Du confinement à la création: ce virus nous libère-t-il ou signera-t-il notre fin ?


Le week-end dernier, c’était la Journée mondiale du théâtre, une célébration qui n’a pas eu lieu, en tout cas, pas comme le veut la tradition. Les théâtres sont fermés, les salles désertes, les projecteurs baissés et les protagonistes confinés. Sans représentations, sans réunions, sans communions… En l’absence de ce rituel et de ce mutuel consentement qui impose une réelle présence physique, pouvons-nous dire que  le 4e art et les arts de la scène n’ont plus lieu d’être du moins pour le moment ?

Un bref retour sur l’histoire du théâtre, on se rend compte facilement qu’il n’y a pas eu dans l’histoire de l’humanité plus résistant que les arts de la scène. Cette capacité de s’adapter aux conjonctures, à la censure, à la répression, à l’évolution, à l’avancée technologique et même aux catastrophes. Le théâtre ou ces arts qui reposent sur la présence physique, ces arts de l’éphémère se réinventent, se reposent sur l’écrit et formulent leur pensée. Ce qui nous mène à nous interroger sur la manière avec laquelle le théâtre s’adapte aux crises et réinvente l’enfermement ? Et quels sont les enseignements que le théâtre nous apprend et à quel point le huis clos stimule-t-il la création ?

Des questions que nous adressons au critique théâtral Abdelhalim Massoudi, au metteur en scène et dramaturge Taoufik Jebali, aux comédiennes et dramaturges Leila Toubel et Sonia Zarg Ayouna et à la metteuse en scène Essia Jaibi.

    Abdelhalim Massoudi

Tout au long de son histoire, le théâtre s’est toujours inspiré des états d’enfermement. Prenons comme référence la métaphore de la caverne  empruntée par Platon, le besoin créé par Antonin Artaud de s’appuyer  sur la peste pour torpiller les pratiques désuètes du théâtre occidental et d’en proposer sa nouvelle vision du monde, jusqu’aux expériences d’investissement dans l’enfermement  avec un public restreint et privé, comme c’est le cas dans le théâtre polonais avec Grotowsky qui, dans une cave, propose un théâtre rituel pendant les guerres.

Et je pense que les arts du spectacle ou les arts de la scène et en particulier le Théâtre se trouvent face à un dilemme étant dans l’incapacité de créer une rencontre entre le spectacle et le public comme c’est souvent dans les crises épidémiques généralisées. Car l’une des conditions de cet art est sa rencontre et son interaction avec l’autre-spectateur.

Dans ces cas-là, le théâtre est dans l’obligation de se transformer en une pratique secrète similaire aux activités clandestines des persécutés dans des cercles étroits, ce qui est en soi difficile à réaliser. Cela confirme une fois de plus le lien qu’entretient le théâtre avec la vie, la mobilité des gens et leur capacité à se rencontrer et à partager, le Partage du sensible, perçu, fragile et privé.

Pendant les crises, le théâtre a besoin d’un minimum de stabilité pour que ses acteurs puissent le pratiquer, d’ailleurs, même pendant les grandes mutations politiques et sociales comme les révolutions, le théâtre disparaît quasiment, comme ce fut le cas durant la Révolution française et pendant les années de terreur que la France a connues.

Par conséquent, le théâtre, y compris les arts du spectacle, ont besoin, pour exister, de la possibilité des gens de se rencontrer et de se réunir. Sans cela, toute pratique scénique est fondamentalement niée, car le spectacle est essentiellement créé pour la rencontre et non pour l’isolement et le confinement.

Toujours est-il que les tentatives auxquelles nous assistons aujourd’hui sur les réseaux sociaux pour entretenir un lien qui relie une image du théâtre avec le public à travers la diffusion d’œuvres audiovisuelles restent utiles à la culture et à la mémoire théâtrale, mais ne peuvent en aucun cas se substituer au rituel théâtral basé sur la rencontre vive avec le spectateur et l’impact créé et souhaité. Toujours est-il que l’écriture théâtrale par le biais de l’imaginaire reste la seule alternative qui puisse pallier  cet état de perturbation. L’imaginaire de l’auteur et celui du récepteur car le texte théâtral a de la flexibilité et de l’efficacité requise pour perpétuer dans la vie grâce à sa capacité à réaliser le «partage perçu».

Taoufik Jebali

Le poète, le sculpteur et l’homme de théâtre ont tous besoin d’isolement et de retrait dans leur «tour d’ivoire» pour sculpter les traits d’une bien-aimée, d’un personnage, d’un temps, comme tout artiste qui s’efforce de sculpter dans de l’ivoire. L’art n’est-il pas le théâtre, l’art de la solitude, de l’isolement et de la disparition ? 

N’est-ce pas ce quatrième mur imaginé de la scène qui serait la preuve irréfutable de la séparation entre l’événement et le témoin… N’est-ce pas l’acteur qui quand il apparaît (sur scène), c’est aussi pour se dérober des regards ? On se souviendrait des paroles de Valère Novarina à propos de l’acteur qui disait : «L’acteur n’est sur scène que pour offrir sa disparition à l’espace.  Car cette grande création que vous voyez ici, Messieurs Mesdames, n’est venue que pour disparaître sous mes yeux, et moi pour lui danser ma grande danse de la disparition, et c’est une disparition à deux qui se joue sans musique entre nous ».

Le spectateur doit faire appel à l’intuition pour comprendre ce qui se passe devant lui consciemment et inconsciemment, par contre, l’artiste…poète…sculpteur a besoin de cette distanciation qui le protègerait de toute identification avec les évènements et pour ne pas perdre de sa perspicacité et de son intuition. C’est ce qui constitue la distance de sécurité de l’aliénation de l’homme proche de son humanité.

Il se peut que le spectateur et l’artiste se rencontrent pour un temps, le temps du Corona. Deux temps si proches aussi bien de la fusion que de la dissociation, expérimentant chacun et en aparté la capacité à se préparer pour l’amour et pour la mort… De ce rapprochement naît la magnifique rencontre entre la solitude physique et la solitude existentielle, et fusionne ainsi la scénographie d’espace dans lequel nous accourons pour raconter tous ces mauvais rêves vécus et que continue à vivre l’humanité… sans prendre le temps de déchiffrer ses énigmes et d’en dévoiler ses secrets.

Mais peut-on parler de théâtre sans public ? A cette question, j’avais  déclaré lors de certaines rencontres que je militais pour un théâtre sans public… Pris au premier degré, cela paraissait, bien entendu, provocateur et choquant pour certains… Le public fait partie d’une équation et c’est un adversaire nécessaire dans le sens où s’il assistait, la confrontation sera en sa faveur et s’il s’absentait, la confrontation n’a plus lieu d’être. Et cela me rappelle une phrase du cinéaste et homme de théâtre italien Carmelo Bene : « Si je délire seul chez moi, je suis pris pour fou. Et si je le faisais en présence du public, je deviens alors artiste ».

Leila Toubel

L’enfermement n’est pas une crise à laquelle le théâtre doit s’adapter, on s’enferme naturellement pour créer.

La première étape de l’enfermement est l’écriture. On s’enferme pour inventer une histoire, créer des personnages, leur trouver des mots et un destin, faire d’eux, à la guise et à la plume de l’auteur-e-, des protagonistes, des antagonistes, des héros, des rois ou des misérables. L’écriture évolue dans un état d’enfermement intérieur profond, où les sens se consacrent à l’imaginaire, réel et fantastique. L’écriture s’enferme naturellement dans l’intimité et la solitude.

De l’enfermement de l’écriture, on passe à l’enfermement des répétitions. Le metteur en scène s’enferme dans une salle avec ses actrices et acteurs ; ils s’enferment tous les jours pendant des heures, sans voir la nuit tomber, et quand ils sortent de la salle fermée, ils ne voient même pas les étoiles tellement ils sont lessivés, tellement ils sont enfermés dans leur personnage. Ils s’enferment des semaines, voire des mois, pour répéter le même texte, les mêmes gestes, les mêmes mouvements des corps enfermés dans un espace clos, loin de la vie bavarde, du bruit des klaxons, des couverts qui mangent à la hâte, des cris des enfants qui quittent l’école en courant. Ils s’enferment dans un lieu où les portes sont fermées et les lumières légères empêchant les étrangers d’y pénétrer, et où on demande à chaque respiration « Silence », les comédiens sont en train de répéter.

Heureux, excités et la peur au ventre, on quitte l’enfermement de la répétition pour aller à la rencontre du public, mais là aussi, nous sommes plus que jamais enfermés. Nous sommes enfermés dans le temps chronométré de la représentation, dans son fond et dans sa forme, dans le débit du texte, dans la manière de dire les mots, de bouger dans la lumière bien tracée, de donner la réplique sans hésiter et de pleurer à l’instant T. 

Et quand le public applaudit vers la fin, tu t’inclines pour le salut devant des spectateurs qui étaient venus de leur propre gré, s’enfermer dans une salle au murs dressés, interdite à ceux qui n’ont pas de billet, à la recherche de quelque chose qu’ils n’ont pas et qu’ils avaient besoin de s’enfermer dans le temps et dans l’espace, pour fuir, découvrir ou savourer.

Le confinement actuel est une source de réflexion sur le sens de la liberté et de l’enfermement quant au théâtre qui vit d’éclats et de liberté, mais ai-je besoin de lui trouver des racines dans l’enfermement pour accepter ce confinement obligatoire qui nous est imposé à cause d’un malin virus qui a une couronne et qui se prend pour un roi.   

« Le chant d’un oiseau perdu, une vague qui caresse les coquillages sur la plage, une guerre injuste, un petit garçon qui ne connaît pas la forme du ballon ou une pandémie ravageuse, tout stimule la création.

Sauf qu’aujourd’hui, nous vivons le drame enfermés dans nos maisons avec des toits qui s’approchent tous les jours un peu plus de nos têtes, cloitrés dans les murs de nos chambres qui nous étouffent, tournant les pages d’un livre qu’on n’arrive pas à lire, regardant le chronomètre qui annonce toutes les heures le nombre des humains qui partent sans adieux, un chronomètre qui s’affole, qui grimpe et qui court donnant l’impression que plus rien ne va l’arrêter.

Aujourd’hui, nous avons peur de mourir et nous avons peur de perdre les êtres chers, nous avons peur même pour les gens qu’on ne connaît pas, alors nous nous imposons l’enfermement, nous désertons de notre propre gré les rues, les théâtres, les cafés, les restaurants, les parcs, les musées et les salles de cinéma. Nous abdiquons à notre liberté de sortir, de mettre le nez dehors même pour une petite balade à pied, soumis et impuissants, nous renonçons à nos grands projets et nos petits plaisirs quotidiens. Quelle force aurait-elle pu obliger trois milliards de personnes à rester chez elles ? Aucune, sauf la formule qui nous martèle : #Chedd_Darek, se confiner ou mourir.

Qu’est-ce ce qui nous affecte le plus, qu’est-ce qui fait chavirer nos émotions, le huis clos ou le combat contre la mort que nous menons derrière nos fenêtres aux volets entrouverts ?

La mort, ce leitmotiv qui a distingué mes textes en tant qu’auteure dramatique, n’a jamais été aussi cruelle et aussi présente, elle nous montre du doigt, elle gifle nos ego et notre arrogance, et nous crie aux visages que nous sommes mortels, impuissants et insignifiants. Si je lui survivais encore cette fois, la mort serait l’héroïne de mon prochain spectacle. 

Sonia Zarg Ayouna 

L’histoire nous dit que pendant les grandes crises, il y a toujours eu une sorte de foisonnement artistique, une multiplication d’expériences et une vitalité tout neuve. Le monde vit une crise qui changera radicalement la vision des humains et les artistes s’efforcent d’imaginer l’après, voire de l’inventer. Cependant, la crise actuelle enlève aux artistes de la scène leur outil majeur : le contact direct avec un public ici et maintenant. Malgré cela, plusieurs artistes essayent actuellement de contourner ce handicap en passant par les réseaux sociaux et en proposant des performances en direct ou la diffusion d’œuvres enregistrées. Je ne sais pas si cette occupation de l’espace public virtuel apportera ses fruits. Je salue cet effort et ce besoin de rester créatif et de maintenir le contact avec le public, mais j’ai choisi, quant à moi, d’utiliser ce confinement obligatoire pour prendre un peu de recul et essayer de préparer l’après… si après il y aura…

Si le huis clos stimule la création ? C’est bien ici et maintenant. Cela se passe ici et maintenant. Pour le vivre, il faut être là concentré et si j’ose dire connecté à l’autre. Pas de retour en arrière possible, ce qui est passé appartient déjà au passé, on ne peut pas rembobiner et revoir. Voilà la spécificité du théâtre. S’il y a enseignement à tirer, il serait cela même : vivre pleinement l’ici et maintenant car on ne sait pas si après nous serons encore là.

Quant au huis clos, je pense que la plupart des parents ont expérimenté comment ils ont stimulé leur créativité ne serait-ce que pour occuper leurs enfants confinés.

Essia Jaibi

Dans le «feu de l’enfermement», il est très difficile, voire impossible de prendre réellement du recul. Il faut d’abord songer à s’adapter, à saisir ce qui se passe, à être solidaire (avec soi et les autres), à être cohérente…

Mais malgré l’angoisse, nous nous retrouvons tout de même à interroger et réinterroger de nombreuses choses, y compris soi-même et son métier.

Loin des salles de répétitions et des scènes de théâtre fermées déjà depuis un moment, certain(e)s se (re)mettent à l’écriture, d’autres diffusent d’anciens travaux ou des réflexions sur les réseaux sociaux et d’autres encore prennent une pause. Le manque de théâtre, d’arts vivants se ressent au quotidien et se partage.

Pour ma part, je dirais que c’est un temps de réflexion qui vient à point nommé.

Et je me pose la question si plus tard après le confinement, tout ce que l’on est en train de vivre est une matière exploitable : l’humain face à un péril universel ? Le lien entre le personnel et le collectif, le local et le mondial ? La confrontation au danger de mort (sa propre mort et celle des siens) ? La gestion d’un danger permanent ? La privation de liberté ?

Comment emmagasiner toutes ces émotions et surtout comment les traiter plus tard scéniquement ?

Ce qui est sûr, c’est que ce huis clos nous oblige à dialectiser l’intérieur et l’extérieur, la liberté et les contraintes, mais aussi la projection sur un avenir incertain vu qu’on ne sait pas combien cela va durer…

Qu’est-ce que ça va altérer en nous, et dans le monde tel qu’on le connaît ? Qu’est-ce que ça va enrichir ? Toucher à nouveau des corps, voir physiquement des gens dont on s’est éloigné ?

Je pense que toutes ces questions ne peuvent qu’impacter un projet théâtral.

Tout cela nous révèle exceptionnellement à nous-mêmes et nous révèle les autres autour de nous, les proches et les inconnu(e)s.

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