L’entreprise autrement: sortir des «révolutions» avortées

Impossible de sortir du bourbier socioéconomique, politique, culturel et sécuritaire, dans lequel nous nous débattons aujourd’hui, sans démolir, mieux encore raser le modèle fondamental de notre pays qui, depuis 1956 conditionne et façonne tout ce que nous pensons ou faisons.
Un modèle qui, à cause de son caractère bâtard, construit à partir de la fusion entre un modèle archaïque, un autre colonial et un troisième pseudo-libéral et qui a grandi avec ses tares pour devenir depuis des années un véritable monstre, a empoisonné notre vie depuis tout ce temps-là, a hypothéqué notre avenir et nous a conduit dans une impasse.
Tout a été faussé au départ. Les grands principes adoptés, dès 1946, par l’ensemble des composantes du Mouvement national, héritier du mouvement réformiste né au milieu du XIXe siècle, étaient pourtant clairs. Nous citerons tour à tour :
Un Etat de droit et d’institutions, indépendant et démocratique, grâce notamment à une Constitution moderne garantissant les droits et les libertés dans le cadre de la loi, la préservation de la souveraineté nationale et la sauvegarde de l’identité tunisienne (surtout à partir de 1920) et son renforcement.
Nous citerons aussi la primauté de la justice, du devoir et de solidarité nationale. Nous citerons également l’éducation et la santé pour tous, l’émancipation de la femme et le renforcement de son rôle de pilier de la famille, la formation professionnelle, l’encouragement de l’initiative privée, etc.
Mais tout a été entrepris, depuis 1956, au forceps et en réaction à des contingences ayant eu parfois des conséquences tragiques. A cette époque-là tout a été rafistolé de façon à répondre à des besoins urgents et des considérations tactiques. Le tableau pourrait être brossé comme suit :
Un parti conduisant la lutte pour la libération qui n’a pas de programme économique et social et qui se retrouve obligé, en 1955, et malgré lui d’adopter celui préparé par la centrale syndicale ouvrière, en 1951, pour l’abandonner une fois ayant obtenu le pouvoir.
Il y a eu ensuite une indépendance en queue de poisson sur fond d’un embryon de guerre civile. Tout l’appareil répressif de l’occupant a été ainsi récupéré par le groupe dominant, qui se préparait à hériter la puissance coloniale et qui a instauré tout de suite après une dictature qui perdurera jusqu’au début de 2011. Une dictature dont les fondements, surtout culturels et structurels, sont encore debout et qui risquent à tout moment de ressurgir.
Cela a débouché, en 1957, sur une proclamation de la république qui ressemblait à un coup d’Etat et une institution sous forme d’une véritable dictature, avec un parti au pouvoir de type stalinien qui contrôlait tout, une administration noyautée par les allégeances partisanes, un appareil répressif au service du pouvoir et une armée marginalisée.
Il y a eu aussi destruction du tissu culturel et associatif qui était avant cela très dense ainsi que toute forme d’opposition politique qui étaient en train de construire le citoyen tunisien. Il y a eu encore la destruction d’un système traditionnel de solidarité nationale qui aurait pu continuer à fonctionner moyennant une réforme bien étudiée.
Il y a eu aussi une attaque planifiée contre les valeurs traditionnelles tous azimuts au lieu d’essayer de préserver celles qui étaient positives, d’où la perte de presque tous les repères. Et aussi destruction de la famille traditionnelle au profit d’une famille nucléaire fragilisée par les conditions de vie, guidée par l’individualisme et l’ingratitude.
Le groupe dominant qui a créé la dictature a ainsi réussi à asservir très tôt l’Etat avec l’ensemble de ses institutions, la société toute entière y compris l’appareil productif. Résultat, le démarrage du processus du mal-développement, celui du pseudo Etat-providence et celui de la création de ce que nous avons appelé l’anti-citoyen.
Il y a eu après cela les échecs répétés ayant frappé, tour à tour, la pseudo-réforme agraire, le programme dit de développement rural, celui chargé d’industrialiser le pays, celui chargé de développer l’infrastructure du pays (avec la marginalisation criminelle du rail) le système éducatif et de production des compétences, le système sanitaire, etc.
Entretemps, il y a eu la formation de monstres «rurbains» avec dépeuplement des campagnes à la suite d’un exode rural massif, la création de la société de consommation, celle des apparences, de l’arrivisme, de l’opportunisme, de la criminalité et des réseaux de type mafieux. Puis d’une économie basée sur les «faux-projetistes», la contrebande et l’informel.
Ainsi, l’euphorie générale, ayant accompagné l’avènement de l’indépendance même bâclée, a été petit à petit remplacée par la désillusion, la déception, la démission et le fatalisme. Un scénario qui s’est reproduit en 1987 et 2011. Nous ne sommes jamais sortis des «révolutions» avortées et surtout d’un ensemble inquiétant de dépendances.
D’où la nécessité d’organiser, comme nous l’avons déjà suggéré, un congrès général du peuple, avec un volet justice et réconciliation, un autre afin de délimiter les responsabilités quant aux maux dont souffre aujourd’hui le pays et un troisième afin de tracer les grandes lignes d’une nouvelle Tunisie.

Par Foued ALLANI

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