Lettre destinée au Chef du gouvernement: L’Appel des 70 personnalités

Les coordinateurs de l’Appel : Radhi Meddeb et Slaheddine Sellami

Radhi Meddeb et le Professeur Slaheddine Sellami ont pris l’initiative d’une démarche citoyenne sous forme de lettre destinée au Chef du gouvernement sur la gestion de la crise actuelle. L’objectif est de contribuer à la mobilisation nationale en matière de lutte contre la pandémie et de formuler des propositions en matière de gouvernance de cette crise et des modalités d’en sortir. Cette lettre,  avec la liste des 68 signatures prestigieuses, y compris les quatre Prix Nobel de la paix, quatre anciens ministres de la Santé, plus de vingt professeurs de médecine et de pharmacie, des chefs d’entreprise, des universitaires et des personnalités influentes de la société civile, a été déposée au siège de la présidence du gouvernement lundi 6 avril, au matin. Etant donné sa pertinence, La Presse la publie in extenso :

Monsieur le Chef du gouvernement,

La Tunisie, comme le reste du monde, fait face à une pandémie due à un virus inconnu jusque-là, le Sras-CoV-2. Cette pandémie a déjà occasionné dans de multiples pays, y compris ceux riches et développés, des dégâts considérables, aussi bien sur le plan sanitaire que social ou économique. Notre pays serait bien incapable de faire face à cette pandémie, si nous l’affrontions avec les mêmes stratégies que ces pays. Nous devons tirer les leçons des expériences des autres, retenir les meilleures pratiques et éviter les erreurs commises. Nous devons adopter une stratégie qui tienne compte de nos moyens et de notre contexte économique et social.  Comme vous avez eu l’occasion de l’affirmer, les défis que nous devons affronter, en priorité, sont :

– Sanitaires, afin de protéger le maximum de personnes, sauver le maximum de vies et endiguer au plus vite la propagation du virus,

– Sociaux, afin d’aider les couches les plus défavorisées, les ouvriers qui risquent de perdre leur travail, les journaliers et ceux qui travaillent dans le secteur informel. 

– Économiques, afin de préserver au maximum notre tissu économique et en particulier nos artisans, nos commerçants, nos paysans, nos start-up, TPE, PME et PMI qui doivent continuer à jouer leur rôle social et surtout reprendre leurs activités à la sortie de crise. Notre démarche en tant que membres de la société civile, du monde médical, du monde académique, hommes et femmes politiques n’a pour but que d’aider les autorités à mobiliser au mieux nos forces en tenant compte de nos nombreux points faibles. 

La situation nous commande une union de toutes les forces du pays, indépendamment de leur positionnement politique.  C’est dans cet objectif que nous avons décidé d’apporter notre contribution par des propositions concrètes.  Le gouvernement a pris des décisions précoces et urgentes afin de limiter la propagation du virus comme la fermeture des frontières, le confinement général de la population et le suivi du confinement individuel des personnes rentrant de l’étranger. Nous saluons ces mesures, ainsi que toutes celles destinées à alléger l’impact financier sur les catégories fragiles. Elles sont nécessaires et salutaires. Leur mise en œuvre, malgré certaines limites, n’a été possible que grâce à l’engagement sans limites de l’ensemble du personnel médical, des forces de sécurité et de l’armée. Nous rendons, ici, à tous, un hommage appuyé et nous leur exprimons toute notre reconnaissance pour leur mobilisation sans faille depuis le début de la crise. Notre stratégie pour les jours à venir doit viser à protéger au maximum la population et à essayer de circonscrire au maximum la durée du confinement en anticipant le meilleur scénario de déconfinement progressif et ciblé, pour alléger la souffrance des couches les plus démunies et éviter le risque de mécontentement, sinon d’une explosion sociale. Ce risque serait d’autant plus à craindre si le confinement devait être prolongé au-delà du 19 avril, sans que des mesures très fortes d’accompagnement n’aient été prises de manière urgente en faveur des plus démunis.

Sur le plan sanitaire : 

La décision de confinement général de la population, adoptée pour une période initiale de 15 jours et prorogée de deux semaines supplémentaires, est la bonne décision. Il faut la maintenir, la renforcer et la compléter afin d’assurer les conditions de son application. Les mesures coercitives sont probablement nécessaires, mais l’adhésion de la population passe plus par la pédagogie, l’encadrement et l’appui économique. Devant les difficultés à faire admettre à la population la nécessité d’un confinement général, la stratégie doit, en complément au confinement nécessairement limité dans le temps, viser à isoler d’une manière ferme les personnes infectées et à diminuer leur contagiosité afin de limiter la propagation du virus mais aussi et surtout les personnes à risques. Les mesures suivantes devraient être prises :

1. Confinement de toute personne porteuse du virus dans des hôtels réquisitionnés ou mis, par leurs propriétaires, à la disposition du ministère de la Santé. Cette mesure doit être ferme et s’appliquer à toute personne contaminée, avec une surveillance médicale sur place, assurée par rotation par des médecins de la première ligne. Dans la mesure du possible, ces hôtels doivent être dans une zone à l’écart des centres urbains. Le nombre de lits à réserver peut être estimé, dans l’état actuel des choses, à 1.000.

2. Traitement de tous les malades qui présentent des formes pauci symptomatiques et sous contrôle médical, notamment par l’association Hydroxychloroquine-Azithromycine. Cette administration doit se faire selon le protocole et la surveillance préconisés. L’objectif est de diminuer l’apparition des formes graves mais aussi la négativation rapide de la charge virale afin de limiter la période de confinement. Il est impératif de s’assurer que le malade n’est plus contagieux avant de décider de la fin de son confinement. 

3. Hospitalisation, dans des services dédiés, de toute personne présentant le moindre signe de gravité. Il est nécessaire que tous les services choisis pour recevoir ces patients soient bien préparés à cet effet : personnel, équipements et consommables.

4. Généralisation du dépistage ciblé dans l’entourage des patients mais aussi, d’une manière aléatoire, dans les régions les plus touchées. Atteindre 1.500 tests par jour doit être un objectif à court terme, en mettant les moyens pour aller bien au-delà et au plus vite. Il est nécessaire de mettre à contribution notre diplomatie afin de se procurer les kits nécessaires.

5. Mise à la disposition du personnel soignant, public et privé, de tous les équipements nécessaires à sa protection. Il faut saluer à ce propos l’effort de la société civile qui vient en appui au ministère de la Santé.   

6. Renforcer les campagnes de sensibilisation pour le respect des règles d’hygiène, de distanciation sociale et des gestes barrages. Une opération  « masque pour tous » doit être lancée, où des masques en tissu seront utilisés par les citoyens et les masques chirurgicaux et autres matériels de protection réservés à l’usage des soignants. Avec toutes ces mesures prises d’une manière concomitante et beaucoup de fermeté, nous espérons arriver à la date du 19 avril à limiter au maximum le nombre de personnes infectées et à lever progressivement le confinement général pour imposer un confinement ciblé.    

Sur le plan social :

La Tunisie compte aujourd’hui près de deux millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Le nombre de personnes vulnérables, vivant au-dessus du seuil de pauvreté mais susceptibles d’y retomber, suite à des difficultés conjoncturelles, s’élève à plusieurs autres centaines de milliers. La pandémie fragilise toutes ces populations. Le confinement, inéluctable sur le plan sanitaire, les fragilise encore plus. Il les prive de sources de revenus. Il est essentiel que le confinement soit le plus strict possible pour pouvoir être le plus efficace et le plus court possible et il est fondamental que ces populations soient secourues correctement pendant le confinement. Ces populations, quand elles ont la chance de travailler, n’ont pas d’épargne. Elles vivent au jour le jour. Il est important, si nous voulons que le confinement soit respecté, que l’État mette à disposition de l’ensemble des personnes concernées quotidiennement de quoi leur permettre de survivre. Un panier familial de référence devrait être défini, acheminé par l’armée et distribué avec l’appui des autorités et des associations locales ayant une bonne connaissance du terrain et des besoins réels des habitants. À défaut de capacité d’acheminement, une aide financière équivalente doit être distribuée aux familles nécessiteuses, à travers les mêmes circuits, dans la proximité. Il y a là une opportunité pour mettre à la disposition des bénéficiaires et sur un réseau de commerçants partenaires un porte-monnaie électronique qui pourrait éviter les risques de regroupement autour des points de distribution des aides en numéraire ou en nature. Des dépassements et des détournements de cette aide, matérielle ou financière, vont nécessairement avoir lieu. Ils sont inévitables et valent bien mieux que des oublis ou des omissions. Le coût de cette opération, pour les trois semaines de confinement qui sont encore devant nous, sont tout à fait à notre portée. Nous les estimons autour de 250 à 300 millions de dinars. Des établissements publics, devenus vacants par l’effet du confinement, devraient être ouverts pour recevoir les « sans-domicile-fixe » que nous voyons se multiplier dans nos villes pour les héberger, les soigner et les nourrir, le temps du confinement. Il faut aussi renforcer les efforts pour l’accès universel aux moyens de communication et permettre l’éducation à distance pour le plus grand nombre. La protection du pouvoir d’achat reste un élément important, surtout dans des périodes de difficultés d’approvisionnement et de distribution. Un suivi des différents circuits pour éviter une flambée des prix est indispensable. 

Sur le plan économique :   

Le monde a mis de longues semaines pour se rendre compte de l’ampleur, de la gravité et de la violence de la pandémie qui le frappe et de ses effets dévastateurs sur son économie. Les économistes et les financiers les plus optimistes parlent d’une récession violente qui verrait le PIB des grands pays (Chine, États-Unis, Europe…) reculer de plusieurs points et s’installer, hormis peut-être la Chine, en territoires négatifs. La Tunisie doit faire en sorte que sa gestion sanitaire de la crise soit exemplaire et que sa sortie progressive du confinement soit rapide pour éviter un effondrement de son économie. La pandémie intervient à un moment où la croissance était déjà poussive, où le chômage était durablement installé à des niveaux inacceptables, où l’inflation restait à des niveaux élevés malgré une inflexion récente, où le pouvoir d’achat des populations était érodé, où les entreprises publiques cumulaient les déficits pendant que celles privées ployaient sous le poids des impôts, des charges sociales et des tracasseries administratives, où les caisses sociales menaçaient d’effondrement, où le système sanitaire chancelait, où la désindustrialisation était en marche depuis plusieurs années… Nous avons conscience que les marges de manœuvre au niveau du budget de l’État sont limitées sinon inexistantes. Et pourtant, l’État doit voler au secours de tous ses opérateurs économiques. Le Chef du gouvernement a déjà fait des annonces inusitées en termes de soutien à l’activité économique. Une enveloppe globale pour un stimulus économique de plus de 2% du PIB : du jamais vu. Pourtant, il va falloir faire plus et surtout mettre cette enveloppe le plus rapidement possible à la disposition de tous les opérateurs économiques concernés mais également imaginer d’autres interventions d’ampleur en faveur de tous les opérateurs économiques que les mesures annoncées ne concerneront pas. 

1. Il faut publier sans délai tous les textes d’application, sans lesquels les mesures annoncées restent sans effet. Il faut donner, sans plus tarder, à ces mesures leur acte de naissance légal,

2. Il faut faire en sorte que les critères d’éligibilité des entreprises au bénéfice des mesures annoncées soient connus de manière objective et que le bénéfice des mesures ne soit pas tributaire d’une commission livrée à elle-même ou qui chercherait à minimiser les dépenses de l’État dans une conjoncture de disette,   

3. Afin d‘assurer le maximum de chances de succès à cette démarche de soutien aux entreprises, il est essentiel qu’elle se fasse dans la proximité. L’instruction des dossiers des entreprises impactées par la crise devrait être menée par les banques commerciales. Il leur reviendra de faire remonter les dossiers étudiés à la commission, régionale ou nationale, dans un délai maximum de 15 jours. L’objectif devrait être d’assurer à chaque entreprise une trésorerie minimale correspondant à un minimum de 45 jours de son besoin en fonds de roulement. L’intervention de l’État devrait se faire, sans décaissement, à travers une garantie donnée à la banque de l’entreprise bénéficiaire.

4. En parallèle à toutes ces mesures, il est essentiel de permettre aux entreprises, qui le souhaitent et qui présentent les garanties sanitaires nécessaires, une reprise plus rapide de leurs activités. Ces garanties pourraient être une distanciation physique suffisante sur site, le transport du personnel dans des conditions agréées, des procédures barrière sur le lieu de travail et une visite médicale quotidienne avec des tests aléatoires et permanents. Les coûts induits par ces mesures restent évidemment à la charge de l’entreprise. 

5. Des traitements appropriés et des mécanismes précis doivent être identifiés pour toucher tous les travailleurs journaliers, les ouvriers agricoles, les artisans et les petits métiers de l’informel, ceux qui partent quotidiennement à la recherche d’un revenu, ceux-là mêmes ne bénéficient ni d’assurance chômage, ni de congés payés, ni de couverture sociale. Ces acteurs économiques fragiles et vulnérables échappent aux recensements des bénéficiaires traditionnels de l’aide sociale. Ils ne sont, d’ailleurs, pas demandeurs d’aide sociale, mais d’accompagnement pour faire face aux contraintes du confinement.   

6. Notre diaspora à l’étranger devra être sollicitée pour contribuer à l’effort national de lutte contre la pandémie. En même temps, nous devons être attentifs à la situation difficile de certains de ses membres. Souvent, rien dans les pays hôtes ne permet de les prendre en charge et de soulager leur souffrance économique, dans la dignité. Cela est notamment le cas de beaucoup de nos étudiants, dans l’incapacité d’exercer les petits métiers qui les faisaient vivre et financer leurs études. Cela est également le cas de certains expatriés, encore retenus à l’étranger.

7. Nous devons être attentifs également à la communauté des étudiants étrangers majoritairement africains et autres étrangers présents sur notre sol légalement ou illégalement pour gagner leur vie. Sachons faire preuve de solidarité à leur égard. 

8. Il faut donner à la microfinance les moyens de se porter solidaire de ses 450.000 bénéficiaires. Les institutions de microfinance apportent leur soutien à ces opérateurs économiques vulnérables et à la lisière de l’informel pour un volume d’intervention supérieur à un milliard de dinars. Il est important que l’État facilite leur refinancement et qu’il assouplisse, de manière transitoire, les règles prudentielles qui régissent le secteur, à la manière de ce qui a été fait avec les banques.

9. À l’image des grands pays confrontés à cette pandémie, sachons exonérer des contraintes traditionnelles des équilibres budgétaire et extérieur. Sachons apporter l’appui nécessaire à la sauvegarde des vies humaines tout autant que de celles de nos entreprises et de tous nos acteurs économiques. Sachons en même temps faire preuve de responsabilité et appliquons à nous-mêmes l’exigence de l’efficacité et de la pertinence. Ayons le courage de revoir à la baisse toutes les dépenses budgétées mais qui ne contribuent pas, dans la conjoncture actuelle, aux trois objectifs simples de sauvegarde des vies humaines, de secours et de soutien aux populations pauvres et vulnérables et de sauvegarde de notre tissu économique.

10. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale viennent de saisir le G20 d’une demande de gel de la dette des pays pauvres. Certes, la Tunisie n’émarge pas sur cette catégorie de pays. Mais nous avons été éprouvés, toutes ces dernières années, par bien des considérations géopolitiques sur lesquelles nous n’avions aucune prise. Nous devons, avec l’appui de quelques pays proches et amis, nous engouffrer dans cette brèche que les institutions de Bretton Woods entrouvrent pour d’autres.

11. Le service de la dette devient insupportable en temps de paix. Il risque de nous étouffer dans la guerre que nous engageons contre le coronavirus. Il est urgent que la Tunisie engage avec ses bailleurs de fonds des discussions solidaires et responsables pour une meilleure gestion de sa dette extérieure. Une telle démarche n’entacherait en rien la crédibilité de la Tunisie et son attachement permanent à honorer ses engagements. Elle pourrait lui permettre de dégager une fenêtre budgétaire pour renouer avec des investissements plus soutenus en matière d’infrastructures et de restauration de sa compétitivité.

12. La chute des prix pétroliers donne une bouffée d’oxygène au budget de l’Etat en 2020. Il est important d’optimiser les achats avec une politique judicieuse d’achats à terme, après consultation avec les experts dans ce domaine

La gouvernance économique et diplomatique du sujet Covid (intérieure pour les entreprises et extérieure pour la diplomatie : demandes d’aides, meilleure gestion de la dette) doit être confiée à des équipes dédiées qui centralisent tout l’effort. Ces équipes devraient associer des représentants de l’État, de la société civile et des organisations nationales, sous le contrôle conjoint et fortement coordonné des ministères des Finances, de la Coopération internationale et des Affaires étrangères. Elles devraient bénéficier de procédures exceptionnelles pour faire face à une situation exceptionnelle. Nous ne devrons pas attendre la sortie de la pandémie pour définir un plan de relance et de repositionnement stratégique de la Tunisie. La crise nous confronte à de multiples défis. Elle n’en présente pas moins des opportunités considérables. Nous devons d’ores et déjà mettre en place des équipes pluridisciplinaires, identifier ces opportunités et avoir l’ambition d’anticiper les mutations vers un monde plus solidaire, plus inclusif et plus durable. 

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