Chemins de l’herméneutique: Sur les traces d’un génie maghrébin

Lobjectif de cette chronique n’est certainement pas d’épuiser le sujet sur la question de l’herméneutique et sur la diversité des discours à laquelle elle donne lieu parmi les penseurs d’aujourd’hui. Il y a, en réalité, une double ambition : permettre d’abord au lecteur qui nous suit de quitter certaines idées trop simples sur le sujet et de prendre connaissance à la fois des grands débats existants de nos jours et des perspectives qu’ils ouvrent : débats et perspectives qui sont autant d’opportunités de renouvellement de la réflexion que nous pouvons mener —ou plutôt que nous ne pouvons pas ne pas mener— sur le thème de la juste compréhension de ce qui se donne pour nous à lire dans le texte du «livre», mais aussi dans celui de notre existence et dans celui du monde déployant la multiplicité de ses événements.

La seconde ambition, maintenue jusqu’ici en réserve, est d’alerter les esprits sur la possibilité d’insuffler une nouvelle vie à une tradition herméneutique qui s’enracine dans notre aire culturelle à travers les siècles. Nous savons que ce que nous appelons le mouvement réformiste du 19e siècle a constitué un assez fort soubresaut de la pensée herméneutique sous nos cieux. Même si ce réveil a eu lieu dans le contexte d’une découverte des avancées scientifiques et techniques réalisées par l’Europe, et sans doute avec l’inquiétude très légitime de ses retombées géopolitiques, il n’en reste pas moins que nous avons assisté dans les milieux intellectuels tunisiens —et plus largement maghrébins— à un regain d’activité pour reprendre à nouveaux frais la question de la lecture des textes religieux de l’islam, dans leur double dimension spirituelle et juridique. En Tunisie, cette mobilisation intellectuelle a eu tendance à s’organiser en se plaçant sous une certaine bannière : celle de la figure d’Ibn Khaldoun. Ce qui s’est notamment traduit par la création d’une école, nouvelle en son genre à travers le type de son enseignement : la Khaldounia. Or ce choix n’est pas anodin. Pour plusieurs raisons : premièrement, Ibn Khaldoun a une dimension à la fois tunisienne et maghrébine. Deuxièmement, c’est un penseur qui, tout en s’inscrivant dans la plus pure tradition islamique, offrait la possibilité de se dégager des paralysies et des ankyloses dans lesquelles la pensée musulmane s’était laissée piéger. Ibn Khaldoun est en effet ce penseur qui, sans trop se mêler de théologie, s’est engagé sur le terrain d’une discipline distincte qui redonne toutes ses chances à l’herméneutique. Car il s’agit avec lui d’interpréter, non pas un texte sacré, mais l’histoire dans sa relation avec l’aspiration de l’homme à la civilisation. Ce qui, fatalement, finit par revenir sur la Révélation coranique elle-même comme moment de l’histoire universelle, et pose ainsi la question de sa signification dans des termes qui ne sont plus ceux de la théologie et de ses présupposés… Troisièmement, et enfin, Ibn Khaldoun représente le choix d’une pensée ancrée dans l’histoire et qui, cependant, ouvre sur la modernité. Le choix dont il fait l’objet traduit ainsi la volonté de ne pas s’engager dans la modernité sous le signe d’une négation de soi, mais au contraire avec le souci d’assumer un passé. On ne peut s’empêcher ici de faire un certain rapprochement avec la critique de la «distanciation aliénante» que Gadamer oppose à Dilthey, ainsi que de l’affirmation forte dont résonne son œuvre, à savoir que c’est en étant plein de sa tradition propre que l’acte herméneutique prend tout son sens et révèle sa fécondité…

Le besoin d’une confrontation

La référence à ce sursaut intellectuel du 19e siècle nous aide à nous rendre attentifs à une capacité herméneutique présente, que certaines circonstances permettent de retrouver dans sa vivacité par-delà la léthargie à laquelle la condamne peut-être une situation de blocage qui, de notre point de vue, n’est pas dépassée aujourd’hui. Toutefois, rien n’interdit, au contraire, de remonter plus loin dans le passé que la limite du 19e siècle, à la recherche de ce même génie herméneutique dont des traces se seraient révélées auparavant et qui attendraient toujours d’être reconnues en vue d’une réappropriation. Le 19e siècle est une borne qui ne doit pas faire écran, qui ne doit pas empêcher le regard de porter plus loin… Nous y viendrons.

Le but, bien sûr, n’est pas de se prévaloir d’un héritage dans le domaine de l’herméneutique, en cédant à une rhétorique douteuse de la gloriole : d’autres manient ce type de discours flatteurs beaucoup mieux que nous ne saurions le faire. L’idée, en revanche, est que le réveil d’une pensée herméneutique —objet de notre seconde ambition—, s’il doit s’inscrire dans une tradition dont nous avons les preuves de l’existence à travers certains jalons, ne peut se dispenser d’une prise de contact avec ce qui se pense sur le sujet de l’herméneutique sous d’autres cieux, et en particulier en Europe. Or, de ce point de vue, il ne s’agit pas de tout connaître, mais il y a des choses que, raisonnablement, on ne peut pas ne pas connaître. Au risque de perpétuer cette politique de la réflexion en vase-clos qui a trop longtemps caractérisé chez nous la pensée, dès lors que celle-ci porte sur des questions en lien avec le thème religieux. Il est vrai qu’une certaine frigidité intellectuelle a ses tenants avec leurs arguments, mais il est clair que ce n’est pas sur eux que l’on fondera nos plus grands espoirs.

Le propos est donc de contribuer à créer les conditions d’une réflexion sous le signe de la confrontation des idées, quitte à ce que l’échange mis en place se charge ensuite d’élargir l’aire des contacts par diverses ramifications dont le dialogue voudra bien dévoiler la possibilité et l’opportunité.

Il est intéressant de noter, d’ailleurs, que les références que nous présentons au fil des semaines ne nous transportent pas toutes sur des terrains qui mettent à l’épreuve l’équilibre de nos coutumes exégétiques. Certaines nous ramènent sur un sol plus familier, même si cette familiarité est à considérer avec prudence. Ce serait assurément le cas avec Emmanuel Lévinas qui, comme Derrida que nous avons évoqué, ne figure pas sur la liste «officielle» des penseurs herméneutes, mais dont la pensée n’est manifestement pas sans lien avec l’herméneutique. Notamment lorsque, dans un texte peu connu de lui —L’au-delà du verset—, il parle de la Révélation comme de «l’inscription de la Parole de dieu dans le livre» et des gloses talmudiques comme de ce qui «donne corps» au texte. Nous sommes renvoyés ici à une herméneutique communautaire dont le principe ne nous est pas étranger et qui pose en même temps des questions sur la signification et sur la légitimité de ce caractère communautaire, qui n’est pas du tout perçu par Lévinas comme une faiblesse, mais comme une force à préserver. Nous n’irons pas plus loin sur cette voie pour l’instant. Notre vœu est d’attirer l’attention sur la diversité de ce qui se pense au nord de chez nous, et dont le contenu ne se laisse pas enfermer dans une forme particulière, que d’aucuns pourraient qualifier d’adverse.

Après Ibn Khaldoun, saint Augustin !

C’est d’autant plus vrai que l’herméneutique moderne amorce aujourd’hui un mouvement de redécouverte de penseurs anciens. Comme saint Augustin, dont la différence confessionnelle ne doit pas nous faire oublier qu’il est fils de cette aire culturelle qui est la nôtre. Son herméneutique, très ancrée dans la foi, présente de secrètes affinités avec le thème de la tradition chez Gadamer. Quand un des illustres représentants de la philosophie française, et par ailleurs ancien étudiant de Lévinas —Jean-Luc Marion—, publie il y a quelques années un ouvrage intitulé —Au lieu de soi–Approche de saint Augustin—, ce n’est pas en qualité d’historien de la philosophie qu’il le fait mais, comme il l’avouera lui-même, pour «tester la validité herméneutique des concepts de donation, de phénomène saturé et d’adonné appliqués à un texte de référence», à savoir les Confessions. Autrement dit, pour soumettre les concepts fondamentaux de sa philosophie à l’épreuve d’un texte d’Augustin qui a lui-même une forte vocation herméneutique. Ce qui veut bien dire que le penseur africain est convoqué non pas du tout pour servir d’occasion à une démonstration d’érudition, mais comme juge appelé à se «prononcer» sur le bienfondé de propositions qui prennent place au cœur de l’actualité philosophique de notre époque.

De sorte que la connaissance de saint Augustin revêt pour nous un double enjeu :  d’une part, découvrir une pensée qui ressuscite aujourd’hui en s’invitant dans le débat le plus actuel qui agite les philosophes occidentaux et qui a des choses à dire sur le thème de l’herméneutique au même titre qu’un Ricœur ou qu’un Gadamer. D’autre part, sonder les possibilités de reconquête d’un génie herméneutique que son lien avec le christianisme n’empêche pas, ou ne devrait pas empêcher, de continuer d’appartenir à l’héritage de notre aire culturelle maghrébine. Du moins si une propension au renoncement ne trouve pas à nouveau, dans l’appartenance confessionnelle, le motif secret et néanmoins paresseux d’un rejet.

L’herméneutique augustinienne est-elle une herméneutique précritique ? C’est, nous le disions, une herméneutique ancrée dans la foi. Mais, pour saint Augustin, cela ne s’oppose pas à une certaine rationalité. La foi consiste assurément à reconnaître une autorité à un texte —la Bible—, mais elle n’est pas pour autant crédulité. Dans un texte ayant pour titre «De l’utilité de croire», saint Augustin rappelle à quel point notre vie quotidienne est pleine de gestes qui reposent sur des croyances, sans que cela confère à notre conduite les attributs d’une absence de rationalité. C’est en outre par la foi qu’est brisé le cercle herméneutique en vertu duquel, face au texte, le tout est compris à partir des parties et les parties à partir du tout. Sans une bonne disposition, sans une réelle volonté de comprendre, fait-il valoir, l’intelligence du texte demeure une mission hasardeuse, une entreprise empêchée. «La foi cherche, l’intelligence trouve», affirme-t-il ailleurs. Et l’interprétation est précisément le processus par lequel est surmonté le doute dans l’expérience de la recherche, car la foi, non seulement s’interdit de croire n’importe quoi, mais elle est tension vers la vérité.

C’est dans sa Doctrina christiana qu’Augustin expose de façon plus spéciale sa conception de l’art exégétique, en commençant par développer une théorie du signe. «Un signe, écrit-il, est une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée». Partant de là, la compréhension peut elle-même être définie comme «la capacité de regarder ce que désignent les choses et qu’elles ne sont pas». Il y a des signes intentionnels, qui supposent un auteur, et des signes naturels, dont le sens est à comprendre sans référence directe à un auteur. Dans le cas des «Ecritures saintes», l’homme a affaire à des signes intentionnels. Il s’agit «d’approcher au plus près le mouvement de l’esprit de l’auteur du signe».

L’interprétation obéit à trois règles. La première est celle de la concordance. Elle exige que le même sens puisse être retrouvé d’un lieu à un autre du livre. La seconde, philologique, prescrit de respecter la médiation du texte. Ce qui, dans le cas de la Bible —mais pas dans celui du Coran— passe par la prise en considération de la forme du texte, tel qu’il a été rédigé par ses différents auteurs humains, dans la mesure où «Dieu s’est adressé à eux». Enfin, la troisième règle rappelle que le sens doit être en accord avec la «charité». Tout ce qui suggère autre chose que la charité, ou l’amour, indique une déviation dans l’interprétation et une occultation du sens.

Le paradoxe des Ecritures : paradigme, mais parfois superflues…

Or, ce qui est très digne d’attention, c’est que ces règles d’exégèse peuvent être étendues, non seulement à d’autres livres, mais aussi au monde, ainsi qu’à l’histoire, qu’elle soit individuelle ou universelle. Les Confessions offrent précisément l’exemple d’une approche herméneutique se donnant l’amplitude d’une recherche du sens qui vise aussi bien un livre —la Bible— avec ses signes intentionnels, que le monde —dont les signes sont la beauté de ses créatures—, une existence —celle de l’auteur— faite d’errements mais finalement de retour, et enfin l’histoire des hommes prise dans sa globalité comme un poème. Toujours, il s’agit d’aller à la rencontre d’une vérité, qui est aussi une façon de l’accueillir, de la laisser venir à soi. L’intelligence du sens grâce à l’interprétation, qui ramène à l’unité ce qui est épars et qui nous préserve de la mécompréhension, est elle-même soumise à ce mouvement fondamental de l’âme qu’est la foi.

Et, deuxième chose qui est très digne d’attention : si le texte est un medium pour accéder à la vérité, et que les règles qui président à son interprétation peuvent être étendues à d’autres formes de lecture, il n’est pas lui-même absolument indispensable : on peut accéder à la vérité sans passer par le livre. «L’Ecriture n’est point nécessaire à l’homme qui possède la foi, l’espérance et la charité», écrit saint Augustin dans sa Doctrine chrétienne (Livre 1, ch 39). Car, pour lui, Dieu est au-dedans de soi !

Ce qui intéresse un philosophe comme Jean-Luc Marion dans la pensée de saint Augustin, c’est que cette dernière n’appartient pas à la métaphysique et qu’elle échappe à ses apories. Elle cherche moins à définir Dieu qu’à parler à Dieu. Contre une pensée qui, depuis Descartes, vise l’appropriation de l’ego à soi, elle propose la désappropriation de soi de l’esprit — qui est l’autre nom de l’ouverture de soi au «maître intérieur» : celui-là même par qui s’éprouve en l’âme la vérité comme vérité, dans sa signification aussi bien rationnelle qu’affective et existentiale.

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