Jamal M’sallem, président de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme, à La Presse: « Le discours de haine peut engendrer des catastrophes »

Jamal M’sallam, président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (Ltdh), s’exprime dans cet entretien sur l’actualité des droits de l’Homme en Tunisie. Il répond également aux questions de La Presse sur l’avenir de la Ligue, son positionnement et son identité face à un foisonnement d’ONG tunisiennes et internationales dédiées aux droits humains.

La Ltdh a dénoncé l’inauguration le 19 mai du fonds de la zakat par le maire du Kram. En quoi cet acte est-il un geste de « rébellion contre l’Etat et ses institutions », comme vous l’avez annoncé dans un communiqué publié récemment ?

La suite des événements après l’inauguration de ce fonds montre que nous avions raison. Le gouverneur de Tunis a promis de porter plainte auprès du tribunal administratif contre l’initiative du maire du Kram, en  plus de la  réaction de refus de plusieurs Tunisiens : « On n’a pas besoin d’un  intermédiaire entre le Bon Dieu et nous pour  donner la zakat », ont affirmé plusieurs personnes. Nous avons toujours milité pour un Etat civil, qui est responsable et protecteur de toutes les religions et assure la pratique de toutes les croyances. Nous avons déclaré aussi que le projet du fonds de la zakat a été discuté puis rejeté par l’Assemblée des représentants du peuple en 2019 à l’ARP. On sait également que celui qui va recueillir les dons des citoyens va bénéficier d’une position politique importante, susceptible de lui servir à l’occasion de prochaines élections. On attendra le verdict du tribunal administratif. Il faut noter qu’après la publication de notre communiqué, nous avons vu déferler sur les réseaux sociaux un discours de haine et d’agressivité contre la Ligue. Dommage, nous espérions voir surgir à cette occasion un débat serein et profond sur la question sociale et sur les tranches vulnérables et précaires dans le pays.

Le 22 mars, vous appeliez dans un communiqué les autorités à « prendre des mesures coercitives contre toute personne enfreignant les mesures de couvre-feu et de confinement ». Que la Ltdh incite l’Etat, qui ne s’est encore pas totalement départi de sa violence policière, à punir les citoyens, n’est-ce pas là une contradiction avec les valeurs premières de la Ligue ?

En fait par ce communiqué, nous avons voulu entre autres appeler les citoyens à respecter les mesures sécuritaires de prévention de la maladie. C’était le début de la crise et nous ne savions pas comment elle allait évoluer. Notre grande crainte était de voir la pandémie se répandre dans tous les coins du pays. Nous n’avons pas appelé à punir, mais plutôt à mettre en place les conditions nécessaires pour assurer la sécurité sanitaire des Tunisiens. Heureusement que ces temps de panique son révolus et que notre pays s’en sort beaucoup mieux que ses voisins, la Libye et l’Algérie, dans la gestion de la crise sanitaire.

Quelques heures après ce premier communiqué, vous épingliez dans un autre communiqué les agressions policières contre les citoyens accusés d’enfreindre le confinement et le couvre-feu. Cela ressemble à un changement à 80 degrés dans votre positionnement…

La Ligue est la plus ancienne organisation des droits de l’Homme en Tunisie et dans le monde arabe et elle a toujours été dans une position critique vis-à-vis des pratiques sécuritaires de l’Etat. Nous sommes un contre-pouvoir vigilant quant aux dépassements des règles sécuritaires. Nous avons reçu beaucoup de plaintes et vu sur les réseaux sociaux des vidéos montrant des agents de sécurité giflant ou donnant des coups de pied à des citoyens ayant outrepassé le confinement. Des personnes ont été tabassées et agressées même devant leurs maisons. A côté de ces bavures policières, on a enregistré des arrestations abusives et énormément de véhicules confisqués. C’est pour cette raison que je suis allé voir le ministre de l’Intérieur pour lui rappeler l’importance  du respect des droits de l’Homme et de la lutte contre l’impunité, y compris dans cette période de confinement. On ne peut pas expliquer les raisons de ces dépassements. Peut-être sont-elles dues à la charge de travail sur les policiers ou encore aux pressions psychologiques qu’ils subissent.

Comment expliquez-vous que dix ans après la chute d’un régime connu pour ses violences policières, les pratiques des agents de sécurité n’aient pas beaucoup changé ?

Si quand même, des changements ont été constatés dans les agissements des hommes du ministère de l’Intérieur. Certes les pratiques anciennes de torture se poursuivent dans les centres d’arrestation, mais elles ne sont plus méthodiques et systématiques. Jusqu’à janvier 2011, dans un  poste de police avant même qu’un agent demande à un citoyen sa carte d’identité, il est tabassé. Objectif ? L’humilier et bafouer sa dignité. Et lorsque le citoyen riposte contre les violences verbales des policiers, ceux-ci passent directement aux agressions physiques. Nous avons constaté une certaine résistance de ces pratiques. Nous avons réussi à signer en 2018, suite à des négociations ardues, une convention avec le ministère de l’Intérieur permettant aux membres du Comité directeur de la Ltdh et aux membres de toutes les sections à visiter d’une manière quasi inopinée et sans préavis les centres des gardés à vue, qui s’élèvent à plus de 300 lieux. Ces visites nous permettent de comparer entre les normes internationales quant aux conditions de détention des gardés à vue, à savoir entre autres résider dans des espaces aérés et accéder à un avocat, un traducteur et un médecin, et la réalité des choses. Ces investigations vont nous servir pour rédiger un rapport sur ce sujet. Même chose pour les prisons et centres correctionnels où nous avons effectué des dizaines de visites sur tout le territoire du pays. Ici le problème numéro un reste  l’encombrement des lieux, générateur de promiscuité, de malaise, de conflits entre les détenus et entre les gardiens et les prisonniers. La population des détenus atteint actuellement les 22.000 personnes, dont 54% ne sont pas encore jugés, parmi lesquels existent des individus accusés pour de simples agressions ou pour des problèmes de chèques sans provision ou encore de déconfinement illégal. Des chefs d’inculpation qui peuvent pourtant être jugés en maintenant les prévenus en état de liberté. Par la suite, nous avons organisé des réunions avec des responsables du ministère de la Justice pour les sensibiliser à cette question de surpopulation des espaces carcéraux. Avec un ensemble d’ONG, tunisiennes et internationales, qui défendent les droits humains, nous avons envoyé au début du confinement une lettre ouverte aux présidents de la République et du gouvernement, au ministre de la Justice ainsi qu’au président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour les inviter à prendre des mesures immédiates par rapport à cette situation de crise afin de décomprimer les institutions pénitentiaires. Cette alerte émanait de notre peur que les prisons, à cause de la promiscuité et de  l’impossibilité du respect de la distanciation sociale, ne voient la pandémie se propager à une grande vitesse, comme ce qui s’est passé dans d’autres pays, dont les Etats-Unis. Résultat : un peu plus de 4.000 détenus ont été relâchés. Nous nous attendons à 4.000 ou 5.000 autres amnisties spéciales. Ce n’est toujours pas suffisant !

Les femmes ont subi de multiples violences conjugales pendant la période de confinement. Nous disposons pourtant d’une loi qui les protège contre la violence et d’un dispositif pour faire face à ce fléau. Pourquoi dernièrement rien de tout cela n’a fonctionné ?

Tout d’abord avec le confinement général, nous avons constaté que le nombre de femmes susceptibles de contacter les organisations engagées pour les protéger contre la violence a beaucoup diminué. Il faut noter que les violences à l’égard des enfants ont connu également une augmentation vertigineuse au cours de cette période. Porter plainte a aussi été très difficile pour les femmes vu les circonstances générales de confinement. Ensuite, les équipes spécialisées pour prendre en charge ces populations et préconisées par la loi 57/ 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes n’ont pas été rodées ni réactives. Beaucoup de femmes qui se sont adressées au cours de cette période aux postes de police pour porter plainte n’ont pas trouvé une prise en charge adéquate. Le ministère de la Femme avait pourtant annoncé que la violence conjugale s’est multipliée par sept pendant le confinement. Les conditions de logement difficiles et les conflits avec les enfants, qui ont eux aussi subi des agressions, ont aggravé, voire exacerbé, la situation. A la Ligue, nous nous sommes occupés de quelques cas de femmes tunisiennes ou de femmes migrantes dans la détresse auxquelles nous avons offert aides alimentaires et financières puisque les minorités sociales font aussi partie de nos champs d’action. Nous avons d’ailleurs demandé aux structures administratives de légaliser la situation des migrants sur notre territoire en ces circonstances de confinement comme l’a fait le Portugal. Une population dont nous ne connaissons toujours pas le chiffre exact, parce qu’elle se cache par peur d’être expulsée.

Votre démarche est basée sur le lobbying et l’exercice de pressions pour que les autorités adoptent des mesures en accord avec les droits de l’homme. La Ltdh a-t-elle d’autres prérogatives ?

Oui, entre autres, la diffusion de la culture et des valeurs des droits de l’Homme par nos différentes sections. Nous ciblons essentiellement les jeunes. Parce que nous croyons que la protection de la société dans les années à venir dépend des valeurs d’acceptation de l’autre et du respect de la différence. Malheureusement, nous constatons l’omniprésence sur la scène publique d’un discours de haine profondément agressif. Ce discours peut toujours générer des catastrophes, comme ce fut le cas en 2012 avec l’assassinat de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, crimes que nous n’avons encore pas élucidés. Pour cause probablement d’interférences politiques. Nous travaillons sur un autre champ, à savoir l’observatoire et le monitoring de certaines catégories sociales, tels les détenus et les prisonniers des centres de garde à vue. Ces missions n’empêchent pas que nous soyons en contact régulier avec les responsables.

La défense des personnes Lgbtq fait-elle aussi partie de vos centres d’intérêt ?

Bien sûr. La Ligue fait partie d’un collectif de la société civile engagé pour les droits et libertés individuelles. Nous y relevons à quel point les droits des personnes Lgbtq sont bafoués. Elles sont souvent la cible d’agressions commises tant par les citoyens que par les agents de sécurité au moment de leur interpellation. Nous avons rédigé de nombreux rapports pour demander l’ouverture d’enquêtes concernant la violence subie par ces victimes. Nous avons également reçu dans nos bureaux beaucoup de personnes Lgbtq qui ont été violentées, elles nous demandaient d’intervenir pour résoudre certaines situations difficiles. Nous sommes ouverts et sensibles à la Ltdh à cette question des minorités sexuelles.

C’est là un changement dans la vision et l’identité de la Ligue, qui jusqu’à la veille de la révolution se mobilisait uniquement pour la défense des libertés publiques et politiques…

Oui, absolument. La situation, il faut le dire, a changé aussi. Avant 2011, les atteintes aux libertés publiques  dominaient en particulier les violations de la liberté d’expression, d’association ou de s’organiser dans un cadre politique. Les agressions des autorités contre les opposants politiques et les militants des droits de l’Homme étaient récurrentes et prenaient plusieurs formes. Dans ce contexte, la défense des libertés publiques s’imposait d’elle-même incarnant une nécessité vitale. Après 2011, avec la transition démocratique, ces atteintes aux libertés publiques et politiques se sont heureusement arrêtées. Il y a eu entre-temps l’émergence de nouveaux besoins, ceux en rapport avec les droits des minorités.

Après la révolution, de multiples associations dédiées aux droits humains sont apparues. Des ONG plus spécialisées que la Ltdh. Comment vous situez-vous par rapport à ce nouveau paysage associatif ?

Effectivement jusqu’à janvier 2011, la Ligue comptait parmi les quatre ou cinq organisations réellement indépendantes. Ce qui a fait de notre organisation l’objet de harcèlement et de pressions politiques énormes jusqu’à la tentation de la dissoudre dans les années 90, parce qu’elle n’était pas dans l’allégeance, ni dans la ligne des 19 000 associations partisanes du pouvoir de Ben Ali. Nous défendions tous les droits en général et nous continuions à le faire. Après 2011, il y a eu l’émergence de centaines d’ONG qui s’occupent spécifiquement de certains points des droits humains ainsi que l’installation en Tunisie d’organisations internationales actives dans le domaine des droits de l’Homme. Travaillant sur la liberté de la presse ou encore sur la lutte contre la torture, ces ONG renforcent l’arsenal associatif en Tunisie. La Ligue, qui garde toute sa notoriété, est composée, elle, de militants volontaires et généralistes. Pour nous adapter à cette situation nouvelle et continuer à être efficaces, nous cherchons à renforcer nos compétences cognitives et de terrain concernant les droits socioéconomiques, les droits de l’enfant, les droits de la femme, les droits écologiques. Nous avons beaucoup élargi notre champ de connaissances à la suite de la révolution. Je me rappelle au temps de l’ancien régime, lorsqu’avec le SG de la section de Sousse, on tournait à travers les bureaux de vote, mais la police nous interdisait l’accès à l’intérieur. On maîtrisait peu de savoir sur le processus, les techniques  et le protocole de déroulement des élections. Nous savions seulement que le scrutin était truqué. Après 2011, beaucoup de militants de la Ligue ont participé au travail de l’Isie et dans les Irie. Nous avons beaucoup appris de la pratique et aussi des associations spécialisées dans les élections.

Justement n’est-il pas temps de professionnaliser la Ligue pour passer à un autre niveau de fonctionnement plus performant et adapter ses dispositifs et outils de travail à ce nouveau contexte ?

Nous sommes conscients de cette problématique. En 2018, nous avons formé 260 militants de la Ltdh en matière de droits de l’enfant. Nous avons ouvert cette porte pour agir et réfléchir sur la protection des droits de l’enfant en créant des coordinations régionales et en formant nos militants et des activistes provenant d’autres associations. Nous diffuserons dans les jours qui viennent un guide, unique dans son genre, pour monitorer et intervenir en cas de violations des droits de l’enfant. C’est très important pour nous d’avoir mis en place ce groupe spécialisé dans ce volet des droits de l’Homme. Nous avons aussi développé une expertise dans l’observation des lieux de détention, qui sont rattachés soit au ministère de la Justice, soit au ministère de l’Intérieur. Nous voulons aussi renforcer les capacités de nos militants en matière de plaidoyer et de communication. Mais nos moyens financiers restent restreints et nous ne disposons pas des ressources nécessaires pour engager un directeur exécutif. C’est une phase de transition que traverse actuellement la Ligue. D’une Ligue de militants volontaires, nous voulons devenir de vrais professionnels pour pouvoir continuer à défendre les droits humains.

Vidéo: Insaf Aouinti

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