Entretien avec Guilda Chahverdi, commissaire de l’exposition : «Une nouvelle génération d’artistes qui ose !»

Près de vingt ans après la chute des talibans, quelle est la situation en Afghanistan aujourd’hui ?
Après la chute des talibans en 2001, le pays a connu une belle effervescence. Des sommes importantes ont été dépensées pour la reconstruction, pour développer l’économie, l’éducation, la culture… Mais la gestion des dépenses n’a pas profité au renforcement de l’État : la corruption triomphe, les services publics sont défaillants…

Et la confiance des Afghans envers leur gouvernement s’en est trouvée affaiblie. Dans ce pays en reconstruction, encore fragile, les talibans, qui s’étaient retranchés après 2001, ont progressivement regagné du terrain. Ainsi, dès 2005-2006, les attentats ont recommencé, ils sont devenus une nouvelle arme de guerre. Durant leur période de repli, les talibans ont noué des alliances, notamment avec le Pakistan et l’Arabie saoudite qui ont tout intérêt à maintenir les divisions dans ce pays et à soutenir les mouvements extrémistes sunnites, afin, surtout, de se préserver de l’Iran chiite. L’argent de l’opium, entre autres ressources, leur aurait aussi permis de se procurer des armes. Ils ont de toutes les façons déjà créé un gouvernement parallèle : il y a aujourd’hui un État taliban dans l’État. En 2019, on estime que les talibans contrôlent 70 % du territoire de l’Afghanistan.

Le pays se trouve donc au bord d’une impasse pouvant mener à la guerre civile. La fragilité de l’État afghan réveille les divisions ethniques du pays. Les armes circulent, l’économie est faible, la pauvreté n’a pas été éradiquée, le taux de corruption est l’un des plus élevés au monde. La population afghane n’est pas explicitement «pro-talibane». Mais ces derniers ont des moyens financiers et peuvent sembler plus à même d’assurer la sécurité et la protection de la population. L’appui du gouvernement est en définitive perçu comme moins fiable que celui des talibans ! Si un policier afghan est rémunéré 200 dollars, les talibans peuvent lui donner le double, voire le triple s’il travaille pour eux. Ils peuvent même faire figure de rempart contre la corruption !

Pourquoi avoir choisi l’art contemporain pour nous parler de l’Afghanistan ?
Quand on pense à l’art en Afghanistan, on pense à l’archéologie ou à l’orientalisme. Ici, nous sommes dans un contexte tout à fait autre : l’exposition présente une création contemporaine afghane arrivant à une certaine forme de maturité. Cette nouvelle génération d’artistes ose, et c’est bien ce qui fait son originalité. Qu’ils soient peintres ou photographes, ce qui intéresse ces artistes, c’est raconter des histoires. On peut y voir, en quelque sorte, une façon de réinventer la tradition du conte à travers, non pas des récits traditionnels, mais l’histoire contemporaine de l’Afghanistan. Une histoire qui, aujourd’hui, n’est pas enseignée.

Pour cette exposition, nous avons choisi onze artistes, dont la majorité vit encore en Afghanistan. Chacun à sa manière, ils parlent de leur quotidien, ils racontent l’insécurité, comment ils la vivent, comment ils la sentent. Ils s’interrogent sur cette violence permanente qui les révolte et les inspire en même temps, non sans ressentir une forme de malaise.

Ils souhaitent enfin aller au-delà des clichés décrivant un pays figé dans les ruines de la guerre : l’Afghanistan participe pleinement au phénomène de mondialisation avec Internet, les plateformes de streaming, etc. Aujourd’hui, les connaissances circulent, le regard sur le monde est direct, le pays n’est plus enfermé sur lui-même.

Mais il est vrai que la modernité n’est pas toujours bien acceptée dans une société encore très marquée par le poids des traditions et de la religion. Dans l’exposition, on verra par exemple le travail de M. Mahdi Hamed Hassanzada, qui a quitté le pays où il se sentait mal accepté du fait qu’il était artiste, appartenant à la minorité Hazara et homosexuelle.

Comment avez-vous choisi les artistes participant à l’exposition ?
Nous avons essayé de faire une sélection relativement représentative de la société afghane, mais nous n’allions pas faire des « quotas » avec une certaine part de Pachtounes et de Hazaras, d’hommes et de femmes… Il s’agissait donc tout simplement de choisir des artistes aboutis, qui sont confrontés au risque sécuritaire dans leur quotidien et dont les propositions sont ancrées dans la réalité du pays.

Chacun d’entre eux raconte quelque chose de la société afghane, chacun d’entre eux apporte une couleur différente permettant de comprendre la complexité de ce pays traversé par une certaine modernité, mais qui se révèle être un huis clos dans lequel chacun est assigné à résidence.
Une des conséquences du risque sécuritaire est la migration. Parmi les artistes participant à l’exposition, certains ont dû quitter leurs pays : Kubra Khademi, qui vit en France, et M. Mahdi Hamed Hassanzada, qui vit à Chicago. Le cas de Zolaykha Sherzad est un peu particulier, car elle vit entre les États-Unis, l’Europe et Kaboul. Plusieurs raisons ont motivé ce choix.

D’abord, le Mucem est un musée des civilisations, des arts et des traditions populaires. Il nous semblait dès lors important d’évoquer dans l’exposition l’artisanat, l’art du tissage, la préservation et la transmission des savoir-faire. L’installation de Zolaykha Sherzad reprend par ailleurs la technique du plissage utilisée pour le Tchadri, cet habit que porte la femme afghane et qui raconte beaucoup de son évolution dans la société, de sa place dans l’espace public. Enfin, cette structure permet de créer un espace qui nous a semblé propice au conte…

Que signifie le mot kharmohra, qui a donnénson titre à l’exposition ?
Cela fait référence à une croyance ancienne : la « pierre de kharmohra » ou « pierre de l’âne ». En réalité, il ne s’agit pas d’une pierre, mais d’une glande ou d’un cartilage situé dans la gorge de l’animal, qui, une fois retiré puis séché, ressemble à une pierre. En Afghanistan, la tradition veut que l’on apporte cette pierre à un mollah – qui soufflera certains versets du Coran dessus – afin de voir son vœu exaucé. Mais cette pierre a un coût, il faut payer le mollah. Et puis souvent, le souhait ne se réalise pas.

Nous avons choisi ce titre pour faire un parallèle avec la sécurité en Afghanistan. Elle a coûté des milliards de dollars, elle a coûté des vies, mais on n’en voit toujours pas la couleur. C’était l’idée de l’artiste Abdul Wahab Mohmand qui a utilisé cette parabole pour évoquer la manipulation dont sont victimes les Afghans.

On aurait donc envie de faire une réponse un peu simplificatrice, mais non dénuée de réalité : on sait aujourd’hui que personne n’a intérêt à ce que l’Afghanistan devienne un État fort. Car ainsi peut y circuler tout ce que l’on veut : drogue, armes… Un tel territoire est bien utile dans cette zone tiraillée entre l’Iran, l’Inde, le Pakistan, l’Arabie saoudite, la Turquie, la Russie, la Chine… Tout cela, les Afghans le savent, ils ne sont pas dupes. C’est leur histoire depuis quarante ans, et même bien plus…

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