«Deal» de Ghazi Zaghbani et Sébastien Amblard: Autour de Koltès


C’est une coproduction tuniso-française, d’après un des textes les plus connus de Bernard-Marie Koltès. Une rencontre entre deux acteurs, deux langues et deux univers qui ne nous laissent pas indifférents. A voir à l’Artisto.


«Deal», d’après «Dans la solitude des champs de coton» de Bernard-Marie Koltès, n’est pas le premier saut dans le vide de Ghazi Zaghbani. Aventurier et même kamikaze, il se lance souvent des défis quasi impossibles comme si le théâtre pour lui était un jeu où l’on bouscule ses limites et où l’on donne un coup de pied à notre confort.

Sartre, Beckett, Ionesco, Genet, Ghazi Zaghbani s’en approprie les textes, les traduit et les adapte. Ces fondamentaux du théâtre contemporain, avec ses mouvements absurde, existentialiste et humaniste rencontrent une nouvelle écriture et se confrontent à de nouveaux paradigmes. Cette fois-ci, c’est Bernard-Marie Koltès qui séduit Zaghbani et l’invite à une nouvelle piste. Un chemin et une écriture qu’il partage avec le comédien et metteur en scène Sébastien Amblard : «Notre première rencontre a eu lieu en 2015 où Sébastien est venu jouer un monodrame : “Le roi bohème” à l’Artisto. Après quelques mois, il revient pour participer à la deuxième session des Rencontres théâtrales de l’Artisto avec sa pièce “Tombeau pour Palerme”. C’est lors de ces rencontres, que nous avons commencé à penser à collaborer ensemble, et après de longues discussions, nous avons choisi de travailler sur le texte de Bernard-Marie Koltès, “Dans la solitude des champs de coton”. Un texte poétique et très riche en idées et qui correspond parfaitement à nos affinités théâtrales. Nous avions ce désir de jouer la pièce dans nos langues respectives, En effet, cela renforce la dramaturgie de la pièce. Après cinq ans d’attente, nous concrétisons ce projet qui possède un univers très spécial en même temps abstrait et réaliste, qui discute à la fois des problématiques existentielles universelles et des problématiques sociales liées à nos deux cultures. C’est le projet profondément humain et sensible que nous avons souhaité», expliquent Ghazi et Sébastien.

«Deal» qui préserve la même structure du texte initial est la rencontre d’un dealer et de son client au milieu des ténèbres d’un lieu sans nom, loin des hommes. Une rencontre presque surnaturelle où les peurs débordent et où les désirs s’entremêlent. Le dealer tente de faire cracher le désir du client qui lui crache son refus à la figure. Dans ce combat, chacun des deux tente de défendre ce qui lui reste de dignité, de fierté et d’«humain».

En se plongeant dans le monde crépusculaire de Koltès, les deux acteurs-metteurs en scène nous arrachent à nos vies et nous bousculent dans une écriture violente qui nous domine de tous les côtés pour nous faire saisir la perpétuelle et vaine tentative de communication entre les hommes, idée chère à l’auteur.

Si l’écriture de Koltès défend le primat du texte, contre la réduction de l’interprétation par la mise en scène, la proposition de Ghazi Zaghbani et Sébastien Amblard arrive à créer un équilibre entre les deux. L’exclusivité du texte se renforce par le jeu d’acteurs, l’ensemble envahit l’espace et domine le public. La scénographie, qui monte verticalement avec des échafaudages, donne à l’espace de jeu de la densité envahissante. La supposée autonomie du texte de Koltès devient malléable, d’abord, par la traduction, ensuite, par la mise en scène et le jeu. Les deux acteurs se renvoient la balle, des passes de plus en plus violentes, de plus en plus percutantes. La confrontation des deux langues (Ghazi le dealer en tunisien et Sébastien l’acheteur en français) intensifie le propos et laisse de la place aux habituels thèmes qui traversent l’œuvre de l’auteur : la solitude absolue de l’être ; les relations humaines qui obéissent aux lois de l’économie, de l’échange et du commerce, le manque de communication, la confrontation avec l’autre, l’inconnu, le marginal et l’étranger, etc.

Dans ce travail très fidèle au texte de l’auteur, la mise en scène n’accepte pas que seule la parole soit l’acte, l’action est aussi présente soulignant le mot, l’idée, la réflexion… bien que parfois on en voie trop, vu l’intensité du texte, ses éléments chaotiques, sa poésie hermétique, et les acteurs qui imposent un style de jeu baigné dans l’obscurité et axé sur la prise en charge totale du dit et même du non-dit.

L’œuvre de Koltès est ésotérique, difficile même, inaccessible, elle impose son propre diktat, son hiérarchie du texte et se refuse même à toute mise en scène. La proposition de Ghazi Zaghbani et Sébastien Amblard a le mérite de briser ses lois, de rendre à ce texte la liberté de jeu, de lui donner forme et de nous donner à voir une œuvre qui interpelle.

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