Des artistes au temps du corona: « Ça serait bien d’assister à une belle chute du système capitaliste et à l’avènement d’une ère écologique…»


En ces temps durs où la vie est en suspens, où les pendules marchent au ralenti, où les jours sont accordés au rythme des annonces funestes, chacun essaye de son côté de se forger une solide barrière physique et morale, à l’affût de bonnes nouvelles, pour combattre ce vil virus. Ce qui est certain, c’est que ces temps «covidiens» se prêtent à la réflexion… Nous avons, dans ce sens, invité des artistes et autres intellectuels de tous bords à réfléchir sur des questions telles que : Le coronavirus et la culture ? Le confinement et l’art font-ils bon ménage ? Distanciation sociale, isolement et création ? Nous leur avons adressé virtuellement (confinement oblige) une série de questions (les mêmes ou presque). Tous et toutes ont pris le temps de la réflexion…

La danseuse et chorégraphe Nesrine Chaabouni est la deuxième à s’être prêtée au jeu des questions-réponses. Anciennement interprète de danse dans plusieurs créations chorégraphiques de la compagnie tunisienne «Théâtre de danse» d’Imed Jemaa entre 1999 et 2004, elle est diplômée de l’Institut supérieur des Beaux‐Arts de Tunis. Trois ans de formation approfondie à Paris et plusieurs stages avec le pédagogue Dominique Dupuy lui ont permis de perfectionner sa pratique artistique. De retour à Tunis, elle monte des projets chorégraphiques avec Karim Touwayma comme danseuse et aussi comme chorégraphe. Nesrine dirige, depuis quelques années, le Pôle ballets et arts chorégraphiques du théâtre de l’opéra à la Cité de la culture et poursuit sa thèse de doctorat à l’Université de Tunis en études culturelles.

Comment se passe votre confinement ?

Je fais (enfin !) de vrais «days off», après trois années de travail avec un rythme effréné et continu, sans congés, avec de très courts moments de répit ou de moments partagés en famille avec ma petite.

La seule chose qui me perturbe, c’est ce soudain et brusque changement de rythme de vie. Je me suis habituée au travail au bureau de 9h00 à 20h00, parfois plus et pas mal de fois durant le week-end. Souvent entourée de beaucoup de gens, d’artistes, de danseurs et de collègues, donc c’est difficile pour moi  en ce moment de trouver comment passer de ce quotidien où j’étais sans cesse sollicitée à un quotidien calme, monotone, routinier et en famille.

Mettre en pause une vie rythmée par des projets artistiques et culturels, par des jours à mettre en place et à organiser, surtout cette dernière période où je travaillais sur des programmations du pôle à l’international.
On était, d’ailleurs, en train de préparer une tournée internationale avec des spectacles en France, en Italie, en Serbie,  en Egypte, que ce soit pour le ballet de l’opéra de Tunis, le nouveau ballet de danse tunisienne ou la troupe nationale des arts populaires.

Comment passer de ce rythme, d’une vie pleine d’espoir, de «rêves dansants» et de projets prometteurs à un temps mort : tous ces projets sont annulés ou reportés (cela m’étonnerait !). Aucune visibilité sur l’avenir, on est face à un mur de désespoir amer.

Malgré cela, y a-t-il un tant soit peu de positif dans ce confinement ?

Globalement je ne pense pas trop qu’il y a du positif, surtout que les vies humaines chères et sacrées sont à leurs risques et périls. Que ferions-nous quand cette maladie frappera un de nos proches ? Ou nous frappera nous-mêmes ?

Je reste réaliste bien sûr sans trop de paranoïa, en essayant d’être prête psychologiquement à affronter ce qui adviendra. D’habitude, le baromètre sur mon état d’âme ce sont mes rêves et honnêtement je n’en fais pas de bons en ce moment, je me réveille effrayée, le souffle coupé…

D’un autre côté (plus ou moins positif), dans ce confinement,    le temps déborde et m’offre l’occasion de dépoussiérer et d’enlever un peu de la toile d’araignée accumulée sur mes projets personnels : une thèse et des projets artistiques qui ont été rangés dans mes placards depuis un bon moment. Là, c’est l’occasion de les reprendre et de prendre le temps de lire aussi.

Une œuvre qui vous vient à l’esprit en pensant au Corona?

En pensant au nombre de morts et au magma de cadavres qui s’entassent à cause de ce virus, je pense à Guernica de Picasso. Réalisée en 1937, cette œuvre dénonce la violence et les crimes de guerre. A travers cette œuvre, Picasso a réussi à exprimer les sentiments d’horreur et de colère suscités par le fascisme.

Ce virus, vous inspire-t-il?

Artistiquement, non ! Le corona m’inspire seulement sur le plan humain et social, ses répercussions, l’évolution de l’inconscient collectif… Pour ma part, pour toute inspiration artistique, j’ai un penchant plus pour le vivant dans tous ses aspects et non trop pour la mort, la morosité et la fatalité.

La situation actuelle est donc pour vous nocive pour l’art ?

Pour l’art non, je ne pense pas, elle l’est peut-être pour la vie et les moyens de vie des artistes. Mais ce calme social et ce repliement sur soi peuvent être bénéfiques, une sorte de recueillement : c’est dans ces moments-là que l’artiste peut s’écouter, sentir, penser le monde, plonger en soi et s’inspirer (pour moi ce n’est pas encore le cas).

Il subsiste tout de même un côté nocif, surtout par rapport à ma discipline, la danse. Un danseur doit suivre un rythme continu d’entraînement régulier et s’il n’est pas discipliné, en ces temps de confinement et s’il ne se prend pas en main avec force et détermination, il pourrait perdre ses acquis techniques. Pour un danseur qui ne pratique pas, pendant trois ou quatre semaines, c’est difficile de récupérer après. Pour la conception chorégraphique, on peut dire que c’est oui et non à la fois, car le chorégraphe peut continuer à travailler ses projets à distance, à écrire des scénarios chorégraphiques,  créer, visionner, etc. Mais ce qui lui manquera, évidemment, c’est le côté pratique, surtout quand il s’agit de mise en espace de la chorégraphie ou du développement de son idée et écriture auprès des danseurs interprètes. En parlant de cela, j’ai été impressionnée par le chorégraphe Pierre Rigal qui, malgré le confinement, a choisi de continuer son processus créatif.

L’après-corona, comment vous le voyez?

Pour l’instant, je ne le vois pas! (sourire) mais ça sera sûrement une tabula rasa, une remise des pendules du monde à l’heure, de son fonctionnement sur le plan humain, social, politique et économique. Je me dis pour rêver un peu que ça serait bien d’assister à une belle chute du système capitaliste et à l’avènement d’une ère écologique, d’une nouvelle vie plus à l’écoute de l’humain et qui met l’environnement parmi ses plus hautes priorités.

Des lectures, films,
spectacles ou autres à nous suggérer ?

En relation avec notre contexte actuel, je suggère comme

lectures des écrits qui se réfèrent ou font l’éloge de la solitude : « Le funambule» de Jean Genet et «Le danseur des solitudes» de Georges Didi-Huberman et paradoxalement pour briser un peu cette solitude, je pense au livre «Le banquet « de Platon (sourire )

Comme films, je conseille «Une journée particulière» d’ Ettore Scola, «La vie est belle» de Roberto Benigni, le documentaire «Pina» de Wim Wenders et le biopic «The Walk» de Robert Zemeckis. Je vous suggère comme spectacle «Texane» de Claude Brumachon, ainsi que la vidéo d’art installation «Inside» de Dimitri Papaioannou.

Meysem MARROUKI

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