Relance économique | Wajdi Ben Rajeb, professeur universitaire et économiste :«Sacrifier l’inflation pour éviter la récession économique»

La crise sanitaire du Covid-19 n’a épargné aucun secteur et tous les pays en ont ressenti les secousses. Mais son impact diffère selon le niveau de dynamisme des économies et selon les choix qui ont été faits par les politiques en matière d’arbitrage entre les priorités sanitaires et celles économiques. Pour Wajdi Ben Rajeb, professeur universitaire et économiste, après des semaines de confinement, le pays sera confronté à une facture économique très lourde, mais pour l’instant, la priorité doit être accordée à la relance économique par tous les moyens possibles. Entretien.

A quoi la priorité devrait être accordée dans cette crise sans précédent, avec des entreprises qui souffraient bien avant le Covid-19 et les moyens que nous possédons actuellement ?

Malheureusement, la crise actuelle nous frappe au moment où nous sommes les plus vulnérables. Quelle que soit la politique suivie, la facture devient non seulement trop lourde, mais aussi complexe avec un confinement qui a perduré plusieurs semaines et qui va coûter extrêmement cher pour l’économie. Pour ce faire, la priorité absolue, aujourd’hui, est d’éviter la récession, le ralentissement et la stagnation économique. Ceci ne concerne pas la Tunisie uniquement, c’est une urgence mondiale. Pour ce faire, les banques mondiales, partout dans le monde, ont essayé d’injecter de l’argent, d’assouplir les procédures et les mécanismes de financement pour éviter la récession économique qui va s’accompagner par la faillite de sociétés, des licenciements, un ralentissement de la consommation et de l’investissement…

Pour la Tunisie, on peut le faire même avec le peu des moyens que nous possédons. L’équation est claire : on doit choisir entre la hausse de l’inflation et une crise économique sans précédent qui sera marquée par une hausse du taux de chômage et un accroissement de la pauvreté, qui vont par la suite avoir des répercussions sociales. Pour ce faire, à mon avis, on peut sacrifier l’inflation (qui est actuellement à 6,3% et dans les pires des cas,  elle pourrait atteindre 7 ou 8%). Même si ce chiffre fait peur, ça ne sera pas aussi grave par rapport à la gravité d’une récession économique pour une simple raison ; on peut maîtriser l’inflation à court terme alors que pour terminer un cycle de récession économique, il faut plusieurs années. A cet égard, la priorité doit être accordée à la relance économique par tous les moyens possibles. A ce niveau-là, il est important de souligner que la décision prise par la Banque centrale de Tunisie (BCT) de baisser le taux directeur de 1% est insuffisante pour mener ce chantier énorme. Ce taux reste très élevé, ce qui n’est pas propice à l’investissement, ni à la consommation alors que dans cette période de crise, nous avons besoin de les relancer et non pas le contraire…Nous sommes en train de passer à côté des mesures qu’on doit prendre à l’heure où la priorité doit être accordée à la relance économique, l’investissement et la consommation.

La plupart des PME et TPE craignent la faillite. Ces dernières auront-elles la capacité de survivre à une crise pareille ?

Malheureusement, les PME et les TPE ont été les premières à être touchées. Selon le dernier rapport du Pnud, l’Etat doit injecter 500 millions de dinars par mois de confinement pour aider ces entreprises à supporter le coût de cette crise, ce qui n’est pas le cas. Même les 200 dinars qui été annoncés par le Chef du gouvernement, n’ont pas été versés à certaines entreprises, à cause des procédures assez longues et complexes. Si on continue sur cette voie, les PME et les TPE, qui sont les poumons de l’économie nationale, n’auront pas la possibilité de survivre et une grande partie d’entre elles va fermer ses portes. Toujours selon les chiffres annoncés par le Pnud, on parle aujourd’hui de plus de 250.000 nouveaux chômeurs sur le marché de l’emploi; ce sont des gens qui ont été mis au chômage volontaire ou involontaire, technique ou imposé, par les PME et les TPE qui sont dans une situation difficile. Si l’Etat n’injecte pas les fonds nécessaires pour les aider à surmonter la crise et surtout à surmonter la chute drastique des carnets de commande, la situation sera ingérable.

Quelles sont les pistes de sortie d’après vous ?

Il y a des pistes de sortie, certes, mais qui ne peuvent être réalisées sauf s’il y a des mesures exceptionnelles. A mon avis, il faut commencer par l’assouplissement des procédures fiscales et administratives pour les entreprises tunisiennes. Si on veut les aider à surmonter la crise, il faut soulager les chefs d’entreprise des tracas et des pertes du temps qui sont liés à leur relation avec l’administration publique pour qu’ils puissent se concentrer sur l’aspect stratégique et développer leurs affaires (innovation, création de nouveaux produits, recherche de nouveaux débouchés, exploration de nouveaux marchés…).

Deuxièmement, il faut valoriser tout ce qu’on a acquis durant la crise de Covid-19, durant laquelle on a découvert qu’il y a eu une émergence de tout ce qui est e-commerce, vente à distance…Si on accorde la priorité à ces créneaux, on peut instaurer la culture du paiement électronique et digital, ce qui va nous aider à combattre le cash et la liquidité qui circulent et qui alimentent le marché parallèle. Pour moi, une des pistes de sortie de crise c’est d’intégrer le marché parallèle dans le secteur de l’économie formelle. Si on arrive à le faire, on peut avoir des recettes fiscales importantes qui peuvent alimenter la caisse de l’Etat et donc soutenir les PME en difficulté. Je l’ai dit et je le redis : l’Etat a raté l’occasion d’intégrer le circuit informel dans l’économie organisée lors du confinement ; il y a eu une baisse de l’approvisionnement du marché des produits de première nécessité et de produits frais parce qu’il s’est avéré que toutes les personnes (que se soient les intermédiaires ou les transporteurs) travaillaient dans l’économie informelle. C’est pour cela qu’ils n’ont pas eu les autorisations nécessaires pour livrer dans les marchés de gros et dans les marchandises. L’Etat aurait dû être agile et réactif et leur donner les autorisations nécessaires pour obtenir des données, des coordonnées et des références. Et la crise terminée, il sait à qui il s’adresse et il peut les obliger facilement à intégrer l’économie formelle et, de cette manière, on peut avoir le double des recettes fiscales qui vont aider les PME et renforcer l’investissement public. Donc, l’Etat a intérêt à tout faire pour combattre l’évasion fiscale et l’économie informelle.

Troisièmement, il faut diversifier le marché tunisien. La crise de Covid-19 a bien montré qu’on risque d’avoir des problèmes stratégiques si nos principaux clients et partenaires ont des problèmes, comme ce qui se passe actuellement avec l’Europe. Mais notre capacité à guérir  n’est pas celle de l’Europe. D’où  la nécessité de se tourner vers les marchés émergents, qui n’ont pas subi de plein fouet la crise de Covid-19 parce qu’ils n’ont pas une économie libérale ou ouverte comme la nôtre, qui est dépendante de l’extérieur, d’où la nécessité de diversifier le marché tunisien.

Sur un autre plan, la crise a montré qu’on peut s’en sortir avec nos propres moyens. Lorsqu’il y a eu un arrêt des importations et des exportations, on a trouvé les moyens de fabriquer nos propres masques, gels, visières, de construire nos propres robots, de trouver des solutions à des problèmes…ce qui prouve que ce pays est plein de potentiel, qui ne demande qu’être exploité. Donc, il faut saisir l’opportunité d’avoir perdu des clients pour compter sur la production locale. Et là on a un problème qui est apparu avec la Covid-19 et qui va s’amplifier pendant et après cette crise ; c’est la baisse de l’indice de production industrielle qui est en chute libre. Donc, le moment est venu pour trouver une solution pour inciter, soutenir et motiver les gens à fabriquer local pour donner un nouveau souffle au tissu industriel tunisien. A cet égard, il faut valoriser la production locale par les moyens possibles pour limiter notre dépendance de l’extérieur et surtout limiter nos importations.

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