Aram Belhadj, enseignant-chercheur, Université de Carthage : «La relance de l’investissement, planche du salut de notre économie»


Depuis 2011, la Tunisie vit une crise économique sans précédent. Certes, le pays a réalisé des progrès significatifs au niveau de la transition démocratique. Mais ce qui manque aujourd’hui pour annoncer une reprise globale, c’est la transition économique. Pour Belhadj, le prochain gouvernement aura la lourde mission de rectifier la trajectoire. Mais au vu des diagnostics, les fragilités de l’économie nationale et les risques qui guettent le pays sont à prendre au sérieux.


2019 était une année pleine de défis, mais on a raté encore une fois la transition économique. A quand l’embellie ?
Malheureusement, jusqu’à présent, on a raté la transition économique. Le découplage politique-économie demeure encore présent. 2019 n’a pas fait l’exception et «le politique» a continué sa domination, bien que les débats économiques aient pris un peu de place durant toute l’année. Je me permets de rappeler dans ce cadre que je faisais partie de l’initiative ECON4TUNISIA (Economistes pour la Tunisie), qui a été lancée au cours de l’été 2019, et où l’intention était d’engager des débats sérieux sur les défis socioéconomiques auxquel la Tunisie fait face ainsi que les recommandations permettant à l’économie nationale de se redresser et de se positionner sur un sentier de croissance soutenable. D’autres think tanks tunisiens ont également essayé d’engager des débats sérieux autour des mêmes questions. Il est à noter aussi l’initiation des débats télévisés portant sur des problématiques d’ordre économique entre les candidats potentiels aux législatives au cours de la période électorale.
Cependant, tous les efforts susmentionnés demeuraient insuffisants. Ce qui est remarquable, c’est que le politique n’a pas jusqu’à présent compris la sensibilité et l’importance des questions économiques et les risques de leur marginalisation. Les élections législatives ainsi que présidentielle et le processus de formation du gouvernement ont, en quelque sorte, reclassé les priorités et on s’est malheureusement retrouvé devant des questions secondaires et des discours déplacés.

Quels sont les grands risques de 2020 qu’on doit prendre au sérieux ?
2020 sera l’année de tous les défis. Il s’agit, en premier, de sécuriser nos frontières avec le voisin libyen et de ne pas se mêler dans les affaires économiques des autres. La sécurité est la pierre angulaire de tout redressement économique. Assurer la sécurité, c’est rassurer les acteurs économiques et envoyer des messages stipulant que la Tunisie est une terre de paix et de stabilité. IDE (investissement direct étranger), tourisme, industrie…ne croîtront jamais dans un climat d’incertitude et d’instabilité.
Il s’agit, en deuxième lieu, d’assurer la stabilité gouvernementale. 2020 marquera, en effet, la prise en fonction effective du nouveau gouvernement. Rien ne garantit que ce dernier aura le soutien politique nécessaire pour avancer dans la voie des réformes (si on suppose bien entendu que ce gouvernement possède déjà une feuille de route claire et maîtrise les mécanismes nécessaires pour sa mise en œuvre).
Hormis les défis à vocation politique, le rétablissement des équilibres macroéconomiques demeure l’un des challenges auxquels le prochain gouvernement fera face en 2020. La maîtrise de l’inflation, la réduction du déficit commercial et courant, la bonne gestion de l’endettement et du taux de change, l’amélioration des recettes fiscales et la meilleure affectation des dépenses publiques…seront certainement à l’ordre du jour. Les risques de dérapages macroéconomiques et financiers seront présents tant que les conditions nécessaires à une reprise durable de la croissance ne sont pas encore là.
Finalement, il est certain que la relance de l’investissement sera la planche du salut de notre économie. La production industrielle a beaucoup reculé durant les derniers trimestres et les risques de non-reprise planent sur la situation économique, une situation déjà morose à cause d’une croissance très fragile.

Sur ce dernier point qu’est l’investissement, celui-ci est extrêmement sensible au capital confiance alors qu’il n’y avait pas cette confiance dans l’économie nationale. Qu’en est-il pour 2020 ?
Manifestement, lorsque les risques existent, le capital confiance se détériore. Un taux d’investissement d’à peine 18% (en % du PIB) est très révélateur du degré de confiance dans le site «Tunisie», que ce soit pour les investisseurs nationaux ou étrangers. Et puis, la fragilité de l’équilibre politique et la morosité de la situation économique feront que l’attentisme sera la règle et l’engagement l’exception. La rupture et/ou le retour de la confiance ne pourront être assurés qu’à travers l’envoi des signaux positifs de la part des acteurs politiques en général, la classe dirigeante en particulier. Vraisemblablement, si la politique politicienne sera reléguée au second rang et qu’une clarté dans la vision économique s’installe, il y aura de fortes chances que la confiance se rétablira petit à petit et les investissements croîtront en conséquence.

La reprise des investissements sera-t-elle à l’ordre du jour et qu’est-ce qu’il faut faire au cas où elle va tarder ?
Il est clair que l’Etat aura la lourde responsabilité de créer une dynamique favorable à l’investissement. Cette dynamique sera assurée par une amélioration du climat des affaires. Dans ce sens, une guerre généralisée contre la corruption, l’évasion fiscale et les activités illicites s’avèrera indispensable. Des mécanismes d’appui en faveur des jeunes entrepreneurs seront aussi nécessaires. Enfin, un début de rupture avec l’économie de rente et la libération des initiatives sembleront également inévitables.
D’autre part, il est important qu’une opérationnalisation des réformes structurantes pour l’investissement soit mise en œuvre au cours de 2020. En particulier, l’Etat devra réformer la réglementation de change afin d’offrir aux acteurs nationaux les mêmes conditions prévalentes dans les pays concurrents en matière d’investissement, et offrir aux opérateurs nationaux les mêmes conditions de fonctionnement en cas d’établissement de leur base d’opérations à l’étranger.
L’Etat devra aussi adopter des mesures incitatives directes favorables à l’investissement et à la croissance. Cela pourra se faire en particulier avec une ré-institution du régime de dégrèvement physique pour le réinvestissement, la déductibilité des amortissements au-delà du coût d’acquisition et la généralisation du régime de réévaluation légale. Cela pourra aussi se faire à travers des subventions en faveur de l’innovation, de la recherche et développement au profit des PME/PMI. Cela passera, également, par un aménagement des conditions d’attribution et de gestion des marchés publics, basées sur des critères de qualité, d’efficacité et d’efficience.
Enfin, il est essentiel que l’Etat s’engage dans des investissements publics et de grands projets structurants, en ligne avec la vision économique, qu’il faut absolument définir, et les politiques sectorielles, qu’il faut vraisemblablement revoir.

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