« Aujourd’hui, notre environnement urbain est devenu un facteur de risque et une cause potentielle d’altération de la santé des habitants et la ville, qui a résisté des siècles durant face aux différents aléas de la nature, semble craquer face au coronavirus », explique à La Presse Dr Najem Dhaher, maître de conférences en urbanisme et aménagement, chercheur à l’Ecole nationale d’architecture et d’urbanisme – Université de Carthage, conférencier et professeur visiteur régulièrement invité par des universités (dont l’Université d’Angers, l’Inset Dunkerque, France, l’Uqam Canada,  l’Université de Batna Algérie, l’Université de Sassari Italie). « Le Covid-19 a-t-il sonné le glas pour les aménagements dogmatiques et standardisés et  balaye-t-il le chemin pour un retour à l’approche sanitaire ? N’est-il pas nécessaire d’intégrer désormais, dans une perspective de réduction des inégalités, toutes les composantes de la santé et de la qualité de vie des habitants et des usagers dans la mise en œuvre de projets urbains et d’aménagement du territoire ?», s’interroge notre invité, sans oublier d’en apporter les réponses et d’en tirer les conclusions. Entretien.

Pourrait-on parler de lien indéfectible entre la santé des populations et les atteintes à l’environnement ?

Souvent perçues comme pathogènes, les villes ont toujours entretenu des relations paradoxales avec la santé. Hippocrate disait « si on est malade tout seul, c’est qu’on a mangé quelque chose de mauvais. Mais si on est malade à plusieurs, c’est que l’air n’est pas bon. Donc il faut changer l’air, le faire circuler » en passant par les médecins du Moyen Age qui considèrent que la corruption de l’atmosphère est la cause première de la peste, ce qu’affirment Aldobrandini à Sienne ou Ibn Khatimah à Grenade et jusqu’en 1853 quand Napoléon III et Haussmann font le projet d’assainir Paris grâce à des réalisations architecturales et urbanistiques mieux adaptées aux contraintes de l’hygiène publique.

Actuellement, certains pensent que nous vivons une véritable transition épidémiologique, marquée par une explosion des maladies chroniques comme celles cardiovasculaires et respiratoires, l’asthme, les allergies, l’obésité, le diabète, etc. et qui sont liées à notre environnement urbain, à nos modes de vie, à nos usages de la ville. Dans les dernières décennies, on n’a jamais cessé de dénoncer les atteintes à l’environnement, la pollution de notre milieu urbain, le manque d’espaces verts, les problèmes de transport, les modes d’urbanisation et d’occupation de l’espace souvent informels et/ou irréguliers et dire que les épidémies sont souvent le résultat d’une anarchie urbaine, d’une saleté urbaine, d’un déséquilibre environnemental, d’une déforestation, d’une industrialisation sauvage sans pour autant s’interroger sur la place de la santé des populations dans les politiques des villes.

Dans la situation actuelle de nos villes actuelles, la santé du citoyen fait-elle face à des menaces potentielles ?

Certes et on ne le dira jamais assez, les liens qui existent entre les différents déterminants de la santé et les  multiples dimensions de l’urbanisme et notamment l’aménagement urbain restent problématiques et complexes, la compréhension de ces connaissances scientifiques et leur traduction en actions de terrain doit faire l’objet d’une réelle réflexion et doit constituer un véritable défi à relever devant notre  politique de la ville. Cela ne pourrait être vraisemblable que si les considérations de santé publique seront, tout d’abord, prises en compte dans les documents de planification urbaine et les projets d’aménagement.

Actuellement, dans ces temps difficiles d’une pandémie qui semble ne pas avoir d’obstacles et qui a bouleversé les réseaux d’échanges et les mobilités modernes, l’on se demande : comment l’urbanisme qui est né avec les épidémies peut-il jouer un rôle ?  Ainsi, s’interroge-t-on aujourd’hui également sur notre stratégie d’aménagement urbain au moment où le projet de la politique urbaine nationale pour la Tunisie a été officiellement lancé mercredi 4 mars 2020, soit quelques jours avant le confinement général dû au coronavirus.  

De nos jours, il y a lieu de s’interroger : notre ville actuelle, est-elle encore capable de nous maintenir en bonne santé? Les pouvoirs publics et les élus locaux sont-ils conscients que les choix de planification et d’aménagement du territoire influencent la santé, la qualité de vie et le bien-être des populations ? Sont-ils conscients que la place vouée à la santé dans les politiques urbaines est encore ignorée ? On voit ça clairement dans les stratégies d’aménagement du territoire, dans la gestion des eaux usées et pluviales, dans la gestion des déchets ménagers, dans les politiques de transport, etc.

La ville, qui a résisté durant des siècles face aux différents aléas de la nature, semble craquer face au coronavirus. Mais il paraît que cette épidémie a mis un peu d’ordre dans un désordre urbain et une informalité insaisissable qui nous ont rendu la vie dure et qui ont fait de nos villes des espaces malpropres, laids et sans âme.  

Nos villes connaissent un étalement urbain non contrôlé, une défaillante maîtrise foncière en zones périurbaines, un mal-logement et une absence de véritables politiques de l’habitat au profit des plus démunis, des infrastructures défectueuses, une gestion catastrophique des ordures, une qualité environnementale dégradée, etc. En effet, la concentration d’activités et la densité de population s’accompagnent souvent de nuisances (en termes de bruit, de pollution…) qui altèrent la qualité de vie des citadins. Face à cette situation inconfortable,  nous continuons à produire encore des projets urbains et architecturaux au sens traditionnel du terme.

Quelles sont les leçons à tirer de la pandémie ?

L’épreuve du coronavirus nous oblige plus que jamais à regarder en face la réalité de notre espace urbain et d’analyser les liens entre urbanisation, la mobilité, la gouvernance locale et la diffusion des maladies et réfléchir au moment où le projet de la politique urbaine nationale pour la Tunisie vient d’être lancé. L’avenir de nos villes dépend en partie de notre façon d’orienter leur développement spatial, de réguler les problèmes d’occupation et d’utilisation du sol urbain et de maîtriser les problèmes du transport et accepter aussi de nouvelles manières de réaliser la mobilité.

Les Tunisiens,  notamment les urbains parmi eux, veulent une ville saine, et qu’elle devienne un facteur de bien-être parce que la fabrique d’une ville désirable est plus que jamais d’actualité. On ne le dira jamais assez, notre réflexion doit viser à identifier les meilleures logiques d’organisation spatiale pour une population urbaine moins vulnérable.

Aujourd’hui, et avec l’avènement de coronavirus, les recherches encouragent un retour de l’approche sanitaire préventive dans l’aménagement urbain. La situation de pandémie actuelle révèle la vulnérabilité de la ville aux pratiques urbaines, à la densité de sa population dans le logement comme dans l’espace public.

Sommes-nous appelés à renverser le sablier en matière d’aménagement urbain ?

Nos villes connaissent un étalement urbain non contrôlé, une défaillante maîtrise foncière en zones périurbaines, un mal-logement et une absence de véritables politiques de l’habitat au profit des plus démunis, des infrastructures défectueuses, une gestion catastrophique des ordures, une qualité environnementale dégradée, etc. En effet, la concentration d’activités et la densité de population s’accompagnent souvent de nuisances (en termes de bruit, de pollution…) qui altèrent la qualité de vie des citadins. Face à cette situation inconfortable,  nous continuons à produire encore des projets urbains et architecturaux au sens traditionnel du terme. 

Il s’agit là à mon sens de convoquer l’intelligence collective pour repenser les espaces publics, les usages et les modes et pratiques de déplacements. Il est impératif de retrouver une approche urbaine de la santé publique qui se veut socioécologique. Elle replace la dimension humaine au centre, notamment en considérant les inégalités sociales et territoriales, la ségrégation sociospatiale, la marginalisation. Au-delà du sujet connu des services publics, le virus a révélé des inégalités de répartition commerciale, de répartition des équipements de santé, du système de transport, etc.

On assiste à un urbanisme qui ne produit pas un cadre de vie de qualité, qui ne valorise pas des situations spatiales ni des ambiances collectives de la vie urbaine et qui n’inspire pas une nouvelle manière de créer une urbanité contemporaine. Bref, nos villes sont en majorité déprimantes. 

S’agit-il donc d’opérer un changement de paradigme, de tourner le dos aux aménagements dogmatiques et standardisés qui avaient des conséquences désastreuses ? En quoi les changements induits par la décentralisation ont-ils profité jusque-là à l’urbanisme ? Avons-nous pensé à l’agriculture urbaine qui peut jouer un rôle important dans la nouvelle politique de la ville ? N’est-il pas nécessaire  d’intégrer,  dans une perspective de réduction des inégalités, toutes les composantes de la santé et de la qualité de vie des habitants et des usagers dans la mise en œuvre de projets urbains et d’aménagement du territoire ?

Dans sa plus simple expression, la politique de la  ville, dans un pays en voie de développement comme la Tunisie, doit intervenir, à mon sens, sur le logement, le transport, les mobilités, les espaces verts, les services comme l’eau ou l’énergie, la gestion des déchets, l’éducation, le sport et la culture qui sont tous des déterminants de la santé urbaine et les décideurs doivent tenir compte des impacts de ces déterminants sur la santé des populations.

Nous devons particulièrement interroger notre politique de la ville et cette urbanisation actuelle qui a produit cet environnement naturel, physique, social pathogène. Aujourd’hui, notre environnement urbain est devenu un facteur de risque et une cause potentielle d’altération de la santé des habitants.

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