Du féminisme d’Etat au féminisme d’états: L’histoire du féminisme tunisien revisitée

Par Soumaya MESTIRI*

D’aucuns — et d’aucunes — nous exhortent à ne pas nous tromper de combat; derechef la question du choix, de l’alternative, de la priorité. Ceci plutôt que cela, ceci ou cela et rien d’autre, ceci avant cela. Une volonté de se déterminer coûte que coûte, peu importe la perspective et les conditions, volonté que vient à la fois sous-tendre et confronter une idolâtrie de la binarité qui privilégie les positionnements manichéens aux raisons.  Non qu’il ne faille pas se positionner pour ou contre, bien évidemment ; mais bien plutôt parce que tous les pour, comme tous les contre, ne se valent pas, ne suffisent pas à créer une communauté authentiquement inclusive. En prendre conscience, c’est ouvrir le débat et non plus le confisquer, l’élargir et, ce faisant, le faire exister (car ne nous leurrons pas, le débat dans notre pays ressemble à s’y méprendre à l’Arlésienne : tout le monde en parle mais personne ne le voit), avoir plus de chances de jeter les bases de ce commun tant souhaité. De grâce, trompons-nous de combat tant que nous ne trompons pas d’armes ; il sera toujours temps d’ajuster le tir ; en revanche, sans les outils adéquats, le combat est perdu d’avance.

Perdu d’avance, le combat livré par le féminisme d’en haut au nom de la femme tunisienne l’a sans doute été depuis 1956. L’Unft, véritable porte-parole du Combattant suprême, a clairement été la vitrine par excellence d’un féminisme d’Etat aussi universaliste qu’universalisant au nom de la lutte contre le sous-développement. Les velléités de sortir du rang manifestées ponctuellement par l’organisation ont été savamment étouffées. Il y a quarante-quatre ans jour pour jour, lors du discours du 13 août 1976, Bourguiba donnait le dernier tour de vis en recadrant le rôle de l’Unft : expliquer aux femmes que leur rôle dans l’espace public devait être sérieusement revu à la baisse au vu des difficultés économiques traversées par le pays et qu’à ce titre, il valait mieux qu’elles déploient leurs talents au sein de leurs foyers. Il finissait par concéder, au terme du discours, que la solution résidait dans le travail à temps partiel pour les femmes «submergées par leurs responsabilités familiales». Où l’on voit que la libération des femmes ainsi envisagée n’est pas exactement, tant s’en faut, informée par un idéal de liberté mais surtout que le caractère problématique du projet émancipatoire bourguibien saute aux yeux dès qu’on le lit en termes d’injustice. Nous y reviendrons.

Aux côtés de ce féminisme d’Etat, a émergé un féminisme de gauche, dont la création du Club Tahar en 1978  a été sans nul doute le fer de lance. La ligne idéologique du Club Tahar Haddad tranchait clairement avec le modernisme-progressisme hégémonique incarné par Bourguiba et son bras armé, l’Unft. Ouvert sur les problématiques globales, proche par certains côtés du « féminisme du Tiers-monde » promu par Chela Sandoval, le Club se donnait clairement à voir comme «mouvement de lutte sociale» avec pour objectif premier «de conquérir les réseaux de communication, les réseaux de défense; par exemple s’introduire dans les syndicats pour créer un système de lutte en faveur des femmes pour essayer de transformer les mentalités des hommes dans les syndicats». Ce faisant, il ne s’agit pas simplement «d’aider la femme à se promouvoir, il ne s’agit pas de promotion dans le statut seulement, il s’agit, aussi, de la prise de conscience des problèmes réels des femmes par les femmes elles-mêmes».

Pour autant, un brouillage va se mettre progressivement en place qui éloignera clairement le Club Tahar Haddad de son ancrage social et des quelques velléités qu’il avait d’approcher d’autres manières d’entendre le féminisme. Tiraillé entre l’universalisme de la première vague féministe, MLF, à la Beauvoir et le réformisme musulman à la Tahar Haddad, entre la réalité du terrain, la marge, la périphérie (avec tout ce que cela implique comme prise en compte pluridimensionnelle du vécu et des profils féminins) et l’idée que le changement doit avant tout passer par la loi (avec tout ce que cela implique, de par le fait, comme unidimensionnalité, celle de la généralisation propre à l’outil légal), le mouvement finira par s’institutionnaliser, donnant naissance à l’Association tunisienne des femmes démocrates et, ce faisant, faire un choix qui déterminera sa destinée.

Ce sera l’universalisme contre le pluriversalisme, le légalisme — comme instrument de lutte — contre la prise en compte de la diversité et de l’altérité. Étrange opposition que cette dernière, en vérité, tout se passant comme si le politique n’était pas en mesure de penser le féminin dans sa diversité et que dès qu’il était question de diversité, nous entrions d’office dans une espèce de maelström subjectif et donc nécessairement, à terme, porteur d’injustice. En témoigne le propos de l’une des fondatrices de l’Atfd qui, venant à distinguer deux catégories de militantes au sein du Club Tahar Haddad, s’exprime en ces termes : «il y avait, d’un côté, celles qui étaient attachées à la subjectivité et à la prise en compte de l’identité femme ; d’un autre côté, il y avait celles qui étaient politiques comme moi et qui étaient convaincues que le changement ne se ferait que par les lois, les politiques et les institutions».

Or tout comme il n’y a pas plus politique que l’identité, n’en déplaise au libéralisme procédural, le changement, pour sa part, ne provient pas de l’institutionnel mais des luttes sociales et de leur sédimentation. Dans ce processus, le moment légal n’est précisément qu’un moment parmi d’autres : il acte le changement dont il n’est en rien la source. C’est là l’un des enseignements de la Révolution et, avec lui, le recul de ce féminisme certes autonome, mais pas indépendant. Dans la Tunisie post-révolution aujourd’hui, nous avançons doucement sur le chemin du « féminisme d’états », celui de la diversité mais aussi celui du refus, dans le même temps, d’une quelconque tutelle. Les femmes tunisiennes n’ont pas besoin de s’émanciper, elles ont besoin que le féminisme s’émancipe et fasse, à son tour, sa révolution. Le féminisme qui vient sourde d’en bas.

En ce jour anniversaire du 13 août 1956, date de promulgation du CSP, il est bon de s’arrêter un instant et de réfléchir, en effet, non pas tant à la libération de la femme tunisienne qu’au type de féminisme que nous voulons pour les femmes de notre pays. Les deux tâches ne s’équivalent pas.

De fait, qui cherche à émanciper la femme cherche peu ou prou à imposer un modèle prédéterminé censé valoir pour le féminin, quelle que soit la forme qu’il peut revêtir. Il est donc par essence aussi vertical (et donc hégémonique) que normatif et probablement vertical parce que normatif. Rappelons en passant que le concept ou la norme est par essence ce qui réduit et élague le panel des phénomènes existants, condition essentielle à la synthèse; ne sont sélectionnés, ce faisant, que ceux qui sont jugés les plus pertinents/significatifs. En revanche, penser un féminisme qui puisse prendre en compte les femmes dans leur diversité suppose une démarche inverse, authentiquement horizontale : il s’agit de partir de ce qui existe, d’une réalité donnée dans sa complexité, sans chercher à la réduire, pour tenter de l’intégrer à une pensée du commun. La première perspective est informée par un idéal de liberté ; la seconde, par un idéal de justice – comprise ici comme équité au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire reconnaissance du particulier.

Il n’est, en effet, pas question de libérer les femmes mais de leur rendre justice. Plus exactement, la liberté ainsi entendue est une conséquence de la justice, jamais un préalable. Or, celles et ceux qui cherchent à libérer, parce qu’ils cherchent à libérer LA femme ont du mal à penser sur un mode intersectionnel : la liberté est à leurs yeux ce qui réunit toutes les femmes, indépendamment de leur diversité intrinsèque. Ce credo n’est, en soi, pas faux — c’est un euphémisme. Le problème se situe en amont : en adoptant cette perspective, à savoir donc la liberté que nous avons toutes en partage, elles/ils négligent que la diversité des profils féminins conditionne et détermine la manière dont celles qui les incarnent veulent être libres. Parce que ma conception de la liberté n’est pas nécessairement la tienne, concentrons-nous donc sur ce qui est susceptible de nous réunir, plutôt que de vouloir une union sur la base au mieux d’un malentendu, au pire d’une imposture. L’union par la force, fût-elle symbolique, n’est pas union.

La justice est, sans nul doute, la valeur fédératrice autour de laquelle nous devrions toutes et tous faire bloc, car elle chapeaute et informe toutes les revendications. En effet, et dans le cas d’espèce, si l’on me rend justice, je pourrai me dire libre parce qu’on m’aura donné les moyens de l’être. Mais la réciproque n’est pas nécessairement vraie : en cherchant à me rendre libre, il n’est pas sûr que l’on cherche à me rendre justice, à reconnaître ma différence en me donnant les moyens de l’exprimer. Toutes les transitivités ne se valent pas : l’on peut m’asservir au nom de la liberté en m’imposant une conception de la vie bonne qui ne me correspond pas mais on ne peut m’imposer cette même conception au nom d’un idéal de justice/d’équité – c’est-à-dire au nom de la prise en charge et de la reconnaissance du pluralisme et de la diversité. La liberté peut être dévoyée, pas la justice ; l’injustice saute aux yeux, sa réalité aveugle dès qu’elle vient à se manifester quand la liberté peut revêtir les atours de la libération bienveillante.

Benoîte Groult disait que «le féminisme ne se résume pas à une revendication de justice, parfois rageuse, ni à telle ou telle manifestation scandaleuse ; c’est aussi à la promesse, ou du moins l’espoir, d’un monde différent et qui pourrait être meilleur». Non madame; le féminisme se résume à une revendication de justice. C’est là sa promesse d’un monde meilleur.

S.M.

*Professeur de philosophie politique et sociale à l’Université de Tunis

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