Chaouki Jaballi | Directeur de la Coopération avec l’Afrique au ministère du Commerce : «miser sur un plan d’action»

Le monde entier mise sur l’Afrique. Avec sa croissance solide, sa population très jeune et son potentiel explosif  de développement, le continent attire les regards du reste du monde. Faire part de la richesse créée par les Subsahariens qui “aiment plutôt les relations de proximité” — comme nous a expliqué Chaouki Jaballi — paraît, de prime abord, une entreprise ardue. Avec l’intégration du Comesa, le premier jalon du long parcours vers une ouverture totale sur le marché africain a été posé. Mais, jusque-là, la Tunisie a encore  du pain sur la planche. Plus de détails dans cet entretien avec Chaouki Jaballi.

Selon le dernier  baromètre de la santé des PME Miqyes, l’année 2019 a été marquée par une percée du marché africain en tant que destination d’export pour les entreprises tunisiennes avec un taux de 2,2%. C’est dire que le marché africain se taille, toujours, une part très faible des exportations ainsi que des  investissements tunisiens, malgré la légère amélioration observée. Quel est le volume réel des échanges commerciaux avec les pays africains et pourquoi on est, toujours,  à ce faible niveau d’échanges ?  

Les chiffres officiels ne sont pas loin des résultats du baromètre. Il est vrai que le volume des échanges avec les pays d’Afrique subsaharienne est très faible. Le total des exportations vers l’ensemble des pays d’Afrique subsaharienne ne dépasse pas les 2,5% de l’ensemble des exportations tunisiennes. En 2019, le volume des exportations vers toute l’Afrique avoisine les 4,7 milliards de dinars, soit environ 11% de l’ensemble des exportations tunisiennes. Plus d’un milliard sont réalisés grâce aux exportations vers le Sud de l’Afrique. Les principaux pays importateurs  sont la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Ghana et l’Afrique du Sud, tandis que les principaux produits exportés sont le plâtre, le ciment, la margarine, les papiers hygiéniques, les articles de friperie et les préparations alimentaires. Pour l’huile d’olive, la part des exportations demeure faible avec 2,5% du total des exportations vers l’Afrique subsaharienne.  

Au volet de l’investissement, on peut surtout évoquer des histoires de réussite (success story) des entreprises qui investissent dans le marché africain, telles que Soroubat, un opérateur du secteur BTP, le groupe Poulina, Lilas, le bureau d’études Studi…etc. Il y a également EPPM, un bureau d’étude spécialisé dans le management des projets actifs qui a été, récemment, élu meilleure entreprise entreprenante en Afrique, lors de la troisième édition de la Conférence internationale sur l’investissement Fita 2020. Ce sont toutes des entreprises qui se sont taillé leur part du marché africain et peuvent désormais servir d’exemples d’entrepreneuriat en Afrique. Maintenant, en ce qui concerne le faible niveau des échanges commerciaux, ce dernier  est dû à plusieurs raisons.  On cite principalement l’absence d’accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux entre la Tunisie et les autres pays d’Afrique subsaharienne: jusqu’au début 2018, la Tunisie n’avait pas d’accord préférentiel qui prévoit des abattements tarifaires sur les exportations vers l’Afrique. Heureusement, avec notre accession au Comesa, on a, désormais, une occasion de se rattrapper et d’intégrer une zone de libre échange avec un marché important. Nonobstant, il y a d’autres problèmes qui persistent, tels que l’accès au financement ainsi que le transport et la logistique, notamment les transports aérien et maritime. 

Même la présence diplomatique de la Tunisie dans l’Afrique est faible.

La Tunisie dispose d’un réseau de 10 ambassades sur tout le continent, qui compte 54 pays. Sur le plan commercial, on est présent dans 5 capitales africaines. Le Cepex, qui est une institution représentative du département du Commerce à l’étranger, a ouvert, depuis 2018,  4 nouvelles représentations commerciales. En 2010, nous avions une seule représentation à Abidjan en Côte d’Ivoire. Les nouvelles représentations sont basées respectivement au Kenya, la République démocratique du Congo, Cameroun et Nigeria. Il y a, à vrai dire, une certaine amélioration des représentations commerciales en Afrique par rapport à 2010. En matière de diplomatie, il est vrai que le nombre de représentations demeure faible. 

Ce qu’il faut souligner, c’est que la présence tunisienne était traditionnellement concentrée sur l’Ouest, c’est-à-dire dans la région francophone de l’Afrique, à savoir la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Cameroun… etc. Les opérateurs tunisiens s’installent souvent dans ces marchés francophones. Depuis 2016, on a vu émerger de nouvelles tendances qui ciblent d’autres marchés dans l’Afrique subsaharienne. Pour ce faire, on s’est attelé à améliorer le cadre juridique régissant les relations commerciales de la Tunisie avec les pays africains dans trois régions, en l’occurrence, l’Est, l’Ouest et le Centre de l’Afrique. On a travaillé sur la consolidation de la présence de la Tunisie dans l’Est de l’Afrique en intégrant la zone de libre-échange Comesa, une région qui s’étend de Libye jusqu’au Sud de l’Afrique. Cette communauté  compte au total 21 pays. Pour les deux régions de l’Afrique, en l’occurrence de l’Ouest et Centrale, nous avons demandé la conclusion d’accords commerciaux préférentiels, avec deux principaux groupements, à savoir la Communauté économique des Etats de l’Afrique Centrale (CEEAC) et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) dont l’objectif est de revoir à la baisse les droits de douane. 

Tout de même, le volume des échanges reste modeste: on ne sent toujours pas de grand changement. Les tarifs douaniers ne constituent pas, semble-t-il,  la seule entrave empêchant la floraison des partenariats avec le reste de l’Afrique. Même avec la levée des barrières tarifaires suite à l’intégration du Comesa, on risque toujours de ne pas améliorer le niveau des échanges commerciaux avec les pays membres en raison de la persistance de plusieurs problèmes, tels que le transport et le financement. 

Et qu’en est-il de la Zleca? 

La Zleca, c’est une autre paire de manches. C’est la zone de libre-échange continentale africaine. C’est un projet qui avance à pas de charge. La Tunisie a signé l’accord d’adhésion, mais nous ne l’avons pas encore ratifié au Parlement. 

Cela fait plus d’un an et demi qu’on parle d’adhésion au Comesa. Ce n’est qu’en janvier 2020 que le département du commerce publie un communiqué confirmant l’entrée en vigueur officielle du traité.

Pourquoi le processus d’adhésion a pris tout ce temps ? 

La conclusion d’un traité international passe par plusieurs étapes juridiques. D’abord, il faut négocier au sein de la communauté l’accord d’adhésion. C’est ce qui a été fait entre 2017 et 2018, période durant laquelle la Tunisie a négocié les termes d’adhésion. A l’issue des pourparlers,  l’accord a été signé lors du sommet des chefs d’Etat du Comesa au mois de juillet 2018. Ensuite, c’est au parlement de voter la ratification du traité. Une fois la ratification votée (au mois de mai 2019), le chef d’Etat doit signer un document appelé “instrument d’adhésion” qu’il envoie au secrétaire général du Comesa. C’est à ce moment-là qu’on peut dire que l’adhésion de la Tunisie au Comesa est effective. Le 20 juin 2019, le secrétariat de la communauté a reçu  le document en question signé.  

Parallèlement à ces étapes juridiques, la Tunisie doit, également, honorer des engagements commerciaux  à aspect technique. C’est-à-dire s’engager à lever les barrières douanières tarifaires et non tarifaires sur toutes les opérations d’import et d’export vers les pays membres de la région. Pour ce faire, il faut implémenter le cadre réglementaire au niveau des systèmes d’information des administrations concernées, notamment la douane. 

Ici, il faut s’arrêter sur un point important. Certains pays membres du Comesa n’appliquent pas les dispositions du traité. Il s’agit de l’Ethiopie, l’Erythrée, l’Eswatini, l’Ouganda et la République démocratique du Congo. Etant donné que les relations commerciales multilatérales et bilatérales entre pays sont régies par le principe de la réciprocité, la Tunisie attendait — avant d’opérer des changements dans le système d’information de la douane — la réception d’une correspondance dans laquelle la direction du Comesa dresse un état des lieux des régimes douaniers appliqués dans chaque pays membre. 

Qu’implique cette adhésion? Et quels sont les produits concernés par les abattements des droits de douane ?

La levée des barrières tarifaires est appliquée à tous les produits sans exception, pourvu qu’ils soient d’origine tunisienne. L’exportation des services est également couverte par ces accords multilatéraux. Pour pouvoir exporter vers les pays membres du Comesa, l’opérateur doit délivrer un document qui s’appelle certificat d’origine. En effet, pour exporter vers un pays  dans le cadre d’un accord commercial, il faut que l’acteur dépose un certificat d’origine qui atteste que son produit est d’origine tunisienne. Ce document est nécessaire pour l’application du régime préférentiel 0%. Il est délivré par les chambres du commerce en Tunisie. 

Il y a  deux critères qui garantissent l’origine tunisienne des produits à exporter. Le premier critère concerne la valeur ajoutée ou le taux d’intégration, qui doit dépasser les 35%, tandis que le second critère concerne le taux de matière non originaire, qui ne doit pas dépasser les 60%. 

L’instabilité monétaire dans certains pays comme c’est le cas pour le franc CFA ne pose-t-elle pas problème au niveau de cette zone de libre-échange ? 

A vrai dire, la réglementation de change est un aspect  important dans le commerce. La réglementation de change tunisienne figure également parmi les difficultés souvent  évoquées par les exportateurs. Bien entendu, lorsque vous exportez en devises et que votre devise n’est pas stable, cela peut impacter la compétitivité du produit. Pour le CFA, il n’y a pas de pays dans le comesa qui échange avec cette monnaie qui concerne plutôt les pays du Cedeao. En revanche, le Comesa est doté d’une institution importante qui est la chambre de compensation. Elle facilite les transactions monétaires et assure l’interconnectivité avec toutes les banques de la région. Le Comesa a ses propres institutions, à savoir une banque, une assurance et une institution monétaire. Ceux qui vont exporter vers les pays du Comesa peuvent y recourir. Ce sont des mécanismes qui sont devenus panafricains dont la mission est de faciliter les transactions financières et assurer les divers risques. 

Selon vous, quelles sont les conditions incontournables pour que la Tunisie puisse s’ouvrir davantage sur le marché africain ? 

Je dirais qu’il faut disposer d’une stratégie claire, détaillée. Il faut mobiliser toutes les ressources nécessaires et mettre le paquet pour la mettre en œuvre et la décliner en actions réelles. Et je désigne par stratégie, un document, un plan d’action avec des indicateurs. Il faut mettre à plat toutes les difficultés relatives à l’accès au marché africain pour mobiliser plus de lignes maritimes et assurer plus de représentations diplomatiques et plus de flexibilité au niveau de la mobilité des entrepreneurs africains et tunisiens.   

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