Par Maître Mohamed Laïd Ladeb *


Il semble que l’islam politique n’a cure des principes généraux du droit et notamment international public dans la mesure où il présente le califat ou plutôt sa réinstauration comme ultime victoire de l’islam. A ce stade, le califat se présente comme l’antipode de l’Etat dans son expression légale et moderne, tant de par ses structures que par les principes qui l’animent.

Rappel des deux principes généraux

Deux grands principes se sont forgés au cours de longues décennies de débats, de controverses et de luttes populaires et qui ne sont que le principe de souveraineté et son corollaire, le principe de non-immixtion dans les affaires intérieures des autres Etats.

Deux grands principes de droit repris presque par la constitution française d’octobre 1958, celle de la Tunisie du 1er juin 1959 et celle de la Constitution du 27/01/2014.

Le caractère souverain est souligné par presque tous les premiers articles de ces constitutions respectives : «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain…» C’est l’article 1er tant de la Constitution du 1er juin 1959 que de la Constitution du 27/01/2014.

Cette souveraineté revient au peuple, source de tous les pouvoirs, qui l’exerce à travers ses représentants élus ou par voie de référendum.

Le peuple tunisien a mené une lutte sans merci depuis 1938, et la tristement célèbre fête des Martyrs du 9 Avril où des centaines de Tunisiens sont tombés sous les balles des colons français, criant «Parlement ! Parlement». La souveraineté du peuple s’acquiert, se consolide avec le temps et devient une des caractéristiques essentielles des peuples libres et souverains.

L’autre principe de droit non moins important est celui de la non-ingérence dans les affaires propres aux autres Etats qui est le corollaire du premier principe de la souveraineté de l’Etat.

Depuis son indépendance, la Tunisie, sous le régime des présidents Habib Bourguiba et Ben Ali, a su respecter dans sa politique extérieure ce principe. Elle n’a pas cherché à s’immiscer dans les affaires internes des autres Etats et n’a pas permis aux autres de s’immiscer dans ses affaires.

A/ Genèse du principe de non-ingérence dans les affaires des autres Etats.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939 – 1945), deux grands blocs ont vu le jour.

Le premier dit bloc des pays capitalistes ou bloc occidental à la tête duquel se trouvent notamment les Etats-Unis d’Amérique, l’Angleterre et la France.

Le second bloc était dirigé par la défunte Urss, l’actuelle Russie, et comprenait tous les pays d’obédience communiste ou socialiste, exception faite de la Chine. Entre ces deux blocs, des guerres vont éclater et des coups d’Etat  de part et d’autre fomentés et le spectre de la guerre froide plante son drapeau noir sur le monde entier et commence à envenimer et empoisonner les relations internationales. A ce stade, deux données fondamentales doivent être signalées.

B/ La mise en œuvre

1/ La première est la création de l’Organisation de l’unité africaine le 25/05/1963 par l’empereur Hailé Sélassié.

Aux termes de l’article 4 de la charte de l’OUA, il est énoncé que «tout Etat indépendant et souverain peut devenir membre de l’organisation», ce qui constitue à notre avis une manière d’écarter toutes les autres puissances, au moins de jure.

La charte de l’OUA souligne avec force le «principe de non-alignement». A ce titre et du point de vue strictement juridique, les Etats membres de l’OUA ne doivent pas s’aligner ni sur les positions du monde dit «libre» ni sur celles des pays dits «les forces du progrès», à leur tête l’ex-Urss.

A ce titre, Joseph Marie Biyoun Woum énonce dans son ouvrage Le droit international africain (*) que «le non-alignement est plus qu’un simple principe, c’est toute une politique, ou mieux encore une théorie diplomatie du XXe siècle».

2) La deuxième, c’est la naissance de l’organisation des pays non-alignés lors de la célèbre conférence de Bandung tenue du 18 au 24 avril 1955 et réunissant pour la première fois les représentants de 29 pays africains et asiatiques dont Jamal Abdennasser, Jawaharlal Nehru, Soekarno, Zou En Lai et Tito.

Cette conférence a eu le mérite d’avoir une incidence psychologique très importante sur les droits fondamentaux des peuples colonisés en témoignant de leur force de résistance contre le colonialisme. Les principaux objectifs de cette conférence et de la charte des pays non alignés furent la décolonisation et l’émancipation des peuples d’Afrique et d’Asie, la coexistence pacifique des peuples et surtout la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats.

Ce mouvement a eu un effet magistral sur le processus de décolonisation des peuples colonisés. Une fois indépendante, la Tunisie de Bourguiba a adhéré à la charte de Bandung et a joué un rôle de premier plan avec la collaboration des pays comme l’ex-Yougoslavie du Maréchal Tito et la Chine de Zou En Lai.

Depuis l’avènement de l’Etat tunisien, libre et indépendant, la Tunisie, sous une politique clairvoyante, lucide et pacifique, a évité d’innombrables écueils, tout en gagnant l’amitié, l’estime et le respect des autres nations arabes, occidentales et asiatiques. Le 15 octobre 1963, les retrouvailles de Nasser, Ben Bella et Bourguiba, lors de la fête de l’Evacuation à Bizerte, ont permis à la Tunisie de savourer les fruits de la politique du non-alignement, tout en bénéficiant de l’estime des autres peuples, notamment les peuples français, américains et africains sans distinction.

Après plus de soixante-dix ans de politique sage loin des blocs, quels qu’ils soient, tout en jouissant du respect et de l’estime des autres peuples, voilà que M. Rached Ghannouchi veut nous pousser à nous immiscer de façon frustre, incontrôlée et maléfique dans le conflit libyen en «félicitant» M. Sarraj, chef du Gouvernement provisoire libyen reconnu par l’ONU, pour sa «victoire» contre les forces du maréchal Haftar.

Ces «félicitations» adressées à un chef de camp contre un autre peuvent avoir des conséquences irrémédiablement néfastes sur les relations tuniso-libyennes, considérées à juste raison comme un exemple d’amitié, de coopération et de fraternité entre les peuples. Alors que l’article 77 de la Constitution du 27/1/2014 stipule clairement que «le président de la République représente l’Etat». A ce titre, il lui appartient de déterminer les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations extérieures et de la sécurité nationale, la protection de l’Etat des menaces intérieures et surtout extérieures, et ce, après consultation du chef du gouvernement.

Conclusion : état des lieux

Par ces désinvoltes «félicitations», Ghannouchi vient de commettre un véritable délit relatif à la violation claire et nette de l’article 71 de la Constitution en s’attribuant des prérogatives qui ne lui appartiennent pas puisqu’il est, du moins jusqu’à l’heure actuelle, le président de l’Assemblée des représentants du peuple et non le président de l’Etat tunisien.

Poussé par les avatars et les enjeux diaboliques de l’Islam politique, il vient de commettre vis-à-vis du peuple tunisien, frère du peuple libyen, un crime de lèse-majesté. S’il est le chef du Parlement, il ne peut pas se prévaloir d’être le représentant du peuple. Seul le président de la République jouit de cette qualité et des prérogatives d’être le porte-parole du peuple tunisien.

Soixante-dix ans de politique sage de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats viennent d’être balayés par un simple coup de fil de Rached Ghannouchi. Quand l’Islam politique nous tient, il n’est pas permis de laisser moisir une situation qui sent la poudre. Que faire ?

Premièrement, l’Assemblée des représentants du peuple doit prendre ses responsabilités historiques en statuant sur les violations flagrantes de la Constitution commises par Rached Ghannouchi et le révoquer de son enceinte ou au moins le priver de la présidence de cette honorable assemblée.

Deuxièmement, en tant que juriste chevronné en droit constitutionnel, personne ne peut suggérer à Kaïs Saïed, président de la République, les mesures nécessaires à prendre puisqu’il est «maître» en la matière et maître de son destin.

Néanmoins, après ces ignominieuses «félicitations» partisanes, le président de la République est sûrement conscient du fait que Rached Ghannouchi vient de mettre la sécurité  de la Tunisie et du peuple tunisien en péril.

N’a-t-il pas pensé un instant à ce que serait la réaction de nos frères libyens si demain les forces du maréchal Haftar prenait le dessus ?

Si les députés, de par leur obédience partisane, ne vont rien prendre comme décision grave et solennelle qui s’impose pour laver l’affront subi par le peuple tunisien, c’est à vous, Monsieur le Président de la République, d’être à la hauteur des aspirations et des attentes du peuple tunisien qui vous a élu à plus de 70% des voix exprimées, une première dans les annales de la Tunisie. Si Ghannouchi fait semblant de l’oublier, faites-lui comprendre que vous êtes le seul apte et qui a le pouvoir de parler au nom du peuple tunisien.

Il y va de la sécurité et de la stabilité de notre chère Tunisie.

(*)Avocat à la Cour de cassation et ancien universitaire

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(*) Voir Joseph Marie Biyoun Woum, Le droit international africain, préface de Pierre Vellas, Bibliothèque africaine et Malgache – L. 6DJ 1970 P. 149              

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