Par Hatem M’RAD*

Toutes les révolutions ont abattu des régimes despotiques, qu’ils soient monarchiques ou républicains. Mais les révolutions ne se heurtent pas moins aux religions. Une révolution est une nouvelle religion, ne l’oublions pas. Elle est censée renouveler la société, remodeler les âmes, bouleverser l’ordre établi, les lois, coutumes, mœurs et culture. La religion est à son tour une révolution. Les plus grandes révolutions culturelles, morales, et politiques mondiales ont été le fait des prophètes : Abraham, Moïse, Jésus, Mohamed. Ces religions constituent même une «révolution permanente» passablement assagie.

La révolution est ainsi une nouvelle Eglise, une force de transformation et de régénération. C’est pourquoi les rapports entre la Religion et la Révolution ne peuvent être idylliques, loin s’en faut. Les faits historiques démontrent le contraire. Leurs rapports sont dramatiques et antagoniques, parce que logiquement incompatibles. Que l’on songe à la Révolution française de 1789, à la Révolution russe de 1917, à la Révolution islamique iranienne de 1979, ou encore à la Révolution tunisienne de 2011. Dans la Révolution bourgeoise de 1789, et dans la Révolution prolétarienne de 1917, deux révolutions qui ont vu le jour en terre chrétienne,c’est la Révolution qui persécutait l’Eglise. Tandis que dans la Révolution iranienne de 1979 et dans la Révolution tunisienne de 2011, deux révolutions réalisées en terre musulmane, c’est plutôt la religion qui persécute la révolution, et son représentant principal, le peuple, quoiqu’à des degrés différents. Le fait mérite d’être signalé au moment où la Tunisie «fête », dans l’amertume, la neuvième année de la Révolution.

On se souvient, la Révolution française, celle des valeurs universelles et des droits de l’Homme, a persécuté et déporté les prêtres, et pas seulement les aristocrates. Dans la nuit du 4 août 1791,on a aboli tous les privilèges, y compris ceux de l’Eglise. La France subissait une crise financière suite à une mauvaise récolte. On avait besoin d’argent, et l’Eglise avait des biens et des richesses. Il fallait nationaliser et confisquer les biens de l’Eglise dans tout le royaume: assistance publique, terres domaniales, hôpitaux, écoles, tous y passent. Pire encore, l’assemblée adopte la constitution civile du clergé en 1790. Les prêtres doivent désormais prêter serment à l’Etat et non plus à l’Eglise, ils sont désormais élus et payés par l’Etat. L’épiscopat et plusieurs prêtres ont refusé d’obéir en restant fidèles au Pape. Les révolutionnaires saisissent les prêtres rebelles, qui refusent de prêter serment sur la constitution civile du clergé. On institue un tribunal improvisé pour les juger. Les Eglises sont fermées, on interdit les pratiques religieuses et les processions. En contrepartie, la Révolution s’est chargée de créer des cultes laïcs de déchristianisation. Napoléon rétablira par la suite l’ordre et l’apaisement par un nouveau concordat avec l’Eglise. Citoyenneté et foi ne se rejoignent pas souvent.

En 1917, la Révolution bolchévique, qui a instauré sous Lénine et Staline un régime totalitaire, ne tolère aucune opposition politique, culturelle ou religieuse, alors que les tsars étaient très liés à l’Eglise orthodoxe. « La religion est l’opium du peuple », disait Marx, en donnant raison à la Révolution niveleuse. L’athéisme d’Etat est officiellement établi, remplaçant le christianisme d’Etat. C’est le culte de «l’homme nouveau», un nouveau Dieu à construire. Les dirigeants communistes ne sont pas prêts à accorder la pleine liberté au catholicisme en Russie. La priorité était accordée à la solidarité sociale, à l’égalité, à la reconstruction économique. La religion risquait de retarder cette reconstruction. Le croyant est bien, dans l’ordre dialectique, la négation du prolétaire, aussi misérable que soit la situation post-révolutionnaire des deux hommes. La dictature communiste inflige une persécution sans précédent à l’Eglise orthodoxe. La stalinisation s’accompagne d’une répression religieuse accrue, symbolisée par le décret sur les cultes de 1929, provoquant la protestation du Saint-Siège.

En terre musulmane, en Iran et en Tunisie, le rapport s’inverse. C’est la religion qui persécute cette fois-ci la révolution. L’Iran instaure en 1979 un régime théocratique autoritaire chiite dirigé par le clergé des ayatollahs et des moallahs, la Tunisie parvient, elle, à la suite de sa Révolution à emprunter un processus démocratique de transition dans lequel les islamistes seront les premiers bénéficiaires et aussi les premiers persécuteurs.
La Révolution islamique iranienne établit une stricte subordination de la société et des instances politiques aux valeurs de la religion, ainsi qu’à la doctrine des ayatollahs qui préside à la Révolution : celle qui politise l’islam et qui rompt avec le quiétisme et l’apolitisme traditionnel du clergé. Des gardiens de la Révolution rattachés au clergé et à l’Ayatollah Khomeiny sont érigés par méfiance vis-à-vis de l’armée régulière, suspectée de rester fidèle au Shah. Plusieurs dizaines d’officiers militaires, ainsi que des hauts fonctionnaires sont sommairement exécutés. Les administrations de l’Etat sont remplacées par des fidèles de Khomeiny et des sympathisants de la Révolution. Ces purges touchent spécifiquement l’armée dont les effectifs passent de 500.000 à 290.000 en l’espace d’un an. Les minorités religieuses sont persécutées, le chiisme étant la religion d’Etat. Chrétiens, Zooastriens et Juifs ont certes officiellement le droit d’exister, mais des conditions très strictes leur sont posées, restreignant sensiblement leurs libertés. Aucune minorité ne peut exercer publiquement son culte sous peine d’être accusée de prosélytisme, leurs mariages mêmes doivent être autorisés. Plus récemment encore, les jeunes et les opposants qui se sont révoltés en 2009 et qui réclamaient la démocratie ont été emprisonnés et condamnés à mort, encore au nom de la religion.

La Révolution tunisienne, plus «douce» et plus «pacifique» en comparaison avec les Révolutions précédentes, n’en a pas moins eu son lot de persécutions, alors même que le pays s’acheminait vers la démocratie. Déclenchée par des jeunes marginaux des régions déshéritées de l’intérieur, par des hommes et femmes des zones urbaines, tous civils, «la Révolution de la liberté et de la dignité» fut aussitôt confisquée par les islamistes dès la victoire d’Ennahdha à la Constituante en octobre 2011. Outre les agressions et violences à l’égard des civils, artistes, intellectuels, journalistes, femmes, les attaques des sièges de partis, de syndicats, on a vu des agressions se produire contre des salles de cinéma, des chaînes de TV, des galeries d’art. Des lynchages dramatiques (Nagdh) ont été commis par des Ligues de Protection de la Révolution rattachées aux islamistes.

Des assassinats politiques (Belaid et Brahmi) commanditées par des islamistes et des filières salafistes sont venus clôturer le cycle. Ennahdha est accusée aujourd’hui de détenir une cellule sécuritaire secrète et parallèle, branchée sur le ministère de l’Intérieur et sur les filières transnationales. Un réseau qui lui a permis de procéder à l’envoi des jihadistes tunisiens en Syrie pour étoffer les bataillons de l’Etat islamique de Daech. Le parti islamiste a toujours été suspecté de faire un double jeu, en mettant un pied dans la démocratie civile, un pied dans l’islamisme théocratique.

La violence physique, qui semble s’atténuer, n’exclut pas les pratiques de violence symbolique liées au poids politique, financier et sociologique du mouvement (mosquées, écoles et jardins d’enfants coraniques, intrusion dans la Fonction publique, dédommagements matériels faramineux des anciens islamistes «martyrisés»). Violence symbolique qui ne manquera sans doute pas de frayer la voie à la violence physique à moyen terme.
En Iran, comme en Tunisie, toutes proportions gardées, la Révolution a été un prétexte à l’imbrication de la religion sur la politique. Révolution et religion ne peuvent en effet se concurrencer sans se renier réciproquement. La révolution est une sorte de « religion séculière» (R. Aron), surtout lorsqu’elle s’idéologise, tout comme une religion annexée à la politique est, à elle seule, une révolution «salutaire». Toutes les deux tentent d’avoir une emprise à la fois sur les croyants, les citoyens et les âmes. Leur finalisme les autorise à aller jusqu’au bout de leur logique «révolutionnaire» et de leurs promesses lyriques, fût-ce par la violence, l’emprise forcée et la mort, dans une pure logique hégelienne.

Après 1789, il a été mis un terme à la persécution de la religion et du clergé (avec Napoléon) ; après 1917, et notamment après la désagrégation du soviétisme et du marxisme, le pouvoir s’est réconcilié avec la religion orthodoxe (avec Ghorbatchev). Mais la persécution par la religion, en Iran et en Tunisie, par l’islam politique, chiite ou sunnite, et son emprise autoritaire sur la société, qui s’enracine pourtant dans une Révolution, continuent leur bonhomme de chemin. En Iran, la persécution reste totale en raison du caractère théocratique et despotique du régime.

En Tunisie, la persécution par l’islam politique, qu’elle soit au pouvoir ou à l’opposition, est contre-balancée aujourd’hui par la liberté politique et individuelle, le constitutionnalisme et la démocratie. Il n’en reste pas moins vrai que l’imbrication de la religion sur la politique pèsera encore lourd, moins sur le plan politique, que sur le plan symbolique, culturel et moral. Et encore ! La confusion entretenue, même par les civils, les politiques et les médias, entre la religion et la politique ne garantit nullement la subordination de la religion à un Etat qui se présente encore comme étant mi-civil, mi-religieux. Cette confusion ne garantit pas non plus l’effacement d’un parti religieux qui a pris l’habitude de faire des concessions sur l’accessoire (le politique) et non sur l’essentiel (le sociétal, le providentiel).
Au fond, de ces dérives, la Révolution et le sentiment religieux en sont peut-être innocents. Les «révolutionnaires», laïcs ou religieux, ont rarement maîtrisé leur «foi» dans le déroulement des Révolutions.

* Professeur de science politique à l’Université de Carthage

Laisser un commentaire