Kais Sellami, président de la Fédération nationale du numérique (Utica) : «La Tunisie victime de son succès»


Au vu de l’expansion du phénomène de la fuite des cerveaux après la Révolution, le sujet est devenu de plus en plus préoccupant dans une situation économique morose. Pour Kais Sellami, l’Etat doit communiquer sa vision, rassurer les diplômés quant à l’avenir du pays, donner des signaux positifs, marquer sa volonté à améliorer l’environnement et le climat général… Pour sa part, l’entreprise, qui représente le secteur privé, doit contrer ce phénomène. Certes, un travail colossal à accomplir en très peu de temps, mais indispensable pour juguler ce phénomène. Interview.


Aujourd’hui, la situation est-elle encore gérable à l’heure où la Tunisie perd en matière grise à un rythme de plus en plus effréné depuis l’année 2011?
Les départs se sont accélérés entre 2017 et 2018. Et depuis, le pays fait face à une situation inquiétante et persistante, puisque la Tunisie est en train de laisser filer ses meilleurs profils vers d’autres cieux. Cette fuite des cerveaux, qui touche de plein fouet le secteur IT, risque aujourd’hui de handicaper la reprise économique du pays. Malgré ce constat alarmant, il y a toujours quelque chose à faire et la situation reste encore gérable, mais de plus en plus compliquée.

En effet, depuis que ce phénomène s’est accentué il y a presque trois ans, plusieurs mesures ont été mises en place pour gérer la situation et minimiser le phénomène de la fuite des compétences. Entre-temps, on en a perdu beaucoup, mais il y avait des actions à faire en urgence; certaines ont été concrétisées, alors que d’autres sont en cours ou reportées pour des raisons connues, mais hors de notre volonté. Mais l’essentiel, c’est qu’on a bougé et on a essayé de conjuguer les efforts nécessaires pour minimiser le phénomène. Malgré tous ces efforts, le constat est toujours décevant : ce mouvement de départs ne cesse de s’accélérer, notamment dans deux domaines qui sont les nouvelles technologies de l’information et la santé. Face à cette situation, enrayer la fuite des cerveaux est une nécessité pour le développement de la Tunisie, sinon à défaut, c’est la reprise de l’économie nationale qui risque d’en pâtir, et ce, durant des années.

Donc, pour répondre à cette question assez compliquée et large, j’estime que la situation est encore gérable et on n’est pas arrivé à un point de non-retour, car tout le monde s’accorde sur une donnée : il faut réduire ce phénomène qui menace la transformation digitale. Pour nous, l’essentiel c’est de trouver, le plus tôt possible, une solution qui permette à nos talents de trouver leur place en Tunisie.

Le fossé des salaires entre le pays d’origine et ceux des pays d’accueil est-il la seule cause de ces départs en masse ? Sinon, quelles sont les principales autres motivations ?
Il est vrai que le bas niveau des salaires est l’une des causes, mais ce n’est pas la principale motivation de ces départs massifs. Il y a des raisons macro et microéconomiques qui expliquent ce phénomène. Pour la première catégorie, la principale raison de l’émigration reste la situation générale dans le pays, qui n’est pas propice à la stabilité, suivie des conditions de travail en général, bien en deçà des attentes.

En effet, selon des études sérieuses, la crise économique que traverse le pays depuis la révolution et la baisse du pouvoir d’achat, consécutive à la dépréciation du dinar tunisien et à la hausse du taux d’inflation, ont, de plus, poussé les jeunes à quitter le pays. Ajoutons à cela l’état déplorable des secteurs publics de l’éducation, de la santé, du transport… l’administration archaïque, le presque zéro digital, le presque zéro visibilité, etc. En clair, l’environnement de vie assez défavorable, le ras-le-bol général, l’incertitude du lendemain et le climat sociopolitique tendu sont tous autant de facteurs laissant le terrain favorable à une justification de départ des jeunes diplômés qui sont à la recherche d’un nouvel Eldorado.

De l’autre côté, on constate des éléments microéconomiques sous-jacents derrière ces départs massifs. On peut citer, dans ce cadre, le problème de la reconnaissance et de la valorisation du capital humain. Malheureusement, dans les entreprises locales, un sentiment de non-estime est largement répandu. Les jeunes sentent qu’ils n’ont pas la place qu’ils méritent dans la société car, dans notre pays, on n’est pas dans une logique de bâtir une économie du savoir et de l’innovation.
Les ingénieurs se plaignent, également, que les fiches de postes ne soient pas bien identifiées. Ainsi, ils se retrouvent chargés de tâches diverses sans lien direct avec le poste pour lequel ils ont été recrutés. Donc, les jeunes ingénieurs en informatique, qui sont partis travailler à l’étranger, considèrent qu’ils se sentent à leur place dans l’entreprise. Ils ont le sentiment d’être valorisés et soulignent, par ailleurs, la clarté de leurs tâches et le respect dont ils jouissent.

Mais à mon avis, cette situation ne donne pas raison à ces jeunes de quitter leur pays, à l’heure où nos gisements de compétences se vident. Personnellement, je suis convaincu qu’une meilleure compréhension de leurs motifs de départ pourrait atténuer leur envie de partir. Ainsi, pour garder les talents au pays, il est indispensable d’améliorer les conditions de vie pour encourager une migration de cerveaux à condition que cela se transforme en une opportunité aux jeunes et se termine par un retour au pays. Des contre-voix devraient se faire entendre pour inciter les jeunes à rester et/ou retourner, à s’impliquer, à façonner les choses et à prendre leur place, car tout simplement ce sont ces compétences tunisiennes qui pourront rendre la Tunisie meilleure.

Face à ce départ massif, les entreprises tunisiennes ont des besoins de recrutement de compétences dont les profils deviennent rares. A titre d’exemple, il y a une vraie pénurie d’informaticiens en Tunisie. Comment faire pour moins craindre le futur ?
Face à ce phénomène inquiétant, notre fédération a proposé une série de mesures qui nécessitent une forte volonté pour les concrétiser. A l’échelle macroéconomique, il faut entamer deux mesures courageuses : augmenter le nombre des diplômés tout en améliorant la qualité de formation et alléger le cadre législatif pour que la Tunisie soit un pays d’accueil des compétences étrangères.
Alors, il est indispensable d’augmenter le nombre des diplômés dans le secteur de l’informatique, car pendant ces dernières années, le nombre des diplômés en IT a diminué, passant de 12.000 en 2014 à 8.000 en 2019. En parallèle, la qualité de l’enseignement a commencé à se dégrader depuis les années 2000. Résultat : on a un nombre moins important avec une qualité qui n’est pas suffisamment importante. Donc, parmi ce nombre déjà moins important des diplômés, ceux qui sont considérés vraiment compétents sont devenus plus rares et donc sollicités par les étrangers qui ont trouvé en Tunisie un réservoir des ressources humaines intéressant.

A cela s’ajoute une demande accrue de profils recherchés dans divers domaines, tels la blockchain, la numérisation, l’intelligence artificielle… Donc, les pays européens profitent de cette manne d’ingénieurs à la formation de qualité, pour faire face à la concurrence du marché. Et pour toutes les raisons citées ci-dessus, ces compétences quittent le pays. Cet exode a fini par impacter sur l’équilibre entre l’offre et la demande du pays. Pour remédier à cela, il faut augmenter le nombre des diplômés en IT et améliorer la qualité de l’enseignement et celle de la formation afin de former des cadres de haut niveau qui peuvent contribuer au développement économique du pays, surtout dans les secteurs les plus recherchés.

Pour améliorer la qualité des diplômés, on a lancé l’initiative «Digital Talent», qui vise à contribuer à l’amélioration de la compétitivité du secteur TIC en Tunisie, et ce, à travers trois objectifs majeurs qui sont l’amélioration de l’employabilité des jeunes diplômés et primo-demandeurs d’emploi grâce à une Académie qui offre des cursus de formation complémentaires adaptés aux besoins des entreprises TIC, la conception et la mise à jour d’un Référentiel des métiers et compétences du secteur, offrant ainsi un langage commun entre agences publiques, instituts de formation et entreprises et finalement agréger les besoins de recrutements qualitatifs et quantitatifs du secteur, ainsi que les besoins en formation, et produire des réflexions et analyses périodiques, dans le cadre d’un Observatoire dédié au secteur.

A notre sens, assurer une formation complémentaire aux jeunes diplômés (des soft skills, des certifications…) est l’une des actions correctives pour améliorer la qualité. Un autre pas à saluer ; grâce à la mise en place d’un Référentiel des métiers et des compétences, on est en train de revoir, en collaboration avec le ministère de l’Enseignement supérieur, les programmes de formation au niveau des Iset et des écoles dédiées pour que cette formation change et devienne adaptée à la demande du marché. De cette manière, notre «réservoir de compétences» va augmenter progressivement, ce qui va servir le marché national et étranger, notamment européen. Il faut le dire, on ne va jamais arrêter cette hémorragie de la fuite des compétences, mais on peut la réduire.

S’agissant de la deuxième action, pour s’adapter à la réalité de la situation, il devient indispensable d’autoriser le recrutement par les entreprises tunisiennes des diplômés étrangers. On propose, dans ce cadre, de puiser dans le vivier des étudiants subsahariens et africains, présents en Tunisie. Mais malheureusement, le droit de travail en Tunisie est très difficile. On a demandé d’alléger le cadre législatif pour être un pays d’accueil et éviter cette sortie dans un seul sens. L’idée c’est de créer un modèle donneur-preneur dans le but d’accélérer la formation de jeunes pour essayer d’endiguer les pertes occasionnées par ces départs.

Au niveau microéconomique, il y a un travail important à faire par l’entreprise elle-même. Ces fuites des cerveaux devraient pousser les chefs d’entreprise tunisiens à faire changer leurs visons. A l’examen des motifs de départs de leurs salariés, surtout liés à l’environnement du travail, beaucoup d’entre eux commencent à reconsidérer la façon dont ils traitaient leurs employés, et font désormais montre de plus de respect envers la réglementation du travail, et s’efforcent aussi d’améliorer les conditions de travail pour un meilleur épanouissement de leurs salariés. Les motifs financiers sont aussi déterminants, ce qui exige une amélioration de rémunération. Il est important de souligner à ce niveau-là qu’un grand nombre des entreprises dans le secteur du numérique ont fait des augmentations importantes des salaires pendant ces deux dernières années rien que pour réduire ce risque de départs massifs.

Tous ces efforts commencent à donner leurs fruits et beaucoup de gens ont compris finalement que rester dans leur entreprise avec de bonnes conditions, une bonne rémunération et une bonne ambiance de travail est et restera toujours le meilleur choix.
Ce chantier nécessite une collaboration entre le secteur privé (entreprise) et l’Etat. L’entreprise doit développer de nouveaux marchés et se développer. Pour sa part, le gouvernement pourrait minimiser ce fléau en mettant en place de stratégies permettant d’améliorer les conditions salariales tout en alignant le système éducatif avec les besoins du marché. Il peut également avancer dans la mise en place des projets de digitalisation qui sont bloqués, l’accélération de la transformation digitale, le projet e-Gov…

Mais de l’autre côté, les entreprises auraient-elles joué un rôle important dans l’accélération de ce phénomène?
D’une manière générale, les ingénieurs dans le digital, le blockchain, la numérisation et l’intelligence artificielle…sont recrutés par l’intermédiaire d’annonces sur les sites spécialisés, des contacts directs via des chasseurs de têtes avec les écoles, à travers les réseaux sociaux…qui mènent des batteries d’entretiens pour cibler les candidats, avec à la clé, un contrat en bonne forme. Mais dans le secteur des TIC, il y a aussi les entreprises qui n’hésitent pas à transférer leurs employés chez leurs filiales étrangères. Autrement dit, les entreprises implantées en Tunisie qui créent de nouvelles filiales en France, par exemple, ne réfléchissent pas à recruter de nouveaux ingénieurs.

Ainsi, les difficultés pour recruter de nouvelles compétences poussent ces entreprises à motiver davantage leurs salariés. L’idéal pour elles, c’est de garder leur ressource humaine et transférer leurs employés chez leur filiale étrangère. Mais si la situation s’améliore dans notre pays, si l’Etat fait un effort de retenir ses diplômés en offrant un climat favorable, la situation sera autre.

Quelles sont les répercussions néfastes de ce phénomène sur le pays?
La fuite des cerveaux coûte des milliards de dinars chaque année au pays. Alors que la formation des ingénieurs et des médecins figure parmi les plus coûteuses dans le budget des finances publiques, celle-ci finit par profiter aux pays d’accueil. Selon une enquête réalisée en 2018 par notre fédération, sur la base de 45.000 à 100.000 compétences TIC à l’étranger, le chiffre d’affaires additionnel que le secteur aurait pu réaliser varie entre 5 et 12 milliards de dinars.

Le manque à gagner en termes de chiffre d’affaires additionnel à l’export, varie entre 2 et 4,5 milliards de dinars. A cela s’ajoutent les emplois indirects créés ainsi que les activités de support. C’est pourquoi il faut que nous arrivions à vendre et exporter de la valeur ajoutée et non pas se limiter à exporter des compétences dont la formation coûte cher au pays, le tout grâce à des conditions favorables au maintien des compétences en Tunisie.

Peut-on ici affirmer que la Tunisie est victime de son succès ?
Les Européens (notamment les Français, les Allemands) ou les Canadiens ont trouvé en nous un bon réservoir pour combler leur manque. En raison de notre excellente réputation en informatique et d’une aisance avec les algorithmes, nous sommes aujourd’hui victimes de notre succès. Mais on ne peut pas reprocher la responsabilité de cette situation aux pays étrangers ou aux diplômés qui sont à la recherche de meilleures conditions de travail et de vie.

C’est notre faute. Pour remédier à cette situation, on doit entamer toutes les actions citées, les prioriser et avoir le courage nécessaire pour le faire. Certes, c’est un travail de longue haleine, mais nous sommes capables de le faire car la volonté politique existe. L’Etat est aujourd’hui conscient de ce danger, même si dans un temps précédent, il a vu les choses autrement.

Comment ?
En réalité, l’Etat est passé par des étapes pour arriver finalement à comprendre l’ampleur de ce phénomène, ce qui est plus important pour nous. Au cours de la première étape (il y a deux ans), on a soulevé le danger de cette fuite des cerveaux, mais à l’époque, les autorités ont préféré éviter de parler précisément de «fuite des cerveaux» et préfèrent la pudique expression de «mobilité des compétences » car, pour elles, c’est un phénomène international, une tendance mondiale qui n’est pas propre à la Tunisie.

Mais depuis un an, les autorités semblent avoir pris conscience de l’ampleur de ce phénomène alarmiste face à l’attractivité des marchés de l’emploi internationaux. Aujourd’hui, ce phénomène va jusqu’à vider l’Etat de ses compétences, ce qui nous met face à un problème de sécurité nationale, car on se dirige vers un point de non-retour. Mais quand on met la main dans la main et on collabore ensemble, chacun de son côté, on peut trouver une solution idéale et définitive à ce phénomène.

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