Réussir l’après-révolution

Par Abdelmajid Charfi*

A moins d’être un partisan de la révolution permanente, on est obligé de reconnaître que la révolution tunisienne, entamée en décembre 2010, s’est achevée le 14 janvier 2011 par la fuite du despote Ben Ali et la chute du régime autoritaire qu’il avait établi. Cette révolution en était bien une, dans la mesure où la majorité des forces vives de la nation était en communion avec les jeunes, les corps de métier et les organisations qui y ont participé par les manifestations, les grèves et l’opposition aux forces de l’ordre. C’était bien, également, une révolution et non un simple mouvement de protestation régionaliste ou corporatiste, car elle signifiait que, pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie et du monde arabe, un mouvement populaire a été en mesure de renverser un régime politique despotique et corrompu, et a donné le signal, en Egypte, en Syrie, en Libye, au Bahrein, au Yémen, et dans une moindre mesure dans les autres pays, à des mouvements similaires d’une ampleur inédite.

L’après-révolution est une autre affaire, car il s’agit, dans tous les cas, de remplacer des régimes contestés ou déchus par d’autres régimes qui répondent aux aspirations des peuples à la liberté, à la justice et à la dignité. Force est de constater que la tâche n’est point aisée et qu’aucun pays révolté n’a réussi jusqu’à présent à bâtir un régime démocratique en mesure de satisfaire ces aspirations. Sous l’effet de facteurs aussi bien internes qu’externes, les régimes qui ont vu le jour n’ont réussi qu’à installer des contre-révolutions, des restaurations, ou le chaos. C’est que toute révolution est de nature à briser le lien social fondé sur la peur et l’obéissance, et l’on sait, d’expérience, qu’il est difficile de reconstituer rapidement ce lien sur la base de la liberté et de la responsabilité. Cette reconstitution demande du temps et des conditions propices. Ayant conscience du facteur temps, il n’y a pas lieu de désespérer au vu des régressions apparentes et des problèmes de tous ordres qui se présentent après chaque révolution. Quant aux conditions qui doivent être réunies pour aboutir à la pleine citoyenneté, elles ne peuvent être que le produit d’efforts soutenus afin de changer, non seulement les modes de vie et de production, mais surtout les mentalités et les valeurs obsolètes.

Si les pays arabes ne se situent pas au même niveau de développement culturel, politique et économique, il est incontestable que notre pays a des atouts qui lui permettent de franchir cette étape à moindres frais, car il a déjà franchi des étapes importantes sur la voie de la libération de ses femmes, de la modernisation de ses structures sociales et économiques, et notamment parce que la liberté d’expression qui s’est imposée après la révolution ne peut que limiter chaque jour davantage les effets désastreux de la contre-révolution conduite par l’islam politique. La Tunisie a démontré, à travers les différentes périodes de sa longue histoire, sa faculté à assimiler les différents envahisseurs et à obliger les courants venus d’ailleurs à s’acclimater. Le salafisme, le wahhabisme et le frérisme, entre autres, ne feront certainement pas exception. Ils sont condamnés de ce fait ou à évoluer vers ce qui correspond au génie tunisien et aux attentes légitimes des jeunes du vingt et unième siècle, ou à disparaître.

*Président de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beit al-Hikma

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