l’invité – Abdelhamid Kanzari, ancien défenseur axial international de l’EST : «Des structures efficaces d’encadrement des anciens joueurs»


Le 23 février prochain, Abdelhamid Kanzari aura passé un quart de siècle sur une chaise roulante après le terrible accident de la route qui l’a définitivement handicapé. Mais le courage et la foi sont plus forts que la tétraplégie. «Grâce au soutien et à l’amour de ma famille, je ne me suis jamais senti tout seul, assure-t-il. D’une certaine manière, la vie continue». L’ancien stopper de choc de l’Espérance Sportive de Tunis appelle la mise en place de structures permanentes pour encadrer et accompagner les anciens joueurs. «Il y a des situations qui méritent que le ministère intervienne, souligne-t-il. Beaucoup de joueurs n’arrivent pas à se soigner, d’autres se trouvent dans un dénuement total. On a mis en place une association pour aider les anciens joueurs internationaux. Le chef du gouvernement partant Youssef Chahed s’y est même impliqué. Mais on ne voit rien venir».


Abdelhamid Kanzari, vous vivez depuis près de 25 ans sans pouvoir vous déplacer de manière autonome. Que vous est-il arrivé au juste ?
J’ai eu un accident terrible le 23 février 1995. Je partais en Libye négocier un contrat d’entraîneur avec un club de deuxième division. En pleine nuit, à 2h00, au niveau de Skhira, dans le gouvernorat de Sfax, un camion percute de plein fouet ma voiture où je me trouvais tout seul. C’est miracle si j’ai échappé à la mort. J’ai été transporté par hélicoptère à l’hôpital militaire de Tunis où je suis resté quatre mois. J’ai été opéré par le général Néjib Yedees. J’ai perdu définitivement l’usage des pieds. Je ne suis pas autonome à cent pour cent des mains. Je me retrouve d’un seul coup, et à jamais, sur une chaise roulante.

En tant que sportif, cela n’a pas dû être facile pour vous adapter à cette nouvelle situation ?
Au début je ne l’ai pas acceptée, dans mon esprit, c’était l’apocalypse, l’hécatombe ! Après deux semaines passées entre la vie et la mort, à mon réveil, j’ai demandé à connaître la vérité. Le choc a été terrible pour ma mère Bornia et mon père Belgacem, et pour ma petite famille. Tout le temps, ils sont à mon chevet. A aucun moment, je ne m’étais senti dépaysé ou diminué. Tous ceux qui me rendent visite me félicitent pour mon courage et mon moral. Mais vous savez, ce sont là les choses de la vie devant lesquelles la carrière sportive avec son lot de moments de triomphe et de détresse deviennent tout à fait relatifs.

Pourtant, les souvenirs sportifs doivent vous accompagner jour et nuit ?
En fait, mes plus belles années, je les dois à l’Espérance Sportive de Tunis.Certes, je n’ai rien gagné, comparaison faite avec ce que touchent les footballeurs aujourd’hui. J’étais parti jeune de Soliman. En 1973, Habib Trabelsi, qui était président de section à l’EST, et l’entraîneur Hamid Dhib étaient venus me chercher chez moi à Soliman. Mon père m’a dit tout simplement: «Si tu crois que c’est dans ton intérêt, bonne chance !». Pourtant, je dois vous faire un aveu : gamin, j’étais Clubiste. Néanmoins, une fois franchies les portes du Parc B, il n’ y avait plus qu’une seule famille sportive pour moi: l’Espérance. Le sentiment d’appartenance était très fort chez notre génération. D’emblée, je joue en amical contre le grand club italien Lazio Rome, et je dois marquer Luciano Re Ceccone.

Celui-ci a depuis été assassiné…
Oui. Trois ans plus tard, Re Ceccone était tué d’un coup de pistolet en pleine poitrine dans une fausse tentative de vol à main armée. Il entre avec deux amis dans une joaillerie à Rome et brandit son pistolet criant que c’est un vol. Le propriétaire du magasin ne le reconnaît pas et tire sur lui, le descendant sur le coup.

Lorsque vous revient le film de cette carrière, quel sentiment éprouvez-vous ?
C’est comme dans un rêve, un clin d’œil. Tout cela passe très vite, comme la vie elle-même d’ailleurs. Lorsqu’on appartient à un club comme l’Espérance, il faut donner l’exemple, il n’est pas permis de se tromper. Vous devez rester irréprochable, égal à vous-même.

Un moment fort dans votre carrière ?
Depuis la finale de 1976 perdue face au Club Africain, nous avons connu une traversée du désert dans le derby durant cinq ans. Il a fallu attendre novembre 1981 et mon but dans la cage de Slim Ben Othmane (1-0) pour renouer avec la victoire dans le derby. Cela allait nous libérer.

Votre meilleur match ?
Contre le CA (victoire 1-0), et devant l’OC Kerkennah (victoire 3-0) lorsque j’ai marqué deux buts sur deux coups-francs pratiquement identiques.

Quel effet vous fait d’entendre Khaled Ben Yahia souvent répéter qu’il était rassuré par votre présence à ses côtés à l’axe défensif ?
J’étais fougueux, très combatif, athlétique, alors que Ben Yahia, élégant, se savait infranchissable, surtout qu’il avait devant lui un stopper très fort. C’était un peu l’association de Shwarzenbeck et Beckenbauer au Bayern Munich au début des années 1970. Lorsque tu te donnes à fond, tu ne peux plus revenir en arrière. En décembre 1984, nous faisons (0-0) dans le derby aller, et j’étais là. Au match retour, l’EST prend une terrible correction (5-1). J’avais déjà quitté le club après avoir fait carrière aux côtés au moins de six liberos, que ce soit à l’EST ou en sélection: Ben Yahia, Jendoubi, Jebali, El Ghoul, Chebbi et Kamel Chebli.

En 1984, avec l’Espérance Sportive de Tunis. On reconnaît Kanzari, 5e debout à partir de la gauche.

Quels furent vos entraîneurs ?
Chedly Ben Slimène, Hedhili Fayala et Mokhtar Ben Jemaâ m’ont entraîné à l’Avenir Populaire de Soliman. Au Parc B, j’ai eu pour encadreurs Hassen Meriah, Mohamed Torkhani, Mohamed Gritli, Abderrahmane Ben Ezeddine, Hmid Dhib, Mokhtar Tlili, Stefan Bobek, Roger Lemerre… Evoluer avec Tarek, Laâbidi, El Kamel, Chouchène, Bouchoucha, Maâloul, Ben Yahia, Ben Mrad… c’était déjà une forme de distinction. Il fallait être à la hauteur. Et j’ai tout donné, respectant une hygiène de vie irréprochable. J’ai été au-dessus du lot, discipliné, régulier dans mon rendement et prêt au combat physique qu’exige mon poste. Et puis, le travail spécifique que m’ont fait faire Tlili et Dhib n’avait pas son pareil.

A votre avis, quel est le plus grand joueur tunisien de tous les temps ?
Noureddine Diwa que j’ai rencontré deux fois. Mais il y a aussi plein de joueurs qui ont marqué leur époque : Tarek, Temime, Agrebi, Akid, Belguith, Gommidh, Ben Aziza, Attouga, El Ouaer, Chouchène, Naili… Une génération difficile à égaler.

Et le plus grand joueur de l’Espérance ?
Tarek et Temime.

Quelle était votre idole ?
Deux Allemands : Shwarzenbeck et Forster.

Quelles sont les qualités d’un bon stopper ?
Il doit être combatif, fougueux, généreux, courageux, vigilant, athlétique et constamment aux aguets. J’étais surnommé le Labrador, un chien berger, et cela me réjouit. C’est un compliment parce que je ne laissais personne passer dans notre surface.

Vous auriez pu faire partie de la campagne argentine, non ?
Je figurais sur la liste de Chetali. Malheureusement, dans un match à Sousse, j’ai été gravement touché au front, restant inactif durant trois mois. C’est grâce à Mokhtar Ben Nacef que j’ai fini par m’imposer au poste de stopper. A la CAN 1982, j’ai évolué à ce poste avec Gasri, Jebali…

De retour des Jeux méditerranéens 1983 à Casa, vous avez été évincé de l’équipe nationale avec les Tarek, Bayari, Abdelwahed… sur décision ministérielle. Que s’est-il passé au Maroc ?
La Tunisie a été éliminée dès le premier tour. Au lieu de rentrer directement en Tunisie, les responsables de la délégation voulaient nous imposer de rester à Casa jusqu’au dernier jour et la cérémonie de clôture. C’était l’Aid, les joueurs mariés, dont je faisais partie, voulaient fêter l’Aid en famille. On nous a accusés de négligence, de nonchalance… Mais toutes ces accusations sont injustes. Chaque international se considère un soldat de la patrie.

Est-ce que cet esprit guerrier résiste au temps et à l’attrait de argent ?
Non, les mentalités ont changé. On ramène à présent à des dimensions mercantiles l’insigne honneur de porter les couleurs nationales. Porter le maillot national, c’était un rêve, un couronnement.

Quel est votre meilleur souvenir sportif ?
Il s’inscrit sur la durée: rester quatre ans au sommet de la hiérarchie. Entre 1979 et 1982, l’EST a raflé les titres. Il y a eu confirmation d’un talent indiscutable.

Et le plus mauvais ?
Mettre un terme à ma carrière à seulement 30 ans. Le courant passait mal avec notre président Naceur Kenani. Sous prétexte de rajeunissement de l’effectif, il a procédé à une purge, écartant Kamel Karia, Abdelmajid Gobantini, Lassaâd Dhiab, Lotfi Laâroussi et moi-même. Après quoi, en débarquant au Parc, Amarildo a regardé les cassettes des matches de l’EST. Il a demandé aux dirigeants: «Pourquoi Kanzari ne joue-t-il plus ?». Pourtant, je ne me considère pas avoir été évincé car l’Espérance reste ma plus belle famille, ma plus belle histoire aussi.

Parlez-nous de votre famille
En 1980, j’ai épousé Hana, fonctionnaire à la Socotu. Nous avons deux enfants: Sawssen, née en 1980, prof de français et Mohamed, né en 1987 et qui est toujours au chômage. J’attends toujours qu’il soit recruté par un établissement d’industrie agro-alimentaire situé à Soliman. Ce serait formidable pour moi, car je ne suis pas autonome, et, résidant à Soliman, Mohamed reste mon «guide» là où je vais.

Quels sont vos hobbies ?
A la télé, je regarde les chaînes françaises, je suis les débats politiques et les documentaires. Je bouquine aussi. Question sport, je ne regarde que les matches les plus importants de l’EST et de l’équipe nationale. Histoire de rester à la page. Le foot actuel ne me passionne plus vraiment.

Que représente pour vous l’amitié ?
Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es. J’ai beaucoup d’amis: Mohamed Baroudi, Lotfi Hrira, Larbi Soussi, Ali de la Rue Charles de Gaulle…

Et le bonheur ?
C’est quand on fait plaisir aux autres et qu’on les voit heureux, quel plaisir! C’est aussi donner sans calcul, être bien entouré aussi.

Avec l’ancienne star sang et or, Ayadi Hamrouni

Et votre ville natale de Soliman ?
C’est le bercail auquel on revient après avoir posé les armes. J’y ai passé une enfance heureuse. Quant à l’Avenir Sportif de Soliman, sans lui, il n’ y aurait pas eu de Kanzari. J’y ai passé toute ma carrière dans les catégories des jeunes, et mes deux premières saisons avec les seniors. Je suis ravi par son parcours en Ligue 1. Son ascension est tout à la fois fulgurante et méritée.

Enfin, que vous a apporté le football ?
Grâce au sport, mon étoile continue de briller. Mais il y a des situations qui méritent que le ministère intervienne. Il y a des joueurs qui n’arrivent pas à se soigner, d’autres dans un dénuement total. On a mis en place une association pour aider les anciens joueurs internationaux. Le chef du gouvernement partant Youssef Chahed s’y est même impliqué. Mais on ne voit rien venir. Je ne vois pas du reste pourquoi on m’a retiré depuis deux ans ma patente de débit de tabac octroyée en 2011. Le ministère des Finances s’est sans doute trompé sur mon compte. J’ai certes été un fonctionnaire de la Sonede. Mais je suis paralysé depuis un quart de siècle. J’ai ma fierté, et je ne veux pas rester éternellement à la merci de la générosité des amis et des bienfaiteurs genre Dr Litaiem… Bref, il faut installer des structures efficaces d’encadrement et de soutien aux anciens joueurs.

Propos recueillis par Tarak GHARBI

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