Invincible dans le jeu aérien, Ahmed Hammami était un véritable acrobate au poste de défenseur central où il faisait valoir ses dons d’ancien gymnaste. Il s’étonne d’avoir mené une carrière de footballeur de haut niveau. «C’était presque par accident, je ne misais pas dessus énormément. Au fond, cela m’ennuie de parler foot d’autant que je suis quelqu’un d’introverti. Pourtant, l’Espérance fait partie intégrante de ma vie. J’ai eu la chance et l’honneur de porter un maillot aussi prestigieux que celui de l’EST». Excellent communicateur et ayant un goût prononcé pour le raffinement, il manie avec un même bonheur cinq langues.
Ahmed Hammami, tout d’abord, comment êtes-vous venu à l’EST après avoir signé au CA ?
Au début, entre 1955 et 1958, j’ai été gymnaste à La Naceuria. Ameur Bahri m’a découvert dans le quartier. Pour leur part, Hachemi Cherif et Hassen Tasco m’ont fait éclore à l’Espérance. J’ai pris la relève des défenseurs centraux Driss Messaoud, Noureddine Aloui et Naceur Nawar.
Quelles sont les qualités d’un bon défenseur central, là où vous avez fait toute votre carrière ?
Tout jeune, dans mon quartier de Sabbat Dziri, à Tronja, j’ai joué gardien de but. En fait, c’est le poste réservé à ceux qui arrivent au tout dernier moment et dont on ne sait que faire. Tout le monde veut en effet être joueur de champ. Ma carrière seniors à l’EST et en sélection Espoirs où Mokhtar Ben Nacef m’a convoqué cinq fois, je l’ai faite à l’axe de la défense. Il faut savoir être viril sans être brutal, avoir un bon placement et une bonne lecture du jeu. Techniquement, j’étais limité, mais je savais compenser cela par une énorme présence physique. J’ai beaucoup appris de Mohieddine Seghaier et Baganda. Je me rappelle que notre entraîneur Chedly Ben Slimène m’emmenait assister aux matches du Stade Tunisien pour voir comment jouait Mohieddine.
Qu’est-ce qui vous distinguait à ce poste ?
Le fameux «ciseau». Avec le Marsois Hedi Douiri et le Clubiste Mohamed Gouchi, je m’étais rendu célèbre par ce geste acrobatique.
Vous avez raccroché prématurément à seulement 28 ans.
Pourquoi?
D’abord, parce qu’il me fallait aider mes parents Belgacem Ben Barka Hammami, cuistot à Tunisia Palace, et Khedija Saâdallah, tous deux originaires de Kébili. J’étais l’aîné d’une famille de sept enfants. En fait, mon père n’aimait pas le foot, il pratiquait un peu la pétanque. J’ai travaillé dans une banque, dans des assurances… Puis, j’ai dû passer un concours de recrutement de délégué médical pour le compte d’une firme internationale. Au départ, certains amis se moquaient de mes chances de réussite, arguant que je n’étais pas formé dans ce domaine. Le défi, je l’ai relevé. Mieux encore, j’ai été major de promotion. Cela m’a permis de voyager aux Etats-Unis, de connaître le monde, de recevoir des offres faramineuses pour faire fortune dans mon domaine, à condition de rester aux States. Toutefois, je ne pouvais pas laisser tomber ma mère Khedija. Elle représente tout dans ma vie. Malade, quand elle m’appelle pour l’emmener chez le médecin, elle me dit être déjà guérie du simple fait de me voir. Elle est décédée en 2000. Jusqu’à aujourd’hui, elle me parle encore…
Est-ce la seule raison ?
Non, les événements de la finale de la coupe de Tunisie 1971 devant le Club Sportif Sfaxien m’ont également beaucoup marqué; ils m’ont ôté l’envie de continuer. Nous avons été suspendus, mon coéquipier Abdelkader Ben Sayel «Gaddour» et moi-même avant cette finale. Le 16 mai 1971, lors de la demi-finale contre l’ESS à Sousse, j’ai été exclu avec l’Etoilé Abdessalam Adhouma. On s’est qualifié aux corners (6-2) après une deuxième édition à El Menzah conclue elle aussi par un nul (0-0). La commission de discipline m’inflige un match de suspension. Des interventions extérieures venant du ministère des Sports porteront cette suspension à quatre matches. L’EST trouve la parade en demandant à faire jouer le match en retard du championnat face à l’UST avant la finale afin que je puisse purger ma suspension. Mais le ministre des Sports, Tahar Belkhodja, annonce le 9 juin que le match en retard ne se jouera qu’après la finale de la coupe. Pourtant, dès le départ, soit le 10 mai, les présidents de l’UST, Dr Richard Liscia, et celui de l’EST, Ali Zouaoui, se mettent d’accord par écrit pour faire disputer ce match le 28 mai. Résultat : l’EST dispute la finale sans Gaddour ni moi-même. De plus, El Kamel Ben Abdelaziz était blessé. J’ai suivi la finale devant le téléviseur, chez mon ami, le handballeur de l’EST Mounir Jelili. Nous perdons (1-0). La suite, tout le monde la connaît.
Vous avez auparavant fait un break en allant évoluer en Allemagne. Dans quelles conditions vous a-t-on recruté ?
J’ai évolué durant deux ans et demi à Sportfreunde Siegen, un club de Regionalliga Ouest et dont la ville me colle à la peau. J’y suis allé suite à une déception amoureuse. C’est mon ami Abdellatif Slouma, un Clubiste qui tenait un cabaret à Olpe (Rhénanie du Nord-Westphalie), à 50 km de Siegen, qui m’a proposé d’y aller jouer. J’ai été le premier Maghrébin à porter les couleurs de ce club. J’ai été par là-même le premier joueur de l’Espérance Sportive de Tunis qui bénéficie d’une autorisation de sortie afin de jouer à l’étranger, et c’est la mémoire vivante du club, Si Ameur Bahri, qui me l’avait confirmé. Autrement, sans cette lettre de sortie, je devais passer deux ans sans jouer avant d’être qualifié pour mon nouveau club, et ce, en vertu des règlements de l’époque. Malheureusement, le froid tenace, et mes muscles longs m’ont causé des claquages récurrents. Dès mon retour d’Allemagne, j’ai été capitaine de l’Espérance. De nature, je suis un meneur d’hommes, un leader aussi bien aux scouts, en classe que sur un terrain de foot..
Le changement a dû être brutal pour vous, non ?
En débarquant dans le plus grand dépaysement que l’on peut imaginer, puisque je n’avais jamais parlé jusque-là un seul mot d’allemand, les journaux régionaux écrivent : «Un autre Pelé arrive à Siegen!». Sans doute en référence à la couleur de la peau, sans plus, car je suis loin d’avoir le talent de la Perle noire. La première nuit, je la passe chez le capitaine d’équipe, Albert Kuehn, qui me réserve un accueil chaleureux. Lui et sa femme, ils me cèdent leur chambre et vont passer la nuit au salon. Le président du club, Dr Unrein, m’enrôle dans une caisse d’épargne où je dois contrôler les comptes en mouvement, puisque, avant de partir, j’ai travaillé dans deux banques. C’est le Pr Hermann qui m’a enseigné la langue allemande. Au bout d’un an, je parlais couramment la langue de Goethe. J’ai porté deux ans les couleurs «rouge et blanc» de Siegen.
Que gardez-vous de ce séjour ?
Ma petite expérience allemande m’a appris énormément de choses sur le sens de la vie, sur le monde… Je dois avouer que je continue à être fortement marqué par la culture allemande. Parti à Siegen capitaine d’équipe, j’en revenais capitaine aussi, donnant constamment le meilleur de moi-même. J’ai vu le jour au quartier des Mtaouas, la loyauté et la dignité constituent une qualité naturelle chez nous. J’ai eu la chance de jouer entre 1965 et 1972 pour un club avant-gardiste, l’Espérance Sportive de Tunis. Déjà, dès 1967, nous partions à Sfax en avion. Nous prenions des repas sportifs. Nos stages, on les passait à Korbous où un kiné nous faisait bénéficier des bienfaits des eaux thermales d’Aïn Oktor. J’ai été adopté par notre président Ali Zouaoui. Les dirigeants de l’époque dépensaient de leur argent pour améliorer le quotidien de leurs joueurs. Aujourd’hui, je suis un homme heureux, mais, au fond, je n’aime pas le foot. Je lui préfère le volley-ball que j’ai pratiqué au bord de la plage.
A votre avis, quel est le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
Noureddine Diwa, sans conteste. Une sorte d’Alpe d’Huez, l’étape la plus difficile du Tour de France de cyclisme, un mont inaccessible. Diwa était mon idole, avant que je ne joue contre lui quand il portait les couleurs du ST, puis à ses côtés lorsqu’il rejoignit l’EST à son retour de Limoges, en France.
Quels sont les présidents espérantistes qui vous ont marqué ?
Quatre présidents, en fait. D’abord, Chedly Zouiten qui venait suivre nos matches cadets à bord de sa DS. Son mot d’ordre : «Demain, nous allons jouer contre douze joueurs. Le 12e, c’est l’arbitre. Il n’est pas question de contester ses décisions. Avec lui, il n’était pas question que l’EST gagne une seule réserve. C’est lui-même qui refusait un tel «cadeau». Durant 33 ans, il a formé des hommes dans un domaine aussi difficile et ingrat que le football dont on sait qu’il attire généralement des «zoufris» (des voyous), surtout de notre temps. Ensuite, Ali Zouaoui, quelqu’un qui vous dit bonjour avant que vous ne l’abordiez. Fils de paysan de Hajeb Laâyoun, dans le Kairouanais, il était profondément humain. Il y a aussi Slim Chiboub, le président sang et or le plus titré. Enfin, Hamdi Meddeb qui a donné énormément de son argent. Il n’ y a plus de gens pour faire pareil. Malheureusement, la règle veut que les présidents des clubs s’entourent en général de parasites. C’est pourquoi ils doivent savoir se protéger contre tous genres d’opportunistes.
Derrière ces présidents, il y a eu sans doute des hommes de l’ombre, à l’apport et efficacité insoupçonnables ?
Oui, peu de gens savent ce qu’ont pu donner à l’EST les Ahmed Titouhi, Sadok Mokni, intendant de l’école d’agronomie de Mograne, Bechir Guermazi, directeur du marché de gros du temps où il se trouvait à Moncef Bey, Mohamed Marouani, père de l’arbitre Slim, Hamadi Jaziri, joaillier à El Berka. Sans oublier le généreux Ali Ourak, un homme qui a marqué l’histoire du club.
Les attaquants que vous redoutiez le plus ?
L’avant-centre du Sfaw Railways Sport, Amor Madhi, une force de la nature, et l’attaquant du Club Sportif Sfaxien, Mongi Delhoum, pour sa vitesse et sa frappe surpuissante.
Votre meilleur entraîneur ?
Abderrahmane Ben Ezeddine. Je lui voue un amour sans bornes. Il annonçait la formation rentrante dans les vestiaires un petit quart d’heure avant le match. L’année du titre du championnat, contre l’avis du docteur Léger, il me fait jouer contre le ST (victoire 2-0) alors que j’étais blessé au mollet suite à un coup reçu du Clubiste Jalloul.
Y a-t-il eu de grosses blessures dans votre existence ?
La déception amoureuse qui m’a poussé à aller jouer en Allemagne. Et la mort de mon parent, côté maternel, et en même temps coéquipier Larbi Gueblaoui dans un accident de la route. Au même titre que Taoufik Laâbidi «Farfat» et Abdelkarim Bouchoucha, je le couvais. Le 5 août 1978, il a été percuté à Bab Laâssel par un bus de la SNT qui voulait éviter un camion. On a prétendu qu’il s’était jeté devant ce bus. Non, ce n’est pas vrai. Les droits d’assurance revenant à sa famille ont été spoliés. Gueblaoui, qui buvait énormément et entrait en clash avec Moncef Kchok. L’entraîneur Hmid Dhib le réprimandait régulièrement aussi. C’est pourquoi j’ai demandé à Baba Hmid de le ménager, en vain. En fait, Dhib m’en voulait depuis le temps où il entraînait le COT. Lors d’un match très difficile pour nous, j’ai mis K.-O le Cotiste Mohamed Ali Ben Mansour. En allant lui présenter mes excuses aux vestiaires, furieux, Dhib m’a lancé : «Que venez-vous faire ici? Pour achever Ben Mansour?». La plaie provoquée par cette injustice était restée vive.
On raconte que vous étiez le chanteur attitré de l’équipe…
Lors de nos déplacements, je me mettais avec quelques copains au fond du bus, et je reprenais surtout les chefs-d’oeuvre d’Oum Kalthoum dont je garde un souvenir impérissable à l’occasion des deux galas que la Diva a animés au Palais des Sports d’El Menzah, en mai et juin 1968. Notre dirigeant Ali Ourak nous a offert 40 tickets pour les deux galas. Nous étions alors en stage à Korbous. Autant j’aime ce chant oriental, autant je déteste le Mezoued, un air au fond triste, de funérailles. Chaque fois que j’allais chez mon oncle à Bab Sidi Abdessalam, c’était pour moi une torture. Tout simplement parce qu’il était mzaoudi.
D’autres hobbies ?
J’aime aussi regarder la série «Nsibti Laâziza» que je préfère à «Choufli Hal». J’apprécie énormément Kawthar Bardi. J’aime aussi suivre l’émission de France 2 «Envoyé spécial» et la chaîne National Geographic aussi.
Que représente pour vous la famille ?
Une source de bonheur. Je me suis marié en 1971. J’ai trois enfants : Sonia, 48 ans, chef de magasin à Dubai, Mohamed Ali, 46 ans, manager dans une société de gammes solaires et Imen, 33 ans, chef de service dans une société de décoration.
Enfin, un événement qui a changé votre vie ?
Le pèlerinage à la Mecque. Cela a transformé mon existence qui a, depuis, pris un virage de 180 degrés. Désormais, ma journée commence à 5h00 du matin et se termine à 20h00, soit au rythme des prières et du recueillement.