Chemins de l’herméneutique : De la chute de Byzance à la réforme luthérienne

Le 15e siècle est marqué, en Europe, par un double événement dont les retombées sont aussi insoupçonnées qu’extraordinaires sur le plan de la vie intellectuelle. Le premier événement est la chute de Constantinople aux mains des Turcs, en 1453. Toute la chrétienté byzantine qui avait maintenu le flambeau d’une allégeance à la langue grecque plutôt que latine est obligée de se replier vers les villes universitaires de l’Europe occidentale, en amenant avec elle sa culture et ses livres. Le second événement, moins circonscrit dans le temps, c’est celui de la Reconquista, qui s’achève en 1492 : au fur et à mesure que tombent en Espagne les villes autrefois sous domination musulmane se livre à l’Europe toute une masse de connaissances à traduire de l’arabe, mais aussi des lettrés en grand nombre, dont certains étaient juifs et avaient une bonne connaissance des textes de leur propre tradition.

Il faut avoir à l’esprit que l’Eglise de l’époque s’était pour ainsi dire enfermée dans la citadelle de sa latinité. Or, voilà que se mêlaient à la société de ses savants deux figures nouvelles qui allaient bouleverser sa tranquillité : l’helléniste et l’hébraïsant. Une première conséquence de cette transformation du paysage intellectuel, c’est la reprise des travaux philologiques autour de la Bible à partir de la version grecque des Septante, d’une part, et, d’autre part, des textes hébreux. Ce qui signifie une remise en cause de l’autorité de la version latine qui jouissait jusqu’alors du statut de version officielle et définitive de l’Eglise.

Une deuxième conséquence, c’est le regain d’intérêt pour la culture antique, et grecque en particulier, qui faisait l’objet d’une forte circonspection de la part des autorités ecclésiastiques. Les merveilles que l’Europe doit à sa Renaissance dans le domaine de l’art et de la philosophie sont filles d’une volonté de transgression des interdits établis par l’Eglise en vue d’aller à la redécouverte de l’idéal esthétique et philosophique de la période glorieuse d’Athènes, ainsi que celui de la Rome triomphante de l’époque de César Auguste. Peut-être ce désir de retour à la « culture classique » n’avait-il pas attendu le 15e siècle pour se manifester, mais là, il faisait preuve d’une audace nouvelle.

Contre le courant médiéval de « spiritualisation » ou de christianisation de la culture païenne que nous avons évoqué les semaines précédentes, il y avait maintenant une volonté de retrouver cette culture dans sa forme originale. Et il y avait aussi, et surtout, une volonté de renouer avec l’esprit du travail philologique qui fut celui de l’école d’Alexandrie à ses débuts… Bientôt, d’ailleurs, la Bible elle-même n’échapperait pas à la rigueur de ce travail et de sa méthode. Le caractère sacré du texte ne le protègerait plus de la froide investigation de l’herméneutique profane… Une des premières attaques devait venir d’un certain Lorenzo Valla, à qui l’on doit une analyse du Nouveau Testament qualifiée de « littéraire » : il est aussi l’auteur en 1440 d’un livre où il développe la thèse selon laquelle le texte juridique sur lequel s’appuyait la papauté pour revendiquer son « imperium » sur l’Occident — la Donation de Constantin — était un faux. Autrement dit, un document fabriqué de toutes pièces par l’Eglise de Rome pour faire valoir ses prétentions territoriales face à l’Eglise de Constantinople… D’autres publications similaires suivront, également marquées du sceau de la suspicion, et dont l’une porte sur un texte du Nouveau Testament — les Actes des Apôtres — pour en contester la paternité telle qu’elle était alors admise.

Le refus de l’exégèse médiévale

Résumons-nous sur ces deux premières conséquences : non seulement la version officielle de la Bible qu’était la Vulgate n’était plus reconnue dans son caractère définitif, non seulement elle était contestée en tant que traduction au regard des versions plus anciennes en grec et en hébreux mais, passant du versant sacré au versant profane de l’herméneutique, on sous-entendait désormais que le texte n’avait pas de raison valable d’échapper à un examen critique, voire suspicieux concernant l’authenticité de tel ou tel aspect de son contenu.
Il est significatif à ce propos de noter que ce retournement de tendance n’émanait pas toujours d’intellectuels étrangers à l’Eglise. De la même manière que Copernic, qui devait révolutionner la physique « officielle » des scolastiques, était un chanoine, donc un religieux, la plupart des représentants de cette herméneutique affranchie de la théologie étaient eux-mêmes des proches de l’Eglise.

Il faut dire que la base scripturaire avait depuis longtemps cessé de servir d’aliment à la vie spirituelle, en raison précisément du caractère figé du texte de la Bible, auquel on ne comprenait rien en dehors des cercles savants et dont, à l’intérieur de ces cercles, il n’était plus permis de discuter le sens. Du reste, au-dessus de l’autorité du texte, il y avait celle de l’institution — la papauté —, et c’était la seule qui importât vraiment.

C’est, d’ailleurs, cette papauté qui sera défiée un jour par un moine augustin allemand du nom de Martin Luther, dont l’insurrection allait constituer un grand moment du bouleversement intellectuel que nous essayons de comprendre. Le mouvement de la Réforme, dont il est l’instigateur, allait en effet déboucher sur un retour au texte de la Bible contre l’autorité de l’Eglise : « sola scriptura » ! Mais ce retour au texte n’allait pas être un retour à la version latine, à la Vulgate : il allait s’accompagner d’une traduction de la Bible, d’abord en langue allemande, ensuite dans les différentes langues vernaculaires des peuples européens.

Ce qui, bien entendu, allait relancer l’activité herméneutique, dans une double opposition cependant, à la fois à la tradition de l’Eglise romaine et à la nouvelle herméneutique critique des philologues.
Luther milite délibérément pour une démocratisation du religieux, et d’abord de l’accès aux textes sacrés. Ce qui le pousse à rejeter le principe des quatre niveaux de lecture de l’herméneutique médiévale — sens littéral, allégorique, tropologique et anagogique — auquel il préfère un retour pur et simple à la lettre. Comme s’il s’agissait de sauver le texte contre l’asphyxie d’une herméneutique savante qui aurait imposé un sens particulier contre le libellé de ce qui se donne à lire… Ce qui, soit dit en passant, pose la grave question d’une exégèse biblique qui, pour préserver le texte contre l’écueil du littéralisme, tombe dans le travers d’une lecture forcée dont la profondeur déclarée est synonyme d’altération du sens et de sclérose. Ou qui, en tout cas, ne se met pas à l’abri d’un tel travers. Nous y reviendrons… La comparaison avec le cas coranique nous y oblige !

Luther demande un concile

La fronde de Luther commence par la publication de 95 thèses, puis par la demande en 1517 de la convocation d’un concile qui, après bien des tergiversations et des contretemps d’ordre politique, va se tenir dans la ville italienne de Trente en 1545. Cette initiative représente, pensons-nous, la troisième conséquence du double événement politique que nous avons évoqué au début, même si cette conséquence présente avec les deux précédentes la différence d’être indirecte, dans la mesure où elle réagit au moins autant aux abus de la papauté qu’à l’atteinte à la sacralité du texte dont se rendent coupables à ses yeux les tenants de la nouvelle herméneutique : atteinte à la sacralité qui, en soi, est déjà une première conséquence.

Dans le même ordre d’idées, nous pouvons dire que l’organisation du concile de Trente va constituer à son tour une quatrième conséquence, un quatrième événement dans la série des réactions en chaîne que produisent la chute de Constantinople et l’effondrement de l’Espagne arabe. En effet, ce concile est celui de ce qu’on appelle la Contre-réforme et il va marquer une nouvelle étape dans l’affirmation d’une position conservatrice et autoritariste de l’Eglise catholique. Cette position dure est ce qui va préparer, de l’autre côté, une contre-offensive rationaliste dont Galilée et Descartes seront plus tard les figures emblématiques au 17e siècle sur le plan de la pratique des sciences, et Spinoza celle qui marquera la fondation philosophique d’une lecture critique des Ecritures, avec son fameux Traité théologico-politique.

Mais le double événement dont nous parlons ne saurait, malgré son importance historique, se prévaloir du titre de cause effective des bouleversements intellectuels qui se sont produits à sa suite : il n’en a été que la cause occasionnelle. La vraie cause réside peut-être dans l’essoufflement d’une herméneutique spirituelle qui, plutôt que de reprendre haleine et de s’ouvrir à ce qui lui est étranger dans un mouvement d’accueil, a commis la faute de se replier sur des positions théologiques rigides. C’est ainsi que les audaces des premiers Pères de l’Eglise — celles d’Origène et d’Augustin — se sont transformées en dogmes dont la défense n’est plus préservée que par la force de la censure et par la menace de l’excommunication.

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