Chemins de l’herméneutique : Le moment alexandrin

A la mort d’Alexandre le Grand, en 323 av. JC, bien avant que ne s’engagent à l’ouest de la Méditerranée les terribles guerres qui signeront la fin de la Carthage punique, un empire grec s’étend de la Macédoine jusqu’aux confins de l’Inde à l’est et, au sud, aux côtes nord de la Cyrénaïque, l’actuelle Libye. Ce vaste territoire a été partagé en quatre royaumes dirigés par les principaux généraux du jeune empereur. L’un de ces royaumes a pour capitale Alexandrie. Or cette ville égyptienne devient, et pour longtemps, le plus grand foyer culturel du monde hellénistique. Dès le règne du premier roi, Ptolémée 1er Sôter, est édifié le musée d’Alexandrie : le grand sanctuaire des Muses, où se retrouvent des savants de tous horizons autour d’une bibliothèque qui regroupe tout ce qui compte d’écrits importants. A vrai dire, ce foyer culturel a moins le souci de rivaliser avec les anciens par la création que de préserver les œuvres existantes — de Grèce et d’ailleurs — contre l’usure du temps et la déperdition. Et ce qui menace la masse des textes rassemblés, ce n’est pas seulement la dégradation physique qui les rendrait illisibles, c’est aussi et surtout la perte de leur sens qui les rendrait inintelligibles.

Il semble, par ailleurs, que le besoin se soit fait sentir à cette époque et en cette ville de redonner toute son autorité aux deux textes d’Homère que sont l’Iliade et l’Odyssée. Face à la dispersion de l’œuvre à travers des versions fragmentaires et différentes, s’est constitué un « corpus des saintes écritures homériques ». Ce travail a engagé un effort herméneutique dont le lecteur d’aujourd’hui ignore l’importance, quand il en connaît l’existence. A l’avantage de nous livrer un texte globalement cohérent se mêle pourtant la crainte d’avoir perdu la possibilité que se donnaient les anciens aèdes d’interpréter l’épopée, non au sens où un savant philologue interprète un texte difficile, mais au sens où un acteur interprète un rôle en le renouvelant.

Quoi qu’il en soit, cette activité de collecte des copies, de confrontation des versions et de choix d’une forme définitive rendue intelligible est ce qu’on doit à Alexandrie. Et c’est encore à cette ville que l’on doit les premiers travaux de mise en ordre de textes issus cette fois de la tradition juive. La Bible des Septante, œuvre de 70 sages juifs à ce qu’on raconte, est le résultat d’un travail de traduction — en grec — mais aussi d’interprétation et d’ordonnancement réalisé dès le règne du second roi, Ptolémée II Philadelphe. Une méthodologie était née, qui constitue le socle de ce qu’en Occident on appellera la « culture classique », et qui jette également les bases de l’exégèse religieuse, aussi bien en Europe qu’au Moyen-Orient.

D’Hermès à Hermès Trismégiste

Il convient cependant de souligner que la religion juive avait donné lieu à une activité herméneutique qui remonte loin dans le passé. Certains situent les débuts de la Kabbale au prophète Elie, soit au 9e siècle av. JC. En outre, à côté de cette herméneutique à caractère mystique, les rabbins talmudiques installés à Alexandrie perpétuaient une pratique de l’interprétation de la loi mosaïque à l’usage des fidèles. L’élaboration d’un texte canonique par les rabbins bénéficiait donc d’une part de ce savoir ancestral qui leur était propre et, d’autre part, du génie spécifiquement alexandrin de la mise en ordre.

Plus tard, avec l’avènement du christianisme, c’est encore à Alexandrie, et dans le prolongement de ce croisement des savoirs et des savoir-faire, que se mettra en place une nouvelle tradition exégétique. Mais il ne faut pas croire que le souffle des premières générations se soit maintenu jusque-là. Quand le christianisme s’impose comme religion d’Etat au sein de l’empire romain, l’activité intellectuelle et industrieuse au musée d’Alexandrie a largement laissé place à un fond de pensée qui survivait dans le paganisme de la culture populaire égyptienne. Même le platonisme, qui avait connu là une reprise remarquée, tend à être rattrapé par cette pensée magique, qui amène par exemple un néoplatonicien éminent comme Jamblique (250 – 330) à écrire des Mystères d’Egypte, par lesquels il tente d’enraciner la pensée de Platon dans l’ancienne mythologie égyptienne, peuplée de symboles et autres hiéroglyphes. Notons que durant la même période ou presque, et cette fois sous nos latitudes nord-africaines, un phénomène analogue est observé qui est illustré par l’écrivain Apulée (125 – 170) : son platonisme est largement mêlé de pensée magique. Tant et si bien que son nom servira longtemps de référence emblématique à tous les amateurs d’irrationalisme, surtout de l’autre côté de la Méditerranée…

Ce changement de style qui s’opère à Alexandrie et un peu partout dans l’empire a pour conséquence que le dieu Hermès, qu’on pouvait invoquer pour retrouver la clarté dissimulée dans le fouillis des textes anciens, s’est vu remplacer par Hermès Trismégiste : un Hermès qui est désormais associé au dieu égyptien Thot, qui est trois fois puissant (trismégiste) mais qui, au lieu de donner accès à la lumière, cache plutôt aux regards. Ainsi, si Hermès inspire la sagacité des herméneutes, Hermès Trismégiste inspire les rituels des hermétistes et autres alchimistes.
C’est donc dans ce contexte que les premiers chrétiens vont à leur tour structurer leur doctrine en reprenant leurs textes de référence. Ce sera le travail des premiers « Pères de l’Eglise » que sont notamment Clément d’Alexandrie (150 – 215) et Origène (185 – 253). Leur défi principal consistait à donner au Messie issu de la tradition juive une signification qui englobe et reprenne à son compte les espérances qui s’exprimaient partout à travers l’empire, sous des bannières philosophiques diverses, dont en particulier celle du stoïcisme et du néoplatonisme, ainsi que par ce retour de la pensée magique auquel on assiste. Il est significatif à ce propos que l’orthodoxie chrétienne, telle qu’elle s’est précisée plus tard et au fil des siècles, s’est démarquée des premières positions qui furent celles des fondateurs alexandrins. On se trouve avec ces derniers en présence d’un christianisme qui, tout en rejetant l’ancienne mythologie populaire et ses croyances, ne manque pas elle-même d’en reprendre certains thèmes.

Le style de l’herméneutique chrétienne

Mais ce qui est encore plus significatif, c’est que cette herméneutique chrétienne à ses débuts va engager un bouleversement des méthodes, en ce sens qu’elle ne se contente plus de restituer un sens contenu dans les textes de sa propre tradition et qu’il s’agit de retrouver à la faveur d’une mise en ordre : son ambition est de donner à des textes non-chrétiens un sens tel que leur message réponde à l’événement central qu’est la venue du Christ. Ce qui, il faut bien le saisir, signifie que le sens des œuvres classiques que l’herméneutique alexandrine a restitué au lecteur grâce à son travail particulier n’est pas lui-même le sens ultime. C’est même un sens qu’il faut savoir déjouer. Déjouer pour y retrouver une dimension plus universelle, qui s’accorde avec la réalité messianique ! Nous entrons ainsi dans une phase de l’herméneutique et de sa propre conception qui est clairement créatrice. Elle ne rétablit pas un ordre ancien contre ce qui l’a érodé ou altéré pour ouvrir un chemin vers la vérité du texte : elle procède plutôt par bouleversement de l’ordre, de telle sorte que le texte révèle une vérité dont il serait porteur à son insu. Il y a désormais une histoire du salut qui gouverne la lecture de tout ce qui se donne à lire et qui, bien avant les philosophies modernes du soupçon, nous présente les anciens textes païens — grecs et latins — comme ne disant pas ce qu’ils disent et disant ce qu’ils ne disent pas. Car, pense-t-on, ils tendent uniquement à dire une vérité que seul le Christ dit avec perfection.

En vérité, l’herméneutique chrétienne inaugure un style où, dans le prolongement de la tradition des rabbins, il s’agit, d’un côté, de respecter scrupuleusement la lettre des textes hébraïques tout en en saisissant correctement l’esprit et, d’un autre côté, de pousser l’approche des savants alexandrins dans le sens d’une recherche qui vise une vérité dont le texte est à la fois le lieu de résidence et l’écran à dépasser. C’est selon ce style que Saint-Augustin, plus près de chez nous, écrira son De doctrina christiana, qui demeurera une référence pour tout le Moyen Âge chrétien.
Il y a là, dans ce style qui bouscule les lectures établies, une double violence face à laquelle se dressera la position traditionaliste des rabbins pour ce qui est des textes hébraïques, d’une part, et celle des défenseurs de la culture classique et païenne pour ce qui est des grandes œuvres de la littérature gréco-latine, d’autre part. Elle révèle cependant une dimension qui est profondément ancrée dans l’herméneutique, si l’on se souvient du moins que le dieu Hermès était un musicien inspiré… doublé d’un voleur intrépide !

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