
Mais à ce jour, malgré ces différentes initiatives, nous ne disposons pas encore d’une simple cartographie de l’écosystème tunisien de l’IA afin d’identifier et fédérer les différents acteurs dans le cadre d’une stratégie nationale. Il s’agit en définitive de permettre à la Tunisie de se positionner sur ce marché très concurrentiel de l’IA et de tirer parti du potentiel qu’il peut donner à la croissance économique et au progrès social.

Selon vos dires, l’IA est un vrai enjeu économique et politique pour notre pays…
Notre pays dispose de nombreux atouts pour être un hub technologique régional. Le secteur de technologies des informations prend une part importante dans l’économie nationale (l’apport de ce secteur dans le PIB a atteint plus de 11 % en 2017). Il ne faut pas non plus nier l’effort de l’Etat tunisien dans la création de plus de 200 filières de formation universitaire en TIC, produisant pas moins de 8.000 ingénieurs informatiques chaque année (diplômés d’une cinquantaine d’universités publiques et privées). C’est une vraie performance surtout quand on sait que le seul pays qui nous devance en Afrique est l’Egypte (avec 16.000 diplômés chaque année pour une population de 97 millions d’habitants incomparable avec nos 11,6 millions). La Tunisie dispose, également, depuis avril 2019, d’un dispositif juridique unique en Afrique règlementant le lancement et le développement de start-up : le Startup Act.

Et pourtant, l’IA n’a pas encore pris son envol. Pourquoi ?
A part le saupoudrage et l’éparpillement des efforts des différents ministères, la lourdeur des procédures administratives accable les opérateurs en IA en Tunisie (surtout les jeunes startuppers). L’infrastructure ne suit pas non plus nos ambitions (il y a beaucoup à faire au niveau de la mobilité et du transport des produits, services et personnes afin de faire de la Tunisie un Hub régional pour les startup), sans parler de la faiblesse de notre système bancaire par rapport au problème éternel de paiement en ligne (le dossier du PayPal est encore sur la table).
D’où la nécessité de révolutionner l’écosystème, car il est grand temps que le gouvernement prenne conscience de l’urgence de fédérer les différents acteurs en IA, en mandatant une délégation sous l’égide du Chef du gouvernement. L’Etat doit absolument prendre ses responsabilités en éliminant les difficultés que rencontre l’application du Startup Act (entre autres le problème de conflit d’intérêts qui a accompagné la labellisation des 12 premières start-up), et révolutionner le système bancaire.

A cet égard, pour que l’IA prenne son envol dans notre pays, nous pouvons nous inspirer de l’expérience canadienne qui a réussi à attirer l’attention par la qualité de son tissu et de ses recherches appliquées, avec la création d’un pôle IA autour des universités piliers et un financement dédié : le but étant de rendre la Tunisie un acteur de premier plan en IA et pourquoi pas un laboratoire d’innovations technologiques sur le continent africain.
L’idéal serait, donc, d’attirer les géants des TIC et d’autres grandes entreprises afin de créer des laboratoires de recherche en IA, en tirant profit de la position géographique de la Tunisie, de la qualité et de la réputation de ses chercheurs et de ses ingénieurs. Dans ce contexte, la diaspora tunisienne en IA qui a une excellente réputation en la matière pourrait jouer un rôle clef, mais il faut d’abord les identifier.

Mais à ce niveau-là, il faut déplorer et s’inquiéter de la fuite des cerveaux qui s’accélère depuis ces dernières années. Pourquoi cette fuite a-t-elle tendance à s’intensifier ?
La migration de notre élite scientifique est un facteur très handicapant pour le développement de l’IA surtout que la plus grande émigration des cerveaux tunisiens touche le domaine informatique. Selon l’Ordre des ingénieurs tunisiens (OIT), 10.000 diplômés du secteur informatique (formés en Tunisie) ont quitté le pays ces trois dernières années, principalement pour la France, l’Allemagne ou le Canada. Ces départs se sont accélérés depuis 2017, ce qui est vraiment inquiétant quand on sait que le nombre de postes vacants d’ingénieur en TIC a dépassé les 12.000.
Ce paradoxe s’explique essentiellement par la crise économique et la dévaluation du dinar qui a renforcé l’écart entre les salaires (la rémunération est 3 fois plus élevée à l’étranger).

Ceci dit, le départ en masse de nos informaticiens n’est pas sans lien avec la qualité de la formation tunisienne en TIC. Il suffit de voir comment les chasseurs de tête des entreprises européennes recrutent nos talents et nos compétences en informatique qui sont vraiment appréciés au point qu’en France on ne dit pas un bon informaticien, mais “un Tunisien”.
Par ailleurs, un autre signal inquiétant concernant la recherche et l’innovation devrait être pris au sérieux. Il s’agit de la baisse tendancielle du nombre des étudiants qui veulent s’inscrire en mastère recherche et en thèse dans tous les domaines, mais également dans le domaine des TIC. Cette “baisse de l’attractivité du doctorat” peut être expliquée, d’une part, par l’arrêt du recrutement dans la fonction publique depuis quelques années, affectant ainsi le métier d’enseignant-chercheur et d’autre part, par les difficultés d’insertion professionnelle des docteurs.
Ces derniers sont peu présents dans la Recherche et Développement (R&D) privée ,où ils sont concurrencés par les ingénieurs. Les raisons de ce désamour sont multiples ; elles varient de la force des réseaux d’influence des écoles d’ingénieurs dans le recrutement en passant par les préjugés des employeurs envers la formation doctorale, jugée trop spécialisée, trop théorique, n’apportant rien à la productivité de l’entreprise, etc. Il est à noter que cela ne constitue pas une exception tunisienne et que le même constat peut être fait dans tous les pays développés.

Quel est l’impact de cette baisse sur le secteur de l’IA en Tunisie ?
On ne peut pas ignorer que les doctorants sont le moteur dans la production scientifique dans les laboratoires de recherche. Ils sont censés représenter l’avenir des systèmes nationaux d’innovation et de recherche et constituent également une part importante des enseignants de travaux dirigés dans les premiers cycles universitaires et donc une ressource non négligeable pour les universités. Donc, leur baisse a deux impacts négatifs directs. Le premier concerne l’avenir de notre système national d’innovation et de recherche qui est le cœur de n’importe quelle stratégie concernant l’Intelligence Artificielle puisqu’aucune stratégie ne sera valable si on n’investit pas dans « l’Intelligence Tunisienne».

Il suffit de constater que l’explosion des applications technologiques liées à l’IA, entamées en 2013 survient approximativement 10 ans après un essor similaire concernant les publications scientifiques. Sans recherche et sans publications, nous allons perdre un avantage concurrentiel certain.
Le deuxième impact concerne la formation universitaire et le renouvellement du corps professoral dans les universités. A ce niveau-là, il ne faut pas oublier que les enseignants-chercheurs se hissent au premier rang des compétences tunisiennes qui partent à l’étranger avec un taux de 24% sur un total de 80% des compétences tunisiennes émigrantes. Notre université se vide de ses compétences et n’arrive pas à renouveler son actif.

Quelles sont, selon vous, les pistes à explorer pour s’adapter aux exigences de cette nouvelle révolution ?
Parmi les solutions possibles à ce problème, c’est de donner un rôle plus important aux écoles doctorales afin de professionnaliser la formation doctorale, en encourageant les thèses professionnelles de type MOBIDOC (dispositif mis en place dans le cadre du Programme d’Appui au Système de Recherche et d’Innovation (Pasri), financé par l’Union européenne et géré par l’Agence nationale de la promotion de la recherche scientifique (ANPR)), et en préparant les doctorants pour différentes orientations, notamment dans le secteur privé tout en améliorant la communication en ce qui concerne les compétences acquises par les docteurs au cours de la formation doctorale.

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