Khalil Lahbibi, président-fondateur de «Blech Esm», à La Presse : «Nous tenons à sensibiliser sur l’état délabré des constructions»

Quinze jeunes de 20 à 28 ans forment depuis peu le collectif «Blech Esm». Khalil Lahbibi, fondateur du collectif, tente de joindre études supérieures et passion pour les arts et veille à appliquer dessins, graffitis et peinture dans l’espace public. Le 15 septembre 2020 a eu lieu l’inauguration de la plus grande fresque murale de Tunis, située du côté du Passage, à l’intersection de la rue de Borj Bourguiba et la rue du Parc. Une œuvre imposante et attractive sur laquelle s’entrecroisent aliens, étoiles, galaxies, ovnis… Ce projet finalisé est baptisé «The largest Fresco in Tunisia» : il a donné un nouveau souffle aux quartiers populaires situés aux environs. Khalil Lahbibi nous dévoile les dessous d’une initiative esthétique.

Comment l’aventure «Blech Esm» a-t-elle commencé ?

Il s’agit d’un collectif. Des jeunes se sont rassemblés dans le but de fonder «Blech Esm». C’était en décembre 2017. Certains d’entre nous étaient fraîchement étudiants, et on voulait créer une œuvre, tout en poursuivant nos études. Joindre création et études, c’était l’idéal. Après, on s’est dit, pourquoi ne pas commencer par une structure ou autre ? «Blech Esm» a été créée. On a commencé à travailler et la demande augmentait. On suscitait l’intérêt et la curiosité via les réseaux sociaux. Au fur à mesure, on faisait appel à des personnes diverses qui soient spécialistes dans une discipline précise : dessins, calligraphies, graffitis… Je tiens à dire que, pour moi, tout cela a commencé avant le bac. Au moment où je devais m’orienter, je voulais choisir des études supérieures qui soient dans la même veine que «Blech Esm» et j’ai opté pour le design d’intérieur. Le collectif se compose désormais de 15 personnes en tout: 10 travaillent les graffitis et les autres se chargent de la communication, du design graphique et d’intérieur. Ceux et celles qui travaillent sur une tablette graphique ne peuvent travailler sur le mur, comme c’est le cas ici. «Blech Esm» est un groupe qui se complète.

Qu’avez-vous déjà comme créations à votre actif ?

On a commencé par des créations commerciales, en nous emparant des restaurants, cafés, bars, des ONG, des associations… tous les 6 mois, on vise une zone rurale, ou décentralisée comme el Kabaria, Kessra, etc. Par ailleurs, on est passé par l’Ecole nationale de Carthage aussi. A chaque fois, ce sont de petites œuvres. Cette grande fresque a demandé de l’argent et beaucoup de temps. Même si initialement, on avait prévu de travailler une immense fresque. On devait en commencer une l’année dernière dans un autre endroit, une maison de la culture pas loin. La direction nous a imposé le travail et s’est immiscée dans le contenu, on a donc laissé tomber. On voulait traiter de l’environnement, le directeur voulait parler de problèmes sociopolitiques. Sa zone à lui était sale, et donc, des messages en rapport avec la protection de l’environnement pouvaient être beaucoup plus impactants. On est apolitique, on a même refusé par le passé de travailler avec des partis politiques. Ça fait partie de la charte. Jusqu’au jour où, de bouche à oreille, on s’est retrouvé ici, face à cet immeuble…

La plus grande fresque murale de Tunis, située du côté du Passage, à l’intersection de la rue de Borj Bourguiba et la rue du Parc.
(Crédit photo : Hechem Sghiri)

Justement, qu’est-ce qui vous a finalement poussé à opter pour cette avenue, cet immeuble, cet emplacement ?

Le propriétaire du bar en bas était enthousiaste, ensuite le proprio de l’immeuble. Comme on voulait rester au centre-ville, ça tombait bien. On nous a fourni quelques matériaux, on a apporté ce qu’on avait aussi. Un budget minime au départ … puis les charges se sont accumulées et on a dû faire appel à des associations et des sociétés comme: Intigo, Mawjoudin We Exist, By Lehwem, Iltikaaa, Shanti, Fondation Kamel Lazaar… Elles se sont chargées des prises en charge comme celles des photographes, du matériel, etc.

Et pourquoi avez-vous choisi cette thématique-là précisément ?

Quand on a pensé à la première plus grande fresque murale de Tunis, on voulait une œuvre qui nous reflète et qui soit sans nom «Blech Esm». On nous demande souvent pourquoi «Blech Esm» ? Parce qu’on pense qu’on n’est pas obligé de mettre des noms sur tout. Chacun a son interprétation de l’œuvre au final… Libre court ! Le récepteur donc, avec sa construction sociale, sa mentalité, sa formation, son idéologie religieuse ou culturelle peut la lire à sa manière. Ça nous allait ! On a finalement choisi un arrière-plan pour travailler dessus, des éléments attractifs pour attirer les gens comme la galaxie, l’espace, l’univers… On voulait attirer les gens et rendre notre travail «instagrammable», bon à être publié sur Instagram et les réseaux sociaux en général. Les gens s’arrêteront, prendront un café, feront des photos devant, etc. L’emplacement est très central. Il y a eu une dynamique importante. L’accueil des habitants des environs était plus que satisfaisant : d’ailleurs, je précise qu’il ne s’agit pas d’un seul immeuble mais de deux. On envisageait une partie plus réduite, et cela a tellement plu qu’on s’est finalement étalé. Et ils demandent à ce qu’on en fasse plus… Les autorités, comme la municipalité et les forces de l’ordre étaient coopérantes, très réceptives et souples. Elles nous proposaient même d’autres quartiers… (rires). On pensait que les gens âgés allaient être plus rigides, mais au final pas du tout…

Le travail, en tout, a pris un mois et une semaine. Pourquoi tout ce temps ?

C’est vrai qu’on crée, mais on apprend encore. C’est la première fois qu’on fait une fresque aussi grande, avec cette dimension-là, avec des techniques aussi pointues… On s’est gouré d’échafaudage, par exemple. Ça nous a ralentis. Dans des espaces plus petits, le travail était plus clair. On s’est lancé tout en apprenant sur le tas, en quelque sorte. On a commis des erreurs en plein travail, on apprend… au lieu de la faire en 3 semaines comme c’était prévu, on l’a terminée avec un peu de retard. Le travail était détaillé et prenait de la hauteur. Il nous manquait aussi une télescopie au quotidien, ça aurait accéléré les choses. L’avoir pour 700dt la journée, ce n’est pas rien.

D’autres fresques sont-elles programmées… au centre-ville surtout ?

On ne voulait pas nous focaliser sur le centre-ville au départ… parce qu’on croit beaucoup à la décentralisation. Quand on pensera à changer d’emplacement, il faut que nous soyons prêts et que tout soit étudié. On ne veut pas seulement travailler et déguerpir, on tient à ce que notre travail soit participatif en impliquant les gens du quartier choisi. Les initier en quelque sorte : nous, on est de passage à chaque fois, ce sont eux qui restent au final, et c’est à eux de poursuivre nos accomplissements. Nos initiatives futures seront dans cette rengaine-là. On se développe avec le temps, et on essaie toujours de voir si on peut devenir une association, une société… Un statut qui nous aiderait à persévérer. Depuis toujours, on a voulu faire cela, notre plus grand problème, c’était le financement. On voulait nous agrandir pour mieux nous autofinancer et pouvoir ainsi travailler davantage sur terrain, concrétiser.

On a choisi d’être une société finalement, pour pouvoir tisser des liens et travailler notre réseau : c’est important et avec 8 partenaires actuellement, on ne peut qu’en être fiers.

C’est excellent de croire en la décentralisation, mais, vous ne pensez pas qu’il y a aussi beaucoup à faire au centre-ville de Tunis, la vitrine du pays ?

Effectivement, à part l’avenue Habib Bourguiba, la vitrine par excellence, une fois dans les environs, c’est laid, comme ici. Comme on fait de l’architecture d’intérieur, on ne peut être que connaisseurs des constructions coloniales par exemple qui restent intouchables.

Tout comme les édifices italiens, tunisiens, musulmans, etc. Quand on est tombé sur cet immeuble, il y avait des parties démolies : on les a peintes pour mieux mettre en exergue leur état. On fait ce qu’on peut pour embellir le lieu, mais on tient aussi à sensibiliser sur l’état délabré des constructions. C’est pour cela qu’on s’est tenu à la peinture et au dessin, sans rien changer à l’aspect. On essaie à travers notre travail d’attirer l’attention des passants mais surtout celle des autorités censées remédier à l’état des lieux alarmants. On va être certes au centre-ville mais si on a les moyens, autant l’être partout.

Laisser un commentaire