Tribune | Essaida-Carthage, le récit d’un voyage

Une nouvelle exposition personnelle de l’artiste Malek Gnaoui intitulée Essaida-Carthage se tient actuellement à la galerie Selma Feriani Gallery à Sidi Bou Saïd et se poursuivra jusqu’au 12 juillet 2020.

Malek Gnaoui est un artiste qui emploie différents médiums pour mettre en œuvre des sujets émanant de la société tunisienne d’aujourd’hui et qui appartiennent, souvent, à l’imaginaire collectif populaire. Le registre anecdotique et narratif appuyé par l’appel direct d’un visuel de la réalité quotidienne peut sembler la voie évidente de sa pratique artistique. Toutefois, l’artiste désoriente cette idée au gré de ses différentes expositions. Les éléments du réel sont décortiqués, séparés, archivés et décontextualisés jusqu’à en perdre leur identité nominative. Ces éléments, constitués d’objets ou d’idées relevant du social populaire, sont transformés en outils créant ainsi un visuel et un univers hybrides. Comme à chaque exposition, l’artiste nous invite à pénétrer cet univers qui lui est propre et, cette fois, l’espace de la galerie en fait hautement partie…

De prime abord, la frontière de la galerie s’affiche au niveau du petit hall d’entrée. L’accès à l’exposition se fait via un grand trou réalisé dans le mur. De face, la surface lisse et blanche indique l’appartenance encore à la galerie. De dos, le mur est constitué de briques brutes superposées et collées par du ciment. En traversant ce trou, nous sommes déjà dans l’exposition, dans le chantier, dans le champ de fouilles et dans la galerie. L’univers complexe des œuvres et la dualité Essaida-Carthage s’installent.

Terre cuite, terre d’Histoires

Deux bustes d’Aphrodite (représentant l’Aphrodite de Mahdia) en terre cuite se dressent à notre gauche. Ils ne sont pas posés sur un socle, mais coincés par des barres métalliques de maintien de haut et d’en bas. Constitués en terre cuite, matériau fragile, leur équilibre provient de la pression exercée entre le toit et le sol. Ils participent ainsi au fondement de la pièce qui les accueille.

La présence de l’élément brut des chantiers (les barres de maintien) et la représentation de l’Antiquité (bustes d’Aphrodite) annoncent ce dualisme auquel le titre de l’exposition fait déjà penser. Essaida-Carthage est un mystérieux voyage dans le temps et dans l’espace.

Le temps de l’Antiquité affronte le temps actuel et par cette rencontre se crée une mythologie contemporaine, celle de notre société et de la terre qui enfouit l’Histoire et en déterre d’autres.

Matière principale de l’exposition, la terre est utilisée sous ses différents aspects : en modelage et estompage, manufacturés et en poudre dans les sérigraphies réalisées sur toile et sur papier. Elle est également invoquée pour son aspect symbolique et social. Nous, Tunisiens, savons que ce rouge brique constitue la couleur qui représente le paysage urbain des quartiers populaires ; s’y associe le gris d’un ciment qui ne sera pas peint.

Cet aspect brut constitue l’élément de base des œuvres exposées. Le duo gris béton/ rouge brique colore la galerie blanche et bleue. Ces couleurs/ matières deviennent le matériau de l’artiste, céramiste de formation.

La rencontre des deux ruines, celle de l’actuelle Essaida et de Carthage antique implique une vision archéologique d’un temps présent et l’histoire étonnante d’une terre qui réunit dans ses différentes couches les traces de différentes civilisations. Cette stratification est d’ailleurs visible sur le buste d’Aphrodite posée sur le socle au premier étage. Ce buste hybride se présente telle une créature mythologique mi-femme, mi-mur ! Ces personnages fantastiques sont généralement le fruit d’un amour impossible entre deux entités opposées.

Le féminin /masculin

Deux personnages féminins se trouvent à l’origine des deux lieux : Essaida doit son nom à la sainte Essaida El Mannoubia et la reine Didon est la fondatrice de Carthage. Les bustes d’Aphrodite et la Vénus pudique se réfèrent au genre féminin. Le genre masculin est, quant à lui, représenté par des sérigraphies de fragments de torses. Les parties photographiées sont marquées par la disparition des sexes. Bien que ce manque soit un classique dans les statues et torses masculins antiques de par la fragilité des éléments proéminents qui résistent difficilement au passage du temps, leur alignement mérite d’être souligné. Cette insistance sur cette partie manquante relevée par le choix du cadrage et la répétition renvoie, en premier lieu, à une manifestation évidente de la symbolique de la castration.

Historiquement, il a été démontré que ces mutilations, exécutées au moment de l’arrivée du christianisme, visaient intentionnellement ces symboles de la virilité des idoles païennes qui ornaient les temples. Mais quel rapport y aurait-il, alors, avec le quartier d’Essaida ? Quels sont ces torses dépourvus de leur virilité symbolique ?

La réponse se trouve, peut-être, dans le livre immaculé écrit par les murs et dont les pages racontent ce voyage singulier.

L’objet anodin / l’œuvre d’art

Outre le voyage dans le temps, l’exposition invoque un voyage dans l’espace. Des éléments d’Essaida ont été ramenés à Carthage. Les fragments du toit d’une maison abandonnée composent un panneau constitué de différents fragments de tôles découpées dont certaines ont été dorées.

De loin, cette couleur or mat attire le regard grâce à l’oxydation du fragment juxtaposant.

La brillance fictive appliquée sur le métal couvre également un alignement de clous déformés et de barres de fer torsadé. Une rencontre peu probable entre deux éléments appartenant à deux mondes différents. L’entrée de ces bouts de métal dans la galerie a nécessité le recours à cette couche scintillante. La dorure constituerait la « tenue exigée » pour avoir accès au monde luxueux de l’art. 

Dans le rapport, parfois, incompris entre le public et l’art, Malek Gnaoui fait partie des rares artistes tunisiens qui prennent le risque de briser ces frontières en apparence très rigides, entre ce qui est désuet appartenant à la vie, et donc très accessible et l’œuvre d’art par son appartenance à un monde régi, généralement, par des codes inaccessibles et dont les outils d’accès exigent le recours à un «mode d’emploi». Dans cette exposition, l’expérience de l’art s’effectue par ce voyage fantastique qui commence et s’achève par un trou. Il en reste des incompréhensions, certes, mais l’invitation de l’artiste à vivre l’expérience est évidente.

Héla DJOBBI
Conservatrice-restauratrice de biens culturels

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