Mohamed Ali Marouani, Économiste et membre de l’Institut Convergences Migrations : « Une stratégie nationale dans la compétition internationale »


Pour l’économiste et ancien dirigeant du laboratoire de recherche «Développement et sociétés » (Institut de recherche pour le développement, IRD / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), les solutions pour enrayer la fuite des talents existent et peuvent être appliquées en Tunisie. Auteur de plusieurs ouvrages sur les interactions entre migration et emploi dans la région méditerranéenne, le chercheur préconise de privilégier l’exportation des services avec mobilité des professionnels. Entretien.


Quelles sont les répercussions de la migration des travailleurs hautement qualifiés sur leurs pays d’origine ? Est-ce qu’il y a des estimations chiffrées pour la Tunisie?
Il n’y a pas d’étude de cas concernant les retombées de la fuite des cerveaux sur la Tunisie. Mais la réponse à cette question n’est pas aussi simple. Il existe des études qui montrent, d’une façon générale, des côtés positifs de l’émigration des talents, d’autres qui mettent l’accent sur des côtés négatifs. Il y a également des œuvres qui montrent un niveau optimal, c’est-à-dire le pourcentage de départ à partir duquel l’impact devient carrément négatif. Ces derniers concernent surtout les pays où le nombre des diplômés universitaires est faible. Par exemple un pays où il y a mille médecins ce n’est pas comme un pays où il y en a 50 mille.

Sur le côté positif, il s’agit tout d’abord de l’épanouissement des talents qui partent vers les pays destinataires: les talents vont éclore à l’étranger. En fait, ce qu’il faut souligner, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir un diplôme universitaire pour être un talent. Il faut travailler avec d’autres talents et avoir une expérience. L’expérience internationale accélère cet épanouissement. Il est vrai qu’on peut acquérir de l’expérience dans le pays, mais en travaillant dans un milieu qui condense les compétences et les travailleurs hautement qualifiés, le gain d’expérience s’accélère. Lorsqu’on est installé à la Silicon Valley, à Londres, à Paris, à New York ou à Tokyo, on va apprendre beaucoup plus vite, on va travailler avec des gens de très haut niveau et c’est à ce moment-là qu’on a une hausse du capital humain.

L’autre aspect positif c’est les transferts de fonds qui contribuent à leur tour à financer l’éducation. Certaines études disent même que les transferts des éduqués sont de meilleure qualité que les transferts effectués par les autres migrants dans le sens où ils servent moins la consommation et peut-être un peu plus l’investissement. Enfin, le dernier point positif, c’est que la migration des compétences permet d’importer un savoir-faire en matière d’association qui participera à son tour à l’amélioration de l’expérience sur ces questions-là. En ce qui concerne le côté négatif, on peut considérer qu’il n’y a pas d’assez de retour sur investissement en termes d’innovation surtout dans les pays où l’éducation est gratuite.

Il s’agit plus de gain personnel que de gain pour le pays. On considère également qu’il y a des pertes financières, parce que les ressortissants des pays d’origine qui sont à l’étranger ne payent pas d’impôt. En termes d’externalités négatives, on cite également le ralentissement du processus démocratique; le fait d’avoir des travailleurs éduqués qui partent peut diminuer le processus démocratique et les activités associatives. Et finalement, l’aspect le plus discuté en Tunisie c’est l’impact négatif sur les services publics. On peut citer, à cet égard, l’exemple des médecins qui partent qui a clairement engendré un problème dans les hôpitaux publics.

Apparemment, la fuite des cerveaux touche plus les ingénieurs des spécialités TIC, les médecins et les enseignants universitaires. Est-ce vrai?
Il est vrai qu’il y a des filières qui sont plus attractives et, du coup, on devrait peut-être réformer l’éducation de manière à augmenter le nombre de ces filières demandées. Ce qui nous amène à poser la question suivante: qu’est-ce qu’un migrant qualifié ? Pour moi, tout diplômé universitaire n’est pas un migrant hautement qualifié. Pour qu’un migrant soit hautement qualifié, il y a des considérations d’éducation mais aussi de revenu à prendre en compte. Les très hautement qualifiés, c’est vraiment ce tout petit pourcentage de personnes qui peuvent faire la différence dans un domaine donné. A mon avis, c’est sur cette catégorie de migrants qu’on doit se concentrer. Ce n’est pas simplement tous les diplômés qui partent à l’étranger pour trouver un travail, c’est vraiment les gens qui peuvent faire la différence. Et c’est là où il faut se poser la question pourquoi ces gens-là partent?
Souven, ils sont concentrés dans des endroits spécifiques. Pour les Tunisiens, c’est plutôt Paris mais pour d’autres pays ça peut être la Silicon Valley, Singapore, etc.

Est-ce que vous pensez que les augmentations salariales qui ont été décidées au mois de septembre 2019 au profit des médecins, des ingénieurs et des enseignants universitaires du secteur public peuvent enrayer un peu ces flux migratoires?
Le salaire est clairement un élément qui pousse les talents à partir. Mais par rapport à cette question, on peut dire que ces augmentations vont simplement réduire les flux migratoires, mais l’écart entre les salaires reste quand même très important dans certains pays. La rémunération fait partie de l’ensemble des incitations. Il y a des études qui ont révélé qu’il existe des effets d’agglomération: les hautement qualifiés aiment travailler avec les hautement qualifiés. La localisation géographique des institutions académiques est importante aussi. Les jeunes qui partent à l’étranger pour étudier, ils s’y installent souvent. C’est très important d’avoir de bonnes universités dans le pays. C’est un élément qui a été démontré dans beaucoup de pays.
Il ne faut pas se focaliser seulement sur le départ des Tunisiens mais il faut penser également à attirer des compétences d’autres pays, parce qu’aujourd’hui il y a une véritable compétition mondiale pour les talents. Tous les pays essayent d’attirer les meilleurs du monde.

Vous entendez par tous les pays, les pays riches?
Pas seulement les pays riches. Cette compétition englobe quasiment tous les pays. Par exemple, la Malaisie a élaboré un programme qui s’appelle TalentCorp et qui permet d’attirer les meilleurs Malaisiens du monde, de les ramener à leur pays d’origine, mais également de drainer les compétences d’autres pays. D’ailleurs, c’est un exemple dont on peut s’inspirer. Par exemple, en Tunisie, nous avons des étudiants de l’Afrique subsaharienne qui viennent étudier. On devrait encourager les meilleurs d’entre eux à rester. On peut avoir une stratégie nationale dans cette compétition internationale. C’est là que réside le côté enrichissant de la migration.

Est-ce que vous pensez que l’instabilité politique et sociale contribue à l’intensification de la fuite des cerveaux en Tunisie ?
Il y a beaucoup de facteurs qui y contribuent. On cite: la visibilité des politiques publiques, qui est un facteur très important parce que les gens de haut niveau agissent et se comportent comme des investisseurs. Il y a, également, l’attractivité du pays en termes de qualité de la vie : c’est-à-dire la pollution, la bonne éducation pour les enfants, la qualité de la santé, etc.

Si les autorités tunisiennes décident de s’attaquer, dans l’immédiat, à ce problème et faire du “Brain Drain”, un “Brain Gain”, que doivent-elles faire ?
En résumé, il faut favoriser le retour des talents qui peuvent vraiment faire la différence à l’instar de ce qu’a fait la Malaisie avec son programme ou la Corée du Sud (il y a plein de pays qui ont des programmes pour ce faire et dont on peut s’inspirer). Aussi, on peut développer tout ce qui est exportation des services, notamment en mode 4, c’est-à-dire avec mobilité des professionnels: en permettant, de facto, aux compétences d’effectuer des missions de travail pour des périodes relativement courtes, on peut conserver ainsi une partie importante de la valeur ajoutée en Tunisie. Il faut travailler, aussi, sur l’engagement avec la diaspora. Il ne s’agit pas forcément de faire revenir la diaspora, mais l’aider à s’engager dans la construction du pays. Il faut arriver réellement à créer une relation de confiance entre les élites parties et les élites locales pour faire profiter le pays au maximum des compétences qui sont à l’étranger: attirer la diaspora, la motiver et lui ouvrir les portes. Et finalement, il faut travailler sur la qualité de la vie.

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