Entretien avec Syhem Belkhodja, fondatrice de «Doc à Tunis» et «Tunis Capitale de la danse» : «L’urgence d’agir dans toutes les conditions»

Du 1er au 4 mai, «Doc à Tunis» rythmera le quotidien du public. Une sélection restreinte mais inédite et de qualité sera présentée au 4e art, au Centre culturel d’El Menzah 6 et à l’Institut français de Tunisie, suivie d’un détour dans des régions avoisinantes, loin de Tunis. «Tunis, capitale de la danse» commencera ensuite. L’occasion pour nous de faire le point avec Syhem Belkhodja sur les enjeux, les nouveautés, la programmation, les défis, les craintes. Un bond dans l’avenir de ces deux festivals s’impose.  Entretien.

Au gré de l’actualité brûlante du pays, «Doc à Tunis» commence le 1er mai, suivi de «Tunis capitale de la danse»…
En effet, mais je voudrais tout d’abord présenter de sincères excuses pour ce qui s’est passé le samedi 27 avril. Je suis passée à la radio dans la matinée sans savoir que 12 femmes avaient trouvé la mort dans un accident de voiture horrible quelques heures avant. Des battantes qui vivent dans des conditions précaires très dures. Beaucoup ont trouvé indécent de ma part qu’on parle de danse, d’art, face à une catastrophe de cette ampleur. Je demande des excuses au public parce que je comprends leur incompréhension, mais je le répète, quand je suis passée sur antenne, je n’étais pas au courant. Comme je travaillais dans mon studio et que je ne suis pas très «réseaux sociaux», tout est arrivé de la sorte précipitamment. Je suis peinée. Mes danseurs sont issus de milieux défavorisés et ont des mères ouvrières, travailleuses et battantes, comme celles qu’on a perdues. Trois de mes élèves de Sidi Bouzid connaissent même une des victimes, donc je ne peux qu’être bouleversée.

On peut pourtant faire de l’art pour exprimer notre peine, être endeuillé, rendre hommage…
D’autant plus que je tiens à préciser que notre danse n’est pas événementielle. Ce n’est pas une danse de joie, de spectacle. C’est une danse qui est engagée. On a programmé d’ailleurs un film intitulé «L’urgence d’agir» de Magui Marin, à voir absolument : l’urgence d’agir dans toutes les conditions, l’égalité des chances, des corps, la présence du corps sur scène, l’écriture du corps… donc, on devrait se mettre en tête, comprendre et admettre que la danse est une affaire sérieuse et pas juste une animation de rue. Quand j’en fais d’ailleurs dans la rue ou dans la télévision, c’est pour attirer ce grand public vers la danse. Mais l‘écriture de la danse contemporaine, ce que nous on fait au théâtre de l‘Opera, ce qu’on fait en tant qu’artistes engagés : Nawel Skandrani, Malek Sebai, Najib Khalfallah, Imed Jemaa, Imen Smaoui, Wael Margheni, Oumaima Manai… les danseurs tunisiens qui sont actuellement exceptionnellement à l’étranger comme Aicha Mbarek, Hafidh Dhaou, Kais Chouibi, Mohamed Toukabri, Hamdi Dridi, etc. C’est une exigence, un travail qui demande une rigueur, une éthique, qui n’est pas du tout dans le superficiel. Pour les excuses, c’était une parenthèse. Ça m’a doublement peinée de voir autant d’incompréhension. Puisque je fais de la danse, je respecte donc la vie et la mort.

Comme à l’accoutumée, les deux manifestations s’enchaîneront à partir du 1er mai. Où est-ce qu’elles en sont ?
Ça fait quand même deux années qu’on est en train de faire un festival transversal. Grâce à la notoriété des «Rencontres Chorégraphiques de Carthage». Comme l’Etat tunisien a créé ces «Journées chorégraphiques de Carthage», ça fait quand même 4 ou 5 ans qu’on a changé de titre et c’est «Tunis, capitale de la danse» depuis, et on rêve que ça devienne une capitale des danseurs. «Doc à Tunis» est toujours aussi important également depuis 13 éditions. Beaucoup de Tunisiens ne lisent pas de livres et un film documentaire peut remplacer un livre de 300 ou 600 pages. Il y a cette culture, non pas de la consommation, mais elle est orale, puisqu’on est originaire d’une société orale. Cela fait deux années au moins que j’ai fusionné les deux festivals parce que je ne crois plus aux frontières du festival : il n’y a plus de danse seule, plus de documentaires à part, plus de design seul : nous, on est dans les trois disciplines, rappelons-le. En plus du Doc et de la danse, j’ai aussi un festival de design. La force de ce documentaire et la force contemporaine que je démontre est une «danse documentaire» parce que la danse contemporaine parle d’aujourd’hui et le doc est un regard d’aujourd’hui. C’est essentiel pour moi que les deux se complètent et avec la gratuité, c’est important que le public puisse continuer à découvrir et la danse et l’univers du documentaire simultanément.

Peut-on donc clairement affirmer que les deux manifestations se réinventent ?
D’une part, elles se réinventent pour plusieurs projets : j’ai la chance d’avoir 56 ans, je le confirme et j’en suis fière. Parce que stupidement, quand j’ai créé ces deux festivals-là, en 2002 et 2006, et que j’ai fait un long chemin de 18 ans, j’avais l’impression d’avoir éduqué une bonne partie de la population par ce regard critique et par ces remarques mais il faut retenir que tous les cinq ans, il y a une nouvelle génération qui arrive. Les jeunes qui étaient présents en 2002 par exemple avaient 20 ans quand on a commencé, en 2012, ils en ont 30. Sauf qu’en 2012, il y a une nouvelle génération émergente qui n’a pas connu celle de 2002, etc. Pareil pour les films que j’ai présentés, début de la décennie précédente et ô combien je devrais les repasser aujourd’hui. Donc, ils se réinventent, oui, mais parce que le public est nouveau aussi. C’est-à-dire, le public, que j’ai gagné pendant toutes ces années, peut assister automatiquement à «Doc à Tunis» ou pas. Ils ont pris l’habitude au point qu’ils peuvent ne pas venir et dire qu’ils sont venus… Ils s’y sont tellement familiarisés. Il faut qu’il se déplace : je sais que c’est très dur actuellement. N’oublions pas que «l’Ecole des arts et du cinéma» et «le Centre culturel El Menzah 6» sont prêts à accueillir ce public qui rate un film, mais qui ne le rate pas «parce que je reste à la maison et quand j’ai le temps, je vois le documentaire»… non, ce n’est pas uniquement cela : c’est bien ce moment d’être ensemble pendant 4 jours qui est essentiel.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la programmation de «Doc à Tunis» cette année ?
D’habitude, on reçoit 70 à 80 films par an : cette année, on n’en a retenu que 20 : on est tellement submergé par un tsunami d’informations. Les gens n’ont plus le temps d’avoir un recul sur les choses et un état des lieux : le documentaire t’impose ce moment d’1h avec le réalisateur pour une leçon de cinéma, un regard autre sur la vie. Et cette année, comme d’habitude, tous les jours, on a une leçon de cinéma et on a choisi deux Belges spécialistes pour le film «Ni juges ni soumises» et c’est un homme de 70 ans et un homme de 50 ans qui seront là. L’un d’eux me demande «mais je me prépare comment ?», je lui dis : « ça va être des jeunes qui ne parlent même pas français», j’ai dit qu’il faut être présent au moins pendant cinq jours : deux c’était peu, et pendant 2h, un cours sera donné. Pareil pour les masterclass de la danse : une rencontre de deux heures peut changer notre vie : une rencontre avec un artiste nous enrichit et en plus nous arme pour aller de l’avant. Pour la danse, on s’est beaucoup appuyé sur «les ateliers chorégraphiques». Avec «Tfanen Creative» et grâce à cette rencontre avec l’U.E, on a pu persévérer, partir dans les régions. Et avec le festival, ils sont non seulement dans des ateliers, mais aussi sur scène. On invite les plus grands dirigeants des plus grands ballets dans le monde pour qu’il y ait un regard critique. Aujourd’hui, c’est la première fois que l’Etat tunisien investit sur les danseurs. Pour la première fois, on a désormais des danseurs salariés : des danseurs de danse traditionnelle, de danse contemporaine, de danse renouvelée… Toutes les créations ne sont pas bonnes mais une danseuse ou un danseur de nos jours parviennent à dire à leurs parents qu’ils sont danseurs professionnels et que c’est leur métier. On en serait pas là sans le soutien de nos partenaires : le ministère de la Culture, celui du tourisme : l’image de la Tunisie est en jeu. Et je voudrais aussi inclure le ministère de la Jeunesse et du Sport mais c’est toujours en cours de négociation.

Pour quelle raison ce soutien ministériel de la jeunesse et du Sport compte autant pour vous ?
Parce qu’on a un championnat du monde, parce que le break danse va rentrer dans les Jeux olympiques de 2024, parce qu’on un grand championnat demain au centre culturel d’El Menzah 6 : on retient 4 danseurs qu’on va emmener en Chine pour qu’ils deviennent athlètes. Ceci est l’underground : que veut dire devenir athlètes ? Parfois c’est manger correctement, qu’on les entretienne, qu’on fasse en sorte qu’ils dorment : les 8h de sommeil. 30 km dans un bassin pour un sportif professionnel de natation, c’est comme avoir 30h de danse avec moi. Que l’Etat et Tunisair deviennent mes partenaires est très important. Que je parvienne à ramener tous les chorégraphes du monde ici serait idéal : je n’ai pas besoin de quitter la Tunisie, et je crois toujours en mon pays. On ne cesse d’impressionner malgré tout. Il faut travailler et qu’on arrête de se flageller. De nos jours, nos compagnies sont partout dans le monde : A Ramallah, France, Berlin, New York… Et c’est très diversifié : toutes les danses sont là : soufi, trans, religieuse… on a une diversité d’écriture exceptionnelle : aujourd’hui, les Tunisiens sont de plus en plus portés sur la chorégraphie coréenne même.

Concernant le public de «Doc à Tunis», est-ce qu’il est toujours aussi réceptif ?
Vous êtes toujours très proches du documentaire, c’est méchant ! (rire). Le public, que les manifestations culturelles tunisiennes, toutes disciplines confondues, ont éduqué, est forcément là, sauf qu’il y a une nouvelle génération qui émerge et qui est obnubilée par les nouvelles technologies et qui s’ennuie au bout d’1h (danse ou doc). C’est à nous de faire un travail sur le public. J’ai ramené une centaine d’enfants de quartiers défavorisés pour voir de grands spectacles : on passe du temps ensemble, on mange, on échange et au bout du compte, sur 100 enfants, je ne gagne que six. Je remercie au passage «la Coupole d’El Menzah» et «le Centre culturel d’El Menzah 6» qui ont assuré le transport et le bus qui ramène les enfants des quartiers défavorisés jusqu’ici. Il faut avoir les moyens pour agir davantage. La danse est vitale, et les films aussi.

La gratuité est toujours de mise ?
Si ce n’était pas gratuit, je ne toucherai que les chics de Tunis, seulement, je tiens à ce que ces deux manifestations puissent toucher le plus de Tunisiens possibles, toutes les classes sociales confondues. Je veux toucher ces Tunisiens qui n’ont pas les moyens d’accéder à la culture, faute de moyens ou d’opportunités. Arrêtons aussi de dire que c’était mieux avant. La poche est plus vide de nos jours mais on est beaucoup plus ouvert sur l’art et le monde. Tout est tellement à la portée.

Que devient «Al Kalimat» ? Toujours au programme ! On a un invité de prestige au programme : il va parler de Break dance et de poésie. On est en train de développer un «Kalimat» danse et mots sur deux jours avec le fameux «FATI ART» et des rencontres avec Hela Ouardi et Luc Ferry sont prévues. Avec le ramadan qui arrive, on a opté pour la transversalité dans les festivals. Une compétition de solo va être reportée pour fin mai.

Est-ce que les Journées Chorégraphiques de Carthage, prévues en juin, complètent ou empiètent sur «Tunis capitale de la danse»?Je vais être de mauvaise foi si je dis que «mes Journées Chorégraphiques de Carthage» sont devenues étatiques. Bien sûr, j’aurais voulu prendre la direction, c’est tout à fait normal. Ça fait 18 ans que je dirige cela, j’avais un budget très limité et tout d’un coup, l’Etat, le jour où il organise son propre festival, attribue le budget à une nouvelle manifestation naissante. Mon âge —ou bien peut-être la danse— font en sorte que je parvienne à encaisser les choses négatives autrement : en les positivant le plus possible. Aujourd’hui, les danseurs ont deux rendez-vous : ils dansent chez moi et aux «Journées Chorégraphiques de Carthage». Si après 18 ans, l’Etat s’est approprié un festival de danse, au final, on ne peut être que très heureux et donc, c’est vraiment un 2ème rendez-vous incontournable pendant l’année. Maintenant, c’est à l’Etat de le développer sans me fragiliser: je ne tiens pas du tout à être concurrente : j’étais la seule à me battre pour la danse depuis 2002, pour que 450 compagnies arrivent à Tunis. Aujourd’hui, il faudrait qu’on soit vraiment partenaires : d’ailleurs, je suis programmée dans «les Journées Chorégraphiques de Carthage» notamment pour aider Mariem Guallouz ou autres et tout le monde s’ouvre à l’Etat. Il ne s’agit nullement de direction ou de prises de postes, on est face à un Etat réceptif, qui nous écoute enfin. Et c’est excellent pour tout le monde ! J’aurais aimé être directrice, mais ce n’est pas grave, on ne peut être que ravis face à l’évolution de ces deux manifestations. Je souligne l’implication du ministre des Affaires culturelles, M.Mohamed Zine Abidine, d’avoir soutenu le secteur de la danse. Il nous a donné notre crédibilité. Du jamais vu auparavant : on a des danseurs salariés, des chorégraphes invités, deux studios de danse et trois lieux à notre disposition. Il est à l’écoute et offre énormément d’opportunités. Je le revendique. Rappelons pour finir que : la musique c’est un milliard 700 mille, le théâtre c’est 3 ou 4 milliards de DT, le cinéma c’est 8 à 10 milliards et la danse, c’est 250 mille dinars. On n’a pas d’école supérieure de danse, pas de centre chorégraphique à part celui de l’Opera de Tunis : on a au retour 10 centres d’arts dramatiques : faisons d’un seul un centre chorégraphique. Maintenant, on est 4 générations de chorégraphes et de danseurs, il est grand temps de leur donner leurs droits et de régulariser le statut de l’artiste. Si la danse contemporaine, par exemple, n’est pas comprise, c’est parce qu’elle n’a jamais été étudiée nulle part ici. Il faut que cela change à la racine et c’est en cours.

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